Une voie sans issue?
Propos recueillis par Laura Ceriolo
Par le nombre et la qualité des ouvrages qu’il a réalisés, Michel Virlogeux est certainement l’un des plus importants concepteurs de ponts au monde. Pour lui, concevoir un pont est l’essence même de l’ingénierie des structures. C’est avec regret qu’il constate que les ingénieurs perdent de leur influence sur les projets de très grands ponts, dont le design est bien souvent attribué aux architectes. Or, la responsabilité et la réussite de l’ouvrage reposent en premier lieu sur l’ingénieur. Contacté après le désastre du viaduc de Gênes, Michel Virlogeux aborde avec nous les causes de ce drame et l’entretien des grands ponts.
Laura Ceriolo : Pendant vos cours à l’Ecole nationale des ponts et chaussées de Paris, vous citez souvent en exemple le viaduc du Polcevera de Riccardo Morandi à Gênes, notamment pour son esthétique étroitement associée à sa fonction. Il était pour vous un ouvrage réussi puisqu’il affichait un équilibre entre son économie structurelle, sa fonction, son élégance et son respect du paysage. Maintenant qu’il s’est effondré, le 14 août dernier, quelles sont vos considérations sur le pont Morandi ?
Michel Virlogeux : A vrai dire, j’évoquais surtout le pont du lac Maracaibo (%%gallerylink:32897:figure%%), au Venezuela, antérieur au viaduc du Polcevera, mais conçu de la même manière. Il fait pour moi partie des ouvrages les plus emblématiques au monde, au même titre que le pont de Brooklyn, le pont Georges Washington sur l’Hudson River ou encore le Golden Gate Bridge.
La force du pont du lac Maracaibo ou du viaduc de Gênes est la lisibilité : le grand public peut comprendre comment les efforts y circulent. C’est la base même de leur réussite architecturale. Mais la conception des ponts à haubans de Morandi était une voie sans issue. Très grands consommateurs de matière, ils ont été construits à une époque où l’Allemagne et ses ingénieurs concevaient des ouvrages à haubans beaucoup plus efficaces et nettement moins onéreux.
Je les compare souvent au Forth Bridge, à Queensferry (%%gallerylink:32899:figure%%), au Royaume-Uni, un grand treillis tubulaire qui apparaît dans le film d’Alfred Hitchcock, Les 39 marches. Très belle réussite architecturale, sa conception a pourtant nécessité une consommation de matière bien plus importante que les ponts suspendus construits à la même époque, dans la lignée du pont de Brooklyn.
Mais il ne faut pas pour autant oublier les autres ouvrages de Morandi, qui a imaginé et développé une méthode de construction des ponts en arc, en construisant les deux demi-arcs à la verticale et en les rabattant l’un vers l’autre pour éviter l’emploi d’un cintre coûteux. Il a ainsi construit deux ouvrages très réussis, le pont de Lussia, une passerelle piétonne en Toscane (%%gallerylink:32900:figure%%), à Garfagnana, en Italie, et le pont de la Storms River (%%gallerylink:32898:figure%%), en Afrique du Sud. Cette technique a été reprise depuis pour plusieurs ouvrages.
D’autres ouvrages ont été construits selon le principe des haubans précontraints enrobés en béton, notamment en Suisse, comme le pont du Ganter de Christian Menn. Pourquoi cette solution avait-elle été choisie et serait-il encore imaginable d’utiliser ce principe pour la conception d’un très grand pont?
Le problème de cette solution est la durabilité de la précontrainte, qui repose entièrement sur la qualité de l’injection des gaines avec du coulis de ciment1.
Pour améliorer la durabilité des ouvrages en béton, il faut d’abord un béton très compact, ce qui n’était pas le cas à cette époque, où l’on croyait que le béton était éternel. Je ne connaissais pas l’état du béton du viaduc du Polcevera mais, à Gênes, l’atmosphère est extrêmement corrosive : la mer est proche, il fait chaud et l’ouvrage traverse un site industriel. Les ions de chlore, les chlorures, pénètrent progressivement dans le béton et finissent par atteindre les câbles de précontrainte. Aujourd’hui, on sait calculer la vitesse de pénétration des chlorures dans le béton en fonction de sa compacité.
Dans les ouvrages de Morandi, le remplacement des haubans classiques – des câbles d’acier – par des tirants en béton précontraint a créé un risque spécifique, analogue à celui qui existe dans les câbles de précontrainte extérieure au béton, car l’injection n’est jamais parfaite, en particulier aux extrémités. Quand la corrosion se développe en un point, les câbles de précontrainte, bloqués dans leurs ancrages, ne peuvent pratiquement pas se raccourcir ; la tension qui existait dans les fils rompus se reporte au fur et à mesure dans les fils sains, dont la tension augmente progressivement jusqu’à la rupture. Une rupture qui est brutale, et qui est difficilement prévisible. Elle se produit avec un effet dynamique correspondant à la libération de l’énergie produite par la tension du câble.
Le phénomène a été catastrophique dans le cas du viaduc du Polcevera parce que sa conception n’avait aucune redondance : la rupture d’un seul hauban ne pouvait conduire qu’à un effondrement.
Quelles sont vos recommandations en matière de maintenance des ponts?
Un pont doit être correctement entretenu, voire réparé ou renforcé, par exemple en remplaçant des câbles de précontrainte ou des haubans et en mettant en œuvre une technologie garantissant une meilleure durabilité.
Sauf erreur de ma part, le schéma statique des ponts de Morandi a été copié au moins une fois par des ingénieurs français en Argentine, mais avec des haubans classiques qui ont été remplacés il y a quelques années.
Je dois ajouter qu’il y a deux semaines, à l’occasion de la conférence annuelle de l’International Association of Bridges and Structural Engineering (IABSE), à Nantes, le professeur Fabrizio Palmisano, de l’Ecole polytechnique de Bari, en Italie, a fait une conférence remarquable sur la conception, la maintenance et les réparations effectuées sur le viaduc du Polcevera. Il a montré qu’il était prévu de remplacer les haubans du pylône qui s’est effondré – la qualification des entreprises était en cours –, mais l’urgence de l’intervention n’a pas été décelée.
Dans quelques années, lorsque je franchirai le pont de Normandie (fig. 5) (pont à haubans de 856 m, France, 1995) ou le viaduc de Millau (pont à haubans à travées multiples, 2460 m, France, 2004) que vous avez conçus, pourquoi devrais-je me sentir en sécurité?
Dans les deux cas, il y a sur place une équipe qui gère l’ouvrage ; des inspections sont régulièrement effectuées; l’ouvrage est suivi par un système de monitoring; enfin les rapports d’inspection et de monitoring sont contrôlés par des bureaux d’études. En tant que concepteur, je suis associé à toutes ces opérations. La probabilité d’un effondrement inattendu est extrêmement faible. Il y a surtout dans ces ouvrages une redondance qu’il n’y a pas à Gênes. A Millau, les calculs ont montré qu’il est possible de perdre trois haubans de suite sans que le pont ne s’effondre.
Bien entendu, l’entretien a un coût. D’après une étude faite au Danemark dans les années 1980, le coût d’entretien annuel d’un pont en béton précontraint bien construit s’élève à 0,5 % du coût de construction par an. En raison de la remise en peinture tous les 15 à 20 ans, l’entretien des ponts métalliques est un peu plus cher, environ 0,70 %. Pour les ponts à haubans, il faut compter entre 1,0 à 1,5 %, alors que les entretiens les plus chers sont ceux des ponts suspendus – de 2 à 3 % – et des ponts mobiles, en raison des mécanismes de levage ou de déplacement.
Sans le résultat des inspections et des analyses techniques et historiques du pont de Gênes, il semble difficile d’établir les causes précises de l’effondrement. Avez-vous tout de même des hypothèses ?
Mon avis, que je partage avec beaucoup de spécialistes, est que la corrosion des haubans est à l’origine de l’effondrement. Les fils constituant les câbles de précontrainte d’un des haubans ont été progressivement rompus par la corrosion, jusqu’à ce que la tension dans les fils restants atteigne et dépasse leur résistance, produisant la rupture brutale et explosive du hauban. Comme il n’y avait pas de redondance, l’ouvrage s’est effondré.
Il faut toutefois noter que la conception de l’ouvrage, divisé en parties indépendantes, a limité l’effondrement à un pylône et aux deux travées « suspendues » adjacentes. Sans cette division, les conséquences de l’effondrement auraient pu être encore plus dramatiques.
Selon vous, faut-il sauvegarder et réparer ou démolir et reconstruire?
C’est aux autorités et aux habitants de Gênes de dire ce qu’ils souhaitent. Mais, pour des raisons aussi bien techniques que psychologiques, il me paraît difficile de conserver la partie de l’ouvrage encore en place.
Si c’est le souhait des autorités et de la population, il est possible de construire un ouvrage dans l’esprit du projet de Morandi, mais il faudrait alors y porter de sérieux aménagements. Il serait aussi possible de construire un ouvrage moderne, en reprenant très probablement le rythme des travées principales du projet de Morandi.
DrLaura Ceriolo est chercheuse dans le domaine des sciences et techniques constructives.
Note
1 « Les coulis de ciment sont souvent utilisés pour la protection contre la corrosion des câbles de post-tension dans les structures. La durabilité de ces structures se trouve ainsi grandement liée, d’une part, à la qualité du coulis injecté, et d’autre part, à sa capacité. Un des problèmes majeurs de la durabilité des structures précontraintes par post-tension est la qualité de la protection offerte par le coulis. En effet, plusieurs cas d’inspections révèlent que, dans certains cas, des tendons sont partiellement enrobés et, dans d’autres, sont entièrement exposés. Ces défauts de mise en place proviennent soit d’un manque de stabilité du coulis, d’une mauvaise évaluation de la capacité de remplissage du coulis ou du contrôle de la qualité des travaux après injection. »
Ammar Yahia, Tamio Yoshioka, Kamal Khayat , Simulation de l’écoulement d’un coulis de ciment dans les conduits de post-tension, The First fib Congress, Osaka, Japan, 2002.
Michel Virlogeux
Michel Virlogeux est né en 1946 à Vichy. Après avoir effectué l’ensemble de ses études au Prytanée national militaire de La Flèche, il est diplômé de l’Ecole polytechnique en 1967 et de l’Ecole nationale des ponts et chaussées en 1970. Il devient docteur ingénieur de l’Université Pierre et Marie Curie (Paris) en 1973, et en 2009 Doctor Honoris Causa in Technology de la Loughborough University.
Il commence sa carrière en Tunisie, à la Direction des Ponts et Chaussées, de décembre 1970 à janvier 1974. Il dirige d’abord un important projet routier financé par la Banque mondiale, puis se consacre au développement du réseau routier.
En février 1974, il entre au Service d’études techniques des routes et autoroutes (SETRA) du Ministère français de l’Equipement, au Département des ouvrages d’art. En 1980, il devient chef de la Division des grands ouvrages en béton, et en 1987 de la Division regroupant les grands ponts en acier et en béton. Pendant vingt ans, il concevra plus de 100 ponts, y compris le pont de Normandie (1995), record mondial de portée des ponts à haubans avec une travée centrale de 856 mètres. En 1995, il quitte l’administration française et devient ingénieur-conseil indépendant.
Michel Virlogeux a été professeur à temps partiel de calcul des structures à l’Ecole nationale des ponts et chaussées, de 1977 à 1995 ; il assure depuis 2008 le cours de conception et de construction des ponts. Il est également très actif dans des associations techniques telles que l’Association française des ponts et charpentes (AFPC), de 1974 à 1995 ; la Fédération internationale de la précontrainte (FIP), dont il sera président de 1996 à 1998 ; et la Fédération internationale du béton (fib), dont il sera président entre 1998 et 2000, après la fusion de la FIP et du Comité européen du béton (CEB).
Ses réalisations principales, outre le viaduc de Millau, sont liées à sa participation à la construction du pont Vasco de Gama, à Lisbonne ; du double viaduc du TGV, à Avignon ; du pont Jacques-Chaban-Delmas, à Bordeaux, inauguré en 2013, d’une longueur de 443 mètres et caractérisé par une travée centrale de 117 mètres pouvant s’élever à plus de 50 mètres ; il est le concepteur, avec Jean-François Klein, du pont suspendu et haubané Yavuz Sultan Selim, le troisième franchissement du Bosphore à Istanbul.
Il a reçu beaucoup de prix internationaux : le prix de l’IABSE en 1983 à Venise ; l’International Award of Merit in Structural Engineering de l’IABSE, en 2003, pour ses contributions exceptionnelles dans le domaine du génie civil, en particulier pour le développement de la précontrainte extérieure, des ponts à haubans et des structures en ossature mixte ; la Médaille d’or de l’Institution of Structural Engineers en 1997 et celle de l’Institution of Civil Engineers en 2005 ; la Médaille d’or Gustave Magnel en 1999, et le Prix Fritz Leonhardt la même année pour sa première attribution. En 2006, il reçoit le prix Albert Caquot, remis par l’Association Française de Génie Civil (AFGC). Il est membre de l’Académie des technologies en France et de la Royal Academy of Engineering.
Quelques maîtres de l’ingénierie des ponts selon Michel Virlogeux
- Jean Rodolphe Perronet (1708-1794)
- Louis Alexandre de Cessart (1719-1806)
- Thomas Telford (1757-1834)
- Isambard Kingdom Brunel (1806-1859)
- Gustave Eiffel (1832-1923)
- The Roebling family : John Augustus (1806-1869), Washington Augustus (1837-1926)
- et Emily Warren Roeblin (1844-1903)
- Othmar H. Ammann (1879-1965)
- Robert Maillart (1872-1940)
- Albert Caquot (1881-1976)
- Riccardo Morandi (1902-1989)
- Fritz Leonhardt (1909-1999)
- René Greisch (1929-2000)
- Jacques Mathivat (1932-2012)
- Christian Menn (1927-2018)
- Jorg Schlaich (1934-)