Vers une ar­chi­tec­ture mo­du­laire?

L’observation du bâti montre que ce dernier se renouvelle selon des cycles relativement lents. Sa transformation nécessite souvent des interventions complexes, qui monopolisent d’importantes ressources environnementales et financières. À l’inverse, notre société se caractérise par des évolutions de plus en plus rapides et imprévisibles. Ce double constat encourage l’exploration de nouveaux paradigmes permettant de mieux répondre aux besoins induits par les transitions vers la durabilité. Dans ce contexte, l’architecture modulaire offre une perspective prometteuse, dans la mesure où elle intègre dès les premiers pas du processus de conception les notions d’adaptabilité, de durabilité et de qualité architecturale.

Date de publication
04-11-2019
Emmanuel Rey
Professeur de projet d’architecture à l’EPFL, directeur du Laboratoire d’architecture et technologies durables (LAST) et associé du bureau Bauart à Berne, Neuchâtel et Zurich

Bâtir en systèmes

La notion d’architecture modulaire est intimement liée à celle de préfabrication. Elle se distingue par une conception qui repose sur la fabrication de macro-éléments en atelier, ceux-ci étant ensuite transportés, déposés, montés ou empilés sur le site de construction. Caractérisés par un gabarit de coordination standard (en d’autres termes un module), ces macro-éléments peuvent être bidimensionnels ou tridimensionnels, jusqu’à constituer parfois de véritables unités spatiales entièrement équipées. L’art de bâtir nécessite ici de penser en systèmes, ce qui suppose une prise en compte de la manière dont ces systèmes seront construits dès les premiers pas conceptuels du projet.

Les origines de ce type d’approches sont liées à l’essor de l’industrialisation et remontent à la première période du mouvement moderne. Les dessins d’une structure-ossature à plan ouvert pour la maison Dom-Ino, imaginée par Le Corbusier en 1914, incarnent l’émergence de conceptions s’appuyant sur la combinaison d’éléments aux dimensions spécifiques1. Les développements typologiques et constructifs menés par Ernst May et son équipe pour la réalisation des 12 000 logements de la Nouvelle-Francfort entre 1925 et 1933 s’inscrivent aussi dans cette dynamique2. Il en est de même pour les explorations menées par Walter Gropius en matière de préfabrication. Parmi celles-ci, citons la maison construite avec le système Förster-Kraft pour l’exposition Das wachsende Haus à Berlin en 19323. Basée sur des panneaux modulaires d’une hauteur d’étage, réalisés à l’aide de pièces de bois recouvertes de tôles de cuivre embouties, cette habitation expérimentale préfigure les systèmes ultérieurs de construction légère.

Après la Seconde Guerre mondiale, les besoins liés à la reconstruction vont encourager la poursuite de ce genre de démarches. Parmi les travaux marquants de cette époque figurent ceux de Jean Prouvé, qui développe dès les années cinquante des structures temporaires, des maisons industrialisées et des habitats modulaires. La fameuse «maison des jours meilleurs», réalisée à Paris en 1956, en réponse au fameux appel de l’Abbé Pierre suite à l’hiver 1954, témoigne de cet esprit avant-gardiste. En Suisse, le pavillon minimaliste «Éduquer et créer» conçu par Max Bill pour l’Exposition nationale de 19644 et les systèmes constructifs «Mini», «Midi», «Maxi» de Fritz Haller5 témoignent, parmi d’autres démarches, de l’importance accordée aux questions de préfabrication et de modularité durant les Trente Glorieuses.

Transition vers la durabilité

Le caractère répétitif de l’architecture modulaire, susceptible d’engendrer une certaine banalisation expressive, et son usage fréquent pour des constructions «bas de gamme» ont conduit à une certaine désaffection. Ce n’est qu’au début des années 2000 que ce type d’approches revient sur le devant de la scène, porté notamment par les préoccupations environnementales6. La prise de conscience de l’urgence climatique ne fait aujourd’hui que renforcer les attentes en matière de bilan carbone et de gestion circulaire des ressources. Cela favorise la valorisation de ressources locales, le recours à des matériaux biosourcés, en particulier le bois indigène, ou encore le réemploi de composants récupérés.

Le fait qu’une part accrue de la construction se fasse en atelier décuple les potentialités de processus digitaux intégrés, depuis la création de la maquette numérique jusqu’à l’exploitation du bâtiment. Dans un contexte de densification urbaine, de tels chantiers présentent par ailleurs l’avantage d’une faible durée et de nuisances moindres pour le voisinage. Compte tenu de ces atouts convergents et s’inscrivant dans de nouveaux paradigmes, un foisonnement de démarches innovantes caractérise actuellement ce champ projectuel et concerne un nombre grandissant d’affectations, bien au-delà des seules structures événementielles, habitations d’urgence ou pavillons temporaires.

La démarche adoptée pour «Swisswoodhouse», initiée par Bauart en collaboration avec l’entreprise Renggli et de nombreux partenaires, illustre les potentialités d’une telle approche dans un contexte de transition territoriale, environnementale et démographique. La conception des logements est faite à partir de l’agrégation de modules de 18 m², compatibles avec une grande variété de fonctions (par exemple une cuisine seule ou avec réduit, une chambre seule ou avec sanitaire ou loggia, un balcon ou une terrasse) et préfabriqués par éléments. Générant une sorte de catalogue de combinaisons, les modules peuvent ensuite être agglomérés pour donner un studio, un appartement de taille moyenne ou encore un vaste attique regroupant jusqu’à une dizaine de modules. Seuls les noyaux et les éléments périphériques sont porteurs, si bien que des adaptations ultérieures sont rendues plus aisées. Il en résulte un immeuble d’habitation aux typologies variées, conciliant la réduction attendue de la taille des ménages, la qualité de vie des usagers et les objectifs environnementaux de la société à 2000 Watts7. Véritable prototype habité, un premier édifice de trois étages avec attique, totalisant 18 appartements en location de 2,5 à 5,5 pièces, a été construit dans la commune lucernoise de Nebikon8.

Défis liés à la complexité

Mais les immeubles d’habitations ne sont pas le seul domaine où l’architecture modulaire peut présenter un intérêt pour revisiter les pratiques actuelles. Elle peut aussi intervenir dans le cadre de stratégies d’intervention touchant au bâti existant. Fruit d’un récent projet de recherche du Laboratoire d’architecture et technologies durables (LAST), «Working Space» illustre ces potentialités par la mise au point d’un système modulaire en bois destiné à la surélévation bas carbone de bâtiments administratifs existants. Grâce à un partenariat fructueux avec l’État de Vaud, une première surélévation d’un bâtiment de l’administration cantonale a été réalisée au centre de Lausanne. Le concept permet de créer de nouveaux espaces de travail confortables, en valorisant les ressources locales et en minimisant drastiquement les impacts sur l’environnement. La préfabrication de macroéléments en bois permet de s’appuyer sur un nombre limité de points et de transmettre aisément les charges sur les porteurs des bâtiments existants. Le système fait par ailleurs la part belle aux énergies renouvelables, en particulier par la réalisation d’une toiture photovoltaïque. Les estimations mettent en évidence que l’énergie provenant de la toiture est globalement supérieure à celle nécessaire pour la construction, l’exploitation et la mobilité des utilisateurs de la surélévation9.

La réalisation de «Microcity», qui abrite l’antenne régionale de l’EPFL à Neuchâtel, est une autre expérience où l’architecture se révèle fortement empreinte des questions de modularité, d’adaptabilité et de durabilité. Si les spécificités du site ont influencé la morphologie du bâtiment, la trame intérieure est liée aux spécificités du programme et reprend le rythme du module de 7,20 m par 7,20 m développé dans les années septante par les architectes zurichois Zweifel + Strickler pour le campus lausannois10. L’originalité de cette démarche se traduit notamment dans la mise en oeuvre d’éléments hybrides bois-béton, imaginée par Bauart et l’entreprise ERNE dès les esquisses du concours. Un squelette primaire en béton armé a ainsi été coulé sur place pour les noyaux verticaux et la distribution centrale du bâtiment. En parallèle, les éléments en bois-béton ont été réalisés en atelier avant d’être montés sur place. Partie intégrante d’une stratégie d’intégration des critères de durabilité au projet architectural, ce processus de construction a permis de réduire l’énergie grise et les émissions de CO2 liées aux matériaux11. Un siècle après la fondation du Bauhaus, la mise en résonance de la pensée en systèmes, des méthodes de design intégré, des techniques numériques de préfabrication et d’un intérêt éclairé pour les ressources locales participe à l’émergence de nouveaux champs d’hybridations pour l’architecture modulaire. Mettant en évidence qu’une certaine efficience constructive n’implique pas automatiquement une pauvreté expressive, ces démarches nous rappellent, subrepticement, un des fameux aphorismes de Luigi Snozzi: «La variété est le prélude à la monotonie, si tu veux l’éviter répète ton élément.»12

Texte issu de la publication Vers une architecture modulaire? Bâtir en système pour une société en transition. Actes de la 10e édition du forum ECOPARC

Notes


1.  Boesiger W et Stonorov O, «Maison Dom-Ino, Sans lieu, 1914» in Le Corbusier et Pierre Jeanneret. Oeuvre complète, Volume 1 : 1910-1929, Zurich, H. Girsberger, 1937.

 

2. Voigt W, Deschermeier D, Cachola Schmal P, Neuer Mensch Neue Wohnung - die Bauten des Neuen Frankfurt 1925-1933, Berlin, DOM Publishers, 2019.

 

3. Magnus Seelow A, «The construction kit and the assembly line – Walter Gropius’ concepts for rationalizing architecture», Arts, 2018, 7, p. 95.

 

4. Frey P, Marchand B, Bersano A, Neuenschwander Feihl J, Expo 64. Le printemps de l’architecture suisse, Lausanne, PPUR, 2014.

 

5. Stalder L, Vrachliotis Ge, Fritz Haller: Architekt und Forscher, Zurich, gta Verlag, 2016.

 

6. Mariolle B, «Penser en systèmes», ArchiSTORM, 2017, Hors série 28, pp. 70-75.

 

7. Rey E, Du territoire au détail, Lucerne, Quart, 2014.

 

8. Rey E et Graf S, «Swisswoodhouse, innovative experimentation in sustainable modular housing: from interdisciplinary research to post-occupancy monitoring», PLEA 2015, Bologne, septembre 2015.

 

9. Dind A, Lufkin S, Rey E, «A modular timber construction system for the sustainable vertical extension of office buildings», Designs, 2018, Vol. 2, 3, pp. 1-14.

 

10. Kürsteiner M, «Microcity, au coeur de l’innovation à Neuchâtel», idea, 2019,4, pp. 8-15.

 

11. Rey E, Frei W, Baumann C, «Hybridations durables», TRACÉS, 2013, Dossier 05, pp. 46-57. 12. Disch P (éd.), Luigi Snozzi. Costruzioni e projetti – Buildings and projects 1958-1993, Lugano, ADV, 1994, pp. 104-105.

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