Lui­gi Snoz­zi: «cré­er un cent­re pour un lieu qui n’en avait pas»

La pensée de Luigi Snozzi a accompagné toute une génération d’architectes. Entrevue avec l'architecte tessinois à Monte Carasso, la localité à laquelle il a rendu une identité.

Publikationsdatum
13-05-2020

Nous rencontrons l’architecte tessinois Luigi Snozzi au bar du couvent de Monte Carasso. Son enseignement a ouvert de nouvelles perspectives sur les responsabilités des urbanistes pour bon nombre de professionnels actuels. Stefano Moor, architecte et ancien collaborateur de Luigi Snozzi, et Sara Groisman, collaboratrice d’espazium.ch, accompagnent le fragile, mais charismatique architecte de 87 ans.

En quête d’un endroit plus tranquille, nous nous retirons dans le bureau des architectes Guidotti, qui donne sur la cour du couvent. Tout ici porte la signature de Luigi Snozzi: le bar, le complexe de l’ancien couvent, la banque Raiffeisen avec, à l’étage supérieur, le bureau d’architecture où se déroule l’interview. Ces éléments font partie intégrante de son projet qui visait à donner un centre à Monte Carasso. Nous prolongeons l’entrevue avec le maître par une visite des lieux.

Voir la galerie photos complète de la visite de «TEC21» à Monte Carasso

L’une des caractéristiques principales de l’architecture de Luigi Snozzi est sans aucun doute l’attention qu’il porte au territoire. Le Tessin a souvent été menacé par une expansion urbaine incontrôlée, un problème contre lequel l’architecte a lutté sans relâche. Durant des décennies, il a participé à de nombreux concours d’urbanisme tout en remettant souvent en question leurs critères.

Fervent résistant, Luigi Snozzi adresse au travers de ses projets un message politique clair en faveur d’une société meilleure. Aujourd’hui encore, il reste persuadé qu’un développement urbain de qualité ne peut être réussi que si les autorités soutiennent activement le travail de l’architecte, en assurant un rôle de médiation et contribuant ainsi à en vulgariser les idées et les objectifs auprès de la population.

Une mission en apparence simple, mais que même lui a rarement réussi à mener à bien. Les nombreux projets qu’il a présentés dans le cadre de concours – parfois refusés quand ils ne respectaient pas les directives, parfois récompensés d’un premier prix, mais jamais réalisés – témoignent de son sens des responsabilités à l’égard du contexte. Ses arguments souvent radicaux ne sont cependant pas toujours restés lettre morte. Dans certains cas, ils ont même amené des changements de cap importants dans la configuration du mandat, même si son mérite n’a pas toujours été reconnu.

À l’exception des bâtiments réalisés dans le cadre du plan d’aménagement de Monte Carasso, son œuvre bâtie est composée principalement de maisons individuelles. Situées dans des lieux isolés, loin de l’environnement bâti, certaines d’entre elles semblent contredire ses idées en matière de densification. Toutefois, même à échelle réduite, on reconnaît dans ces projets l’attention constante portée au territoire: souvent constitués de bâtiments individuels, ceux-ci dialoguent avec le lieu et sont des icônes d’un contextualisme soigné. Cette manière de faire l’architecture a influencé et continué à influencer une génération entière d’architectes en Suisse.

C’est un grand privilège de rencontrer Luigi Snozzi en personne et de discuter avec lui de son travail. Dans le bureau, il s'assoit à une table, jette un coup d’œil au paysage et sort sa première cigarette.

Espazium: Monsieur Snozzi, vous avez placé cette citation d’Hannah Arendt en exergue de l’un de vos textes: «le privé et le provisoire ont remplacé le public et le permanent». Pensez-vous que votre architecture à Monte Carasso soit assez forte pour s’adapter aux mutations des fonctions de la ville?
Luigi Snozzi: Je pense que oui, mais ce n’est pas à moi d’en juger. À mon avis, mon travail reste toujours valable.

Que pensez-vous, par exemple, du fait que les espaces de ce bâtiment, conçus à l’origine pour un appartement, soient aujourd’hui utilisés pour un bureau d’architecture?
Stefano Moor: À ce propos, l’un des aphorismes de Luigi dit en substance: «L’aqueduc vit au moment où il a cessé d’acheminer l’eau». C’est une affirmation fondamentale. La valeur de l’architecture ne se mesure pas à l’aune de sa seule utilisation. Luigi a toujours pensé son architecture essentiellement comme la réponse aux problèmes et à la forme de la ville, en dépassant sa fonction immédiate.

La forme et le contexte de la ville sont donc vos principaux centres d’intérêt?
Luigi Snozzi: Oui, tout à fait.

Stefano Moor: Nous nous trouvons dans un espace qui donne sur le couvent, au centre du complexe qui représente l’une des œuvres les plus importantes de Luigi. Ici, on a su évaluer avec soin les changements à apporter et les éléments à conserver pour créer un tout où les parties dialoguent entre elles. Le résultat est sous nos yeux et, étant donné la reconnaissance internationale, on aurait pu en rester là. Mais le monde bouge. En 2017, des mesures de réduction du trafic sont adoptées. Une nouvelle intervention s’impose. Luigi accepte alors de transformer son projet de 1979 et d’agrandir la petite place de l’église en dressant tout simplement un long mur afin d’améliorer in fine la relation entre la cour du couvent et la route. Cette dernière a été réduite et réservée aux piétons.

Luigi Snozzi: Je suis entièrement d’accord.

Selon votre plan directeur, les espaces privés doivent être clairement délimités par des murs d’enceinte. Pourquoi est-il important de définir l’espace public en le séparant de l’espace privé?
Luigi Snozzi: Et selon vous, comment faire autrement?

Avec des murets bas par exemple, qui pourraient servir de bancs ou sans aucun mur! Cela faciliterait la communication.
Luigi Snozzi: Dans mes interventions, je ne perds jamais de vue la structure et la spécificité du lieu. Ici, il y avait déjà des murs importants qui définissaient les zones privées par rapport à l’espace public.

Stefano Moor: L’idée des murs bas que vous proposez serait peut-être concevable dans une ville déjà bâtie. Dans le cas de Monte Carasso, la structure du tissu urbain était très faible. Pour redéfinir clairement la limite entre le privé et le public et pouvoir contrôler la densification souhaitée, les murs d’enceinte étaient nécessaires. Ils permettent en effet de requalifier l’espace public et les routes et de rendre inutiles les trottoirs et les panneaux de signalisation. Une structure urbaine saine peut également réguler l’interaction entre piétons et trafic motorisé. C’est également l’une des caractéristiques de Monte Carasso. Les murs étaient nécessaires pour créer un juste équilibre entre espace public et espace privé.

Les murs d’enceinte et les nouvelles distances entre les bâtiments ont donc permis de définir des espaces vides?
Luigi Snozzi: Oui, en effet. Il n’y avait auparavant pas d’espaces vides identifiables.

Vous ne semblez pas toujours orienter vos projets sur les structures existantes. Au contraire, vous affirmez que l’architecture peut et doit, si nécessaire, changer le lieu ou la ville. Dans l’aménagement du centre de Monte Carasso, pourquoi avez-vous d’abord projeté la place, puis comment vous êtes-vous occupé de l’intégration des bâtiments existants?
Luigi Snozzi: Mon idée était de créer un centre pour un lieu qui n’en avait pas. Pour cela, j’ai choisi la cour du couvent: c’est là que se trouve l’église qui est depuis toujours un point de repère pour les habitants. Tout près, on trouve d’autres bâtiments existants, dont la mairie. Ensuite, j’ai une approche architecturale moderne: je m’approprie les bâtiments traditionnels et les transforme en éléments du présent. Je n’ai rien inventé de nouveau. J’ai simplement transformé ce qui existait déjà.

Comment avez-vous décidé quels bâtiments devaient être conservés ou pas?
Luigi Snozzi: Simplement en pensant à définir clairement le centre: c’est fondamental. Ici, cela correspondait à la réhabilitation de la structure d’origine.

Comme toujours dans vos réalisations, les éléments nouveaux sont en béton apparent. Que représente pour vous ce matériau?
Luigi Snozzi: Il me plaît, tout simplement. C’est un matériau qui dure dans le temps.

Cet aspect est-il important lorsque vous concevez un bâtiment?
Luigi Snozzi: Je pense que oui. Je n’en ai jamais eu clairement conscience, mais c’est probablement le cas. L’uniformité du matériau correspond à la durabilité sur laquelle reposent mes projets...

Stefano Moor: ….Au fond, le béton apparent n’est pas très éloigné de la pierre naturelle, un matériau de construction traditionnel au Tessin. Luigi utilise un langage architectural moderne où le béton assume le rôle de la pierre. C’est sa signature. Bon nombre de ses bâtiments ne peuvent être construits qu’en béton, il suffit d’observer la longue poutre de l’extension de l’école élémentaire, là, en face...

Quand vous travaillez sur un projet, pensez-vous plutôt à la durabilité ou à la flexibilité des bâtiments?
Luigi Snozzi: Quand je conçois, je recherche toujours la meilleure solution pour le lieu et le moment précis. Si la solution est bonne, elle supportera toutes les modifications futures.

Qu’est-ce qui vous plaît dans l’architecture?
Luigi Snozzi: Tout ce que je fais. Je suis particulièrement heureux quand le résultat est réussi. Du reste, il n’en a jamais été autrement...

En prononçant cette dernière phrase, le visage de Luigi Snozzi s’éclaire d’un petit sourire espiègle.

Ce texte est une traduction de l’entrevue publiée en italien. La traduction italienne de Sofia Snozzi a été réalisée en collaboration avec les personnes interviewées et prend certaines libertés par rapport à l’original allemand., réalisé pour TEC21 par Danielle Fischer et Hella Schindel.

Traduit par Hélène Cheminal.

 

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