10 000 points de vue sur les Case Study Houses
Portfolio
Samuel Dématraz tire un portrait inédit des maisons californiennes d’après-guerre et des Case Study Houses, ces maisons devenues «iconiques», grâce à la photographie ou au cinéma. Sa technique de collage si particulière produit des images caléidoscopiques qui recomposent le souvenir d’une expérience.
Samuel Dématraz a parcouru Los Angeles et ses environs pour documenter les maisons réalisées dans le cadre du projet Case Study Houses. Ce programme, lancé en 1945 par John Entenza, devait proposer des maisons modèles et abordables, dans la perspective de reloger les soldats américains de retour au pays. Plusieurs architectes de renom interviendront, comme Richard Neutra, Charles et Ray Eames, Pierre Koenig ou Eero Saarinen. Lancé en plein maccarthisme, le programme excluait d’emblée les architectes intéressés par le logement collectif ou social, tel Gregory Aim, auteur de nombreux logements collectifs à L.A. Il entendait favoriser en priorité l’American Way of Life, et certaines maisons sont devenues des icônes, en partie grâce aux photographies de Julius Shulman.
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L’enquête californienne de Dématraz s’étend à de nombreuses maisons d’après-guerre, et de leur sort. Le photographe constate surtout la dégradation des édifices : sur les 16 maisons du programme d’Entenza, une dizaine tient encore debout. Certaines sont restées dans leur jus, comme des sanctuaires aux couleurs lavées par le soleil de Californie. D’autres sont devenues un business juteux : il faut compter 300 $ pour pénétrer dans la House Eames, 200 $ en plus de l’entrée pour admirer la maison Koenig à l’heure du couchant, et y refaire la fameuse photo de Shulman. Ainsi la famille propriétaire vit essentiellement de cette activité, qui attire des architectes du monde entier.
Le travail d’enquête se poursuivra lors d’une seconde campagne. Entretemps les maisons auront encore changé. Dion Neutra (ci-contre), le fils de Richard, est décédé. À 93 ans, il jouait encore au golf dans la Reunion House et racontait les histoires des objets collectionnés par son père, qui peuplent sa maison. La maison Wilkins, également de Neutra (pp. 30-31) pourrait bien être la Case Study House #3, qui n’était connue que par ses plans. La jeune famille qui a accueilli le photographe a transformé le garage en airbnb et tenté de préserver son authenticité. Il a fallu se montrer rusé et flatteur pour tirer le portrait de la Sheats Goldstein Residence, réalisée par John Lautner (pp. 32-33). Son propriétaire, un flamboyant multimillionnaire, a racheté la maison en 1972, puis acquis les parcelles alentours afin d’y développer une véritable jungle tropicale qui le tient isolé d’une ville qu’il surplombe. À son départ, la maison sera léguée au Los Angeles Museum of Contemporary Art (Lacma) – avec sa collection d’habit et sa Rolls Royce.
Vidéaste autant que photographe, Samuel Dématraz décompose les paysages qu’il visite pour en reproduire l’expérience et le souvenir. Comprendre un phénomène, c’est un peu comme le déplier, proposait Husserl. Aussi, pour capter l’essence des maisons californiennes, Dématraz les documente sous tous leurs plis, par une série de prises de vues extrêmement détaillées. La technique du collage permet de recomposer une architecture faite d’assemblages – de plans, de cadres, de surfaces, de reflets dans les grands verres. Chaque image a son point de fuite, sa profondeur. Une fois recomposés, ces tableaux kaléidoscopiques pourraient mesurer bien 5 m de large. Les pages de TRACÉS ne sont malheureusement pas assez grandes.