Black-out
Éditorial de Philippe Morel pour le numéro de décembre de TRACÉS.
Au début de cet automne, la nouvelle a fait l’effet d’un électrochoc: selon un rapport de l’Office fédéral de l’énergie, la Suisse pourrait connaître dès 2025 des pénuries d’électricité, dont la durée irait, selon les scénarios retenus, de deux jours à trois semaines! Une inquiétude relayée et amplifiée par le ministre de l’économie Guy Parmelin qui, dans une vidéo publiée sur le site de l’organisation pour l’approvisionnement en électricité en cas de crise (OSTRAL), appelle les entreprises à se préparer dès maintenant à la pénurie en déclarant: «Après une pandémie, une pénurie d’électricité représente le plus grand risque pour l’approvisionnement de la Suisse.» Les coupures de courant et pannes de réseau ont toujours existé, même au pays des barrages; elles étaient ponctuelles et avaient toujours une raison technique identifiable et remédiable. Mais les pénuries à venir seront d’ordre structurel: la Suisse ne produit pas assez d’électricité en hiver. Jusqu’ici, tout allait bien. Elle en importait depuis l’Union européenne, des transactions réglées par des accords internationaux rodés et éprouvés.
Pourtant, en cessant les négociations sur un accord-cadre avec l’UE, le Conseil fédéral a ouvert une boîte de Pandore énergétique: la Suisse pourrait se voir exclue de l’Europe de l’énergie à partir de 2025. Si tel devait être le cas, elle serait tributaire du bon vouloir de ses voisins pour combler son déficit de production hivernal, l’exposant à un risque de black-out à la sortie de l’hiver, au moment où les réservoirs des barrages alpins sont au plus bas. Une situation d’autant plus problématique que la consommation électrique, stabilisée à un haut niveau, risque d’augmenter drastiquement si l’on entend se passer des énergies fossiles.
Sur cette lancée, les différents lobbys de l’énergie sont immédiatement sortis du bois. Qu’on installe massivement des panneaux solaires! Oui, mais cela ne suffira pas en hiver… Qu’on construise des éoliennes! Oui, mais elles portent atteinte au paysage… Qu’on construise des centrales à gaz! Oui, mais elles émettent du CO2… Qu’on construise des centrales nucléaires ! Oui, mais le peuple suisse a renoncé à l’atome en 2017 et, de plus, on ne sait toujours pas vraiment quoi faire des déchets radioactifs… À moins de faire les autruches, nous voilà coincés dans les termes d’une équation que nous ne résoudrons qu’au prix d’un subtil arbitrage entre des intérêts parfois bien divergents.
Si les annonces de pénuries diverses et variées qui s’enchaînent n’ont pour l’instant pas l’air de trop inquiéter une population et une économie biberonnées à la croissance sans limite et à l’abondance matérielle, la perspective d’un black-out dans le château d’eau de l’Europe a provoqué un électrochoc. L’idée d’une Suisse plongée dans le noir a, pour beaucoup, quelque chose d’inconcevable. Certains milieux cherchent encore à retarder à tout prix une transition qui s’impose en affirmant que les efforts de la petite Suisse n’auraient aucun effet dans la lutte contre le réchauffement climatique. Mais le risque d’une pénurie d’électricité relance le débat en plaçant notre pays au centre de l’échiquier, pour les solutions comme pour leurs problèmes. L’indépendance helvétique implique la responsabilité de sa population: c’est dans notre jardin que doit se dessiner le futur énergétique de la Suisse, pas dans celui de nos voisins ou de nos (petits-)enfants. Et ce malgré le fort impact qu’il aura sur notre mode de vie et notre environnement.