Le tes­ta­ment in­tellec­tuel de Jean-Lou­is Co­hen

Le très attendu Detroit Moscow Detroit aurait pu s’appeler «Albert Kahn, des deux côtés de la frontière», tant le rôle de l’architecte des usines Ford est central dans cette épopée industrielle. De 1928 à 1932, Kahn transmet aux Soviétiques le savoir-faire qu’il a développé pour Henri Ford. La rencontre de ces deux mondes fait l’objet d’un livre passionnant.

Publikationsdatum
13-11-2023

Et si l’issue de la Seconde Guerre mondiale – la victoire de l’alliance contre-intuitive entre l’Amérique capitaliste et l’Union soviétique communiste – avait été décidée dix ans avant le début de la guerre? C’est l’hypothèse de l’ouvrage collectif dirigé par Jean-Louis Cohen, Christina Crawford et Claire Zimmerman, qui vient d’être publié chez MIT Press. Tout, ou presque, se joue à la fin des années 1920 entre Détroit, capitale de l’industrie automobile américaine, et Moscou, alors en pleine industrialisation. À l’époque, le maccarthysme n’a pas encore élevé ses barrières moralisatrices et réactionnaires. Les héroïnes de cinéma pouvaient entretenir des relations extraconjugales sans forcément mourir à la fin du film, et les architectes et ingénieurs pouvaient exporter leur savoir-faire en Union soviétique sans risquer d’être poursuivis à leur retour pour collaboration avec l’ennemi. C’est ce qu’a fait Albert Kahn, l’architecte des usines Ford, en devenant le pivot d’un transfert de compétences qui a impliqué l’installation de plusieurs dizaines d’ingénieurs américains en URSS. Ces expatriés ont construit des centaines d’usines et surtout formé des milliers de jeunes ingénieurs qui ont à leur tour construit selon le système standardisé importé d’Amérique. L’ouvrage détaille cette dimension méconnue des relations bilatérales entre les deux superpuissances au 20e siècle, et situe l’origine de la puissance industrielle soviétique dans l’exportabilité du modèle industriel américain. C’est dans les usines surdimensionnées construites par Kahn que les Soviétiques ont d’abord produit des tracteurs dans le cadre de leur plan quinquennal, puis les chars d’assaut qui les mèneront jusqu’à Berlin. Au cours de cet effort surhumain, parfois inhumain, d’industrialisation au pas de course, ils vont développer les compétences qui leur permettront de maintenir une production constante malgré la perte de grands centres industriels dans l’avancée allemande. Les usines standardisées ne sont pas nécessairement affectées à un site définitif, elles peuvent être démontées et déplacées au fur et à mesure de l’avancée de l’ennemi.

Detroit – Moscow: aller / retour

En retour, car il y a toujours un retour lorsqu’il y a un transfert, l’Amérique va apprendre des Soviétiques la valeur de la planification centralisée. Ainsi, d’après Zimmerman, le plan quinquennal soviétique aurait inspiré le New Deal, qui a relancé l’économie américaine après le krach boursier de 29, mais aussi l’effort de mobilisation pour transformer la machine industrielle civile américaine en machine de guerre pendant la Seconde Guerre mondiale. Kahn est bien évidement impliqué dans cette gigantesque reconversion. La répétition générale de la victoire alliée s’est bien jouée entre Détroit et Moscou.

Le livre s’attarde sur d’autres aspects moins spectaculaires de ce transfert bilatéral. Il y a le film Black Skin de 1931, emblème de l’antiracisme soviétique, qui dénonce le ségrégationnisme américain en racontant le cas d’un ouvrier afro-américain confronté au racisme de ses collègues, ou encore le féminisme factuel de la société soviétique, avec des taux d’encadrement féminin que l’Amérique ne connaîtra qu’au tournant du millénaire.

L’histoire de l’embellissement des usines soviétiques entre les années 1930 et 1950 mérite également l’attention. Maria C. Taylor détaille comment, au-delà de l’image communément admise d’un embellissement superficiel, variante végétale du néoclassicisme stalinien, la doctrine de l’architecte Ivan Nikolaïev en matière de végétalisation des pôles industriels reflétait une véritable approche holistique, allant jusqu’à planifier l’orientation des usines, leur intégration au tissu urbain, leur taille et la préservation des arbres existants. Là encore, les Soviétiques se révèlent être les précurseurs d’une sensibilité que l’Occident ne découvrira que bien plus tard, dans la seconde moitié du 20e siècle et à la suite de la crise pétrolière.

Detroit Moscow Detroit dépeint un monde certes déjà globalisé, mais pas encore bipolaire, où les deux nations n’ont pas encore basculé dans une doctrine de guerre perpétuelle que même l’effondrement de l’Union soviétique ne parviendra pas à juguler. Cette Amérique travailleuse, progressiste, moderniste est autant le sujet du livre que le fantôme de l’empire soviétique.

Jean-Louis Cohen, quant à lui, n’a jamais vu ce livre publié. Sa mort soudaine cet été fait de ce livre une sorte de testament intellectuel. Un plaidoyer pour la révocation des grands récits historiographiques figés dans les doxas nationales, au profit d’une histoire transnationale et d’un matérialisme libéré de ses ancrages idéologiques.

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