«Bau­dril­lard, le mons­t­re et l'­ar­chi­tec­te: une cri­tique acer­be de la mo­der­ni­té»

Jean-Louis Violeau décortique la pensée de Baudrillard sur l'architecture moderne dans son ouvrage 'Baudrillard et le Monstre'. Une analyse percutante des contradictions de l'architecture contemporaine, entre idéaux durables et impératifs économiques.

Publikationsdatum
14-10-2024

Il s'agit d'un ouvrage savant et, à certains égards, difficile, sur un auteur dont la relation avec l'architecture est souvent mal comprise, et sujette à polémiques. Dans Baudrillard et le monstre, Jean-Louis Violeau dresse plusieurs tableaux qui s'entrecroisent : celui de l'offensive néolibérale des années 1980 sur le monde des idées, celui d'un philosophe des médias dans son rapport à l'urbanisme et à l'architecture de son temps, et par extension, celui de notre époque, empêtrée dans son incapacité à comprendre les circonvolutions qui l'ont rendue possible, déchirée par ses propres contradictions entre une posture durable à tenir et un profit à générer.

C'est surtout un essai sur la condition paradoxale de la doxa architecturale, qui se croit imprégnée de valeurs de gauche (humanistes, écologistes, dédiées au vivre ensemble) alors qu'elle est en réalité profondément affectée par des impératifs plus étroitement identifiés à la droite (la production de biens de consommation, la spéculation et le profit).

Dans le récit syncopé de Violeau, Baudrillard devient une sorte de Cassandre apocryphe d'une lente mais inexorable perte de sens, et d'une calcification permanente de ces contradictions irrésolues. Mais avant d'en arriver à cette conclusion, commençons par le commencement. Il y a le modernisme, le sens de l'histoire et le trébuchement postmoderne, dont Baudrillard est une figure clé.

Il y a son voyage en Amérique et le tableau qu'il en dresse comme d'un simulacre des fables et croyances qui la composent. Il y a son rapport très personnel à la sociologie, ses apparitions médiatiques et son amitié avec Jean Nouvel. Et puis il y a notre présent, que Violeau s'efforce d'éclairer à la lumière du regard caustique que Baudrillard portait sur son époque.

Le livre peut paraître chaotique, et le sens qui s'en dégage n'apparaît que dans les derniers chapitres. C'est là que le projet de Violeau, de révéler la figure de l'architecte dans toutes ses contradictions constitutives, atteint sa vitesse de croisière. Tel un missile qui a longtemps volé sans objectif précis, il entame sa courbe descendante vers sa cible.

L'une de ces cibles n'est autre que l'ami de Baudrillard, Jean Nouvel. Violeau l'a choisi pour incarner cette capacité à résoudre les contradictions fondamentales par des pirouettes dialectiques. Sa tour sans fin à la Défense, projet mythique car jamais réalisé serait caractéristique de cette condition, d'une architecture de grandes idées au service d'une entreprise bassement spéculative. 

Il en va de même à la fondation Cartier, ou les principes modernistes de transparence et de simplicité structurelle sont mis au service d’une opération de valorisation d’une marque de luxe. Ici aussi on observe la même disposition dialectique à trahir ce que l’on prétend pourtant défendre.

Pour Violeau, cette condition schizophrénique de l'architecte-Janus ne se limite pas à Nouvel. Elle s’applique aussi bien à quelqu’un comme Philippe Chiambaretta, un architecte ingénieur, ancien collaborateur de Bofill, qui construit des bureaux dans l'air du temps, de faux vestiges industriels reconvertis à Saint-Gervais et des centres commerciaux aéroportuaires (Aéroville, Roissy), tout en dirigeant une revue transdisciplinaire sophistiquée, sensible aux nouvelles technologies et au développement durable (Stream).

Au 21 siècle, Dr Jekyll et Mr Hyde n'ont plus besoin de disparaître à tour de rôle pour que leurs alter ego apparaissent. Ils existent simultanément dans le grand écart d'une action/discours, nécessairement désinhibée, dont le « en même temps » macronien n'est qu'un exemple.

Le monstre mis en avant n'est autre que ce Janus contre-nature qui combine sous une même identité le profil d'un entrepreneur comme Bernard Nicod et d'un idéaliste comme Peter Zumthor. Le constat pessimiste de Violeau s'applique à d'innombrables cas, de l'architecture dite durable, qui ne l'est pas, au woodwashing, qui ne fait que remettre une pièce au manège infernal du développement sans fin, en passant par des alliances improbables comme celle qui a vu Patrick Bouchain s'associer à Philippe Chiambaretta (le revoilà) à Évian-les-Bains pour upgrader le chef-d'œuvre rudimentaire qu'est la Grange au Lac. Bientôt il y aura des espaces d'accueil de standing où l'on pourra déguster son grand cru entre deux concerts de musique de chambre à l'Évian Resort. Le cynisme de Baudrillard comme signe d'une époque qui n'en finit pas de s'écraser contre le mur.

Baudrillard et le monstre
Jean-Louis Violeau
Édition Parenthèse
Collection : Architectures
165 × 240 mm, 144 p., nombreuses illustrations, 2024.

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