E.1027, Eileen Gray et la maison en bord de mer
À voir pendant Ecrans Urbains 2025: la véritable histoire de la maison conçue par Eileen Gray et Jean Badovici. Christophe Catsaros se souvient de la polémique qu’avait provoquée la publication de ce récit dans TRACÉS.
Lorsqu'en janvier 2012, TRACÉS publia l'article de Beatriz Colomina sur Le Corbusier et son rapport obsessionnel à la villa d'Eileen Grey au Cap Martin, cela fit l’effet d’un attentat à l’ordre établi. Des lettres indignées furent adressées à la rédaction et les fervents défenseurs de l'architecte exigèrent un droit de réponse. Dans son essai, elle affirmait que Le Corbusier avait fait bien plus que décorer la maison d'Eileen Gray en y peignant, contre sa volonté, des fresques gigantesques et colorées. En recouvrant les murs de la villa, il déployait des motifs issus de ses pérégrinations dans les bordels d'Alger. Son crime artistique aurait eu une composante sexuelle. Le Corbusier aurait peint cette maison comme on marque un territoire, pour s'approprier ce qu'il considérait comme lui appartenant: les principes constitutifs du modernisme dont témoigne la maison (plan libre, toit terrasse, fenêtres en longueur, façades libres).
Douze ans se sont écoulés, et le monde a bien changé. Le principe d’une réécriture au féminin de l'histoire de l'art et de l'architecture n'indigne plus l'Académie. Donner aux femmes une place dans les grands récits est devenu un chantier de la plus haute importance, contre lequel seule une poignée d'agitateurs d'extrême droite osent encore protester. Dans le cas d'Eileen Gray, architecte et designer de la toute première modernité, personne ne conteste aujourd'hui la légitimité des efforts pour lui redonner la place qui lui revient.
Réanimer par le récit
E.1027, Eileen Gray et la maison au bord de la mer de Beatrice Minger et Christoph Schaub traduit ce besoin de replacer l'architecte irlandaise au cœur du récit qui entoure sa maison. Il s’agit de raconter, sans excès ni ressentiment, comment Le Corbusier en a fait une obsession, au point de se construire une cabane juste à côté, et surtout d’y laisser son dernier souffle, puisqu'il s' est noyé sur la plage qui lui fait face. En définitive, il s'agit de réparer une injustice: la postérité lui a attribué non seulement les fresques mais, par amalgame, la maison elle-même.
Aujourd'hui, personne ne contredit la nécessité de réparer l'injustice faite à Gray, ni même la fondation qui veille sur la réputation du plus grand des architectes du 20e siècle comme sur un droit successoral. Au-delà de la polémique, le film a surtout la capacité de réanimer cette maison, non seulement dans le conflit qui l'a meurtrie, mais aussi dans l’élan qui lui a donné vie. La complicité, brève comme un flirt et constante comme une amitié, entre les deux architectes qui l’ont conçue: Eileen Gray et Jean Badovici.
Liens
Lire l'article de Beatriz Colomina: « E.1027, Une maison malfamée, une histoire d’obsession »
Lire également la recension de la bande dessinée "Eileen Gray, une maison sous le soleil" parue en 2020: Eileen Gray en bande dessinée, Eileen Gray, Une maison sous le soleil (2020)
Projection – Jeudi 27.02.2025, 18h30
Cinématographe, LausanneE.1027, Eileen Gray et la maison en bord de mer
Suivie d’une rencontre avec la réalisatrice Beatrice Minger
E.1027 - Eileen Gray et la maison en bord de mer
Un film de Beatrice Minger, Christoph Schaub, Documentaire (CH, F, 2024, 90’), avec Charles Morillon, Axel Moustache, Natalie Radmall-Quirke, Vera Flück. Distribution Film Coopi, Zurich.
Synopsis
Elle s’est construit une maison. Malheureusement, elle s’est avérée être un chef-d’œuvre.
En 1929, la designer et architecte irlandaise Eileen Gray se construit un refuge sur la Côte d'Azur. Sa première maison est un chef-d’œuvre, discret et avant-gardiste, qu’elle nomme E.1027, combinaison énigmatique de ses initiales et de celles de Jean Badovici, avec qui elle l'a construite. Le Corbusier découvre la maison, il est intrigué, presque obsédé. Il recouvre ensuite les murs de fresques murales et en publie des photographies. Gray qualifie ces fresques de vandalisme et demande leur suppression. Ignorant ses souhaits, Le Corbusier construit son célèbre Cabanon directement derrière E.1027, qui domine encore aujourd'hui l’histoire du lieu.
«E.1027» est un voyage cinématographique dans l'esprit d'Eileen Gray. Cette docufiction esthétique retrace l'histoire de l'une des designers les plus influentes au monde et de la maison qu’elle a construite, d'une beauté époustouflante. Un film sur le pouvoir de l'expression féminine et le désir des hommes de la contrôler.