Bien­ve­nue dans l’ère post-Er­satz­neu­bau

Entretien avec Andreas Sonderegger

Depuis des années, les ensembles coopératifs historiques de Zurich sont massivement démolis et remplacés par des immeubles plus élevés. Récemment, une série de concours a montré des alternatives à cette manière de faire. Et annonce peut-être un changement d’ère.

Publikationsdatum
28-01-2025

TRACÉS: Nulle part ailleurs en Suisse on ne démolit autant de logements qu’à Zurich. Comment en est-on arrivé là?
Andreas Sonderegger: Depuis les années de gouvernance socialiste, entre 1920 et 1950, la ville de Zurich compte énormément de coopératives d’habitation. Contrairement à Vienne, où la Ville a construit des ensembles communautaires, ici la classe laborieuse s’est organisée elle-même pour développer des coopératives d’habitation destinées à différents groupes d’intérêts. Lors du boom de l’après-guerre, elles ont acquis de nombreux terrains dans les quartiers périphériques pour y construire leurs colonies (Siedlungen), en provisionnant des réserves. Puis le déclin urbain, avec le modèle voiture-maison individuelle, provoque l’exode massif des familles vers l’agglomération. La population de Zurich passe ainsi de 440 000 habitants au milieu des années 1960 à 350 000 à la fin des années 1980.

Au début des années 1990, Zurich connaît une grave crise immobilière. Comment les autorités ont-elles réagi?
Le Conseil communal a pris un tournant politique fort et cherché à faire revenir les familles en ville, en s’appuyant sur les coopératives d’habitation. Alors qu’elles étaient gérées de manière plutôt conservatrice, voilà qu’elles sont devenues les pionnières de la reconquête urbaine. Cela a provoqué un nouveau boom de constructions, cette fois en direction du centre. La densification s’opère alors soit sur des réserves de terres agricoles, soit sur des friches industrielles reconverties. Mais, à un certain point, celles-ci ne suffisent plus et on réalise qu’il est plus simple de démolir les immeubles vétustes et de reconstruire en employant les réserves disponibles sur leurs parcelles. Le programme «10 000 logements en 10 ans» (1998) précipite le phénomène. On assiste alors à une vague de constructions de remplacement (Ersatzneubauten) avec des immeubles qui passent de 3 à parfois 7 étages1.

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Quels sont les dispositifs réglementaires qui ont accompagné cette politique?
Le dispositif «Arealüberbauung» permet d’obtenir un bonus d’utilisation à partir de 6000 m2 de surface de plancher, à condition de présenter une solution exemplaire en termes d’urbanisme et d’énergie. Ce dispositif, inscrit dans la loi Hoffmann, est à l’origine une réaction punitive du Canton de Zurich à l’encontre de la Ville, qui a introduit sa nouvelle politique au début des années 1990. La conseillère municipale socialiste en charge du Département des constructions, Ursula Koch, déclare en 1988: «La ville est construite» (Die Stadt ist gebaut)2. Elle encourage d’une part la reconversion d’anciennes friches industrielles en zones mixtes, et elle promeut de l’autre des règlementations restrictives en termes de construction. Le département cantonal, alors entre les mains du conseiller d’État UDC Hans Hofmann, réagit en faisant des concessions aux investisseurs privés et institutionnels, qui sont ainsi autorisés à construire jusqu’à 7 étages dans les zones limitées à 3. Ce dispositif sera très apprécié des coopératives d’habitation. Elles l’emploient comme instrument de densification pour reconstruire leurs ensembles, passant d’un coefficient d’utilisation de 0.4-0.6 à près de 2.0.

Cette politique s’inscrit dans l’objectif de «densification vers l’intérieur» promue alors dans toute l’Europe. Pour autant, cet objectif a eu des conséquences sociales importantes.
Des cités-jardins entières ont perdu leur caractère, avec un impact fort sur les habitant·es. Certains foyers à bas revenus (personnes âgées, immigré·es, foyers monoparentaux, etc.) se voient contraints de quitter leurs quartiers ou même la ville. Les logements neufs, aux loyers plus élevés, attirent plutôt de jeunes familles et des diplômés. Cet effet de gentrification s’est encore aggravé ces dernières années, avec l’arrivée des grandes entreprises de la FinTech et des technologies de l’information, comme Google. Celles-ci attirent des travailleurs ultra-qualifiés qui accentuent encore la pression sur les loyers. Les coopératives connaissent alors un conflit interne car leur mission, à l’origine, était de garantir un logement aux cols bleus. Elles doivent offrir un cadre durable, dans le sens social du terme, et donc respecter une identité liée à leurs populations historiques.

pool Architekten a par ailleurs participé à ce phénomène en concevant des ensembles importants sur d’anciennes colonies.
Notre premier gros projet coopératif a été réalisé à Leimbach sur un ancien verger, puis nous avons réalisé plusieurs projets de démolition-reconstruction, notamment à Schwamen­dingen. Nous connaissons très bien la problématique et en discutons depuis longtemps. Récemment, les choses ont changé, quand de jeunes bureaux n’ont plus accepté de suivre les cahiers des charges de concours basés sur la démolition-reconstruction et proposé des alternatives, comme pour l’ensemble Salzweg en 2021 [lire l’encadré p. 18]. Dès lors, l’enjeu du concours pour la BBZ était particulièrement important, aussi pour l’identité de pool Architekten.

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En 2019, en tant que professeur à la ZHAW, vous réalisez une recherche et un atelier qui abordent de manière critique la démolition des Siedlungen.
L’impulsion vient d’une coopérative importante à Winterthour, la GWG. Elle aussi pratique la démolition-reconstruction, par exemple avec l’ensemble Vogelsang (Knapkiewicz & Fickert, 2022), qui est exemplaire. Mais elle dispose également d’autres ensembles appréciés des habitant·es et qu’elle n’aimerait pas devoir démolir. Elle s’est alors adressée à la ZHAW. L’Institut Konstruktives Entwerfen (IKE) a lancé une recherche avec un sociologue, Philippe Koch, puis ajouté deux autres cas d’étude afin de diversifier les types d’acteurs: un ensemble appartenant à la Ville de Zurich et un autre appartenant à une fondation de placement, Pensimo. Nous avons ensuite demandé aux étudiant·es de développer des stratégies de densification en tâchant de conserver le plus de substance possible. Les résultats ont été publiés en 2020 et ont un impact significatif sur l’école, d’une part, et peut-être sur quelques jeunes architectes qui contestent la démolition en concours.

Du point de vue économique, laquelle des deux options devrait être privilégiée – Ersatzneubau (démolir et reconstruire) ou Bauen im Bestand (rénover, transformer)?
Pour répondre à cette question, nous avons proposé à la ZHAW un semestre « démolition-reconstruction vs construction dans l’existant » et avons fait une découverte intéressante : pour atteindre les seuils actuels en matière environnementale, les projets de construction dans l’existant s’avèrent en moyenne un tiers moins coûteux que les démolitions-reconstructions. Certes, dans ce cadre pédagogique, nous avons mis de côté certaines normes, mais ces résultats nous ont tout de même poussés à chercher une traduction entre théorie et pratique. Nous sommes arrivés à la conclusion qu’il valait mieux séparer strictement les deux sujets: soit démolir-reconstruire (Ersatzneubau), soit rénover en douceur (Pinselrenovation). Dans bien des cas, il vaut mieux éviter de procéder à une mise aux normes complète tant que des facilitations, des bonus ou des soutiens ne sont pas garantis. C’est donc un problème sociétal et politique car nous ne pouvons pas exiger de renoncer à installer un ascenseur vis-à-vis des personnes à mobilité réduite (PMR), mais nous ne pouvons pas admettre non plus que des habitant·es ne parviennent plus à payer leur loyer après rénovation.

Dans la réalité, la transformation d’un édifice existant se heurte inévitablement à des problèmes normatifs. Comment aborder ce problème en tenant compte de la capacité d’investissement des coopératives?
Les coopératives sont des acteurs immobiliers particulièrement intéressants parce qu’elles peuvent se recapitaliser très rapidement en mobilisant les précieuses réserves de droit à bâtir contenues sur leurs parcelles. Elles peuvent dès lors lancer de grands projets avec leur propre capital. Mais il faut garder en tête qu’elles n’ont pas un objectif de rentabilité, seulement un devoir envers leurs membres : leur mettre à disposition des logements accessibles3. Or transformer-rénover peut s’avérer aussi cher que démolir-reconstruire – tant que les normes doivent être respectées. Dans notre projet pour la BBZ, nous avons répondu de manière conceptuelle: 60% des logements de l’ensemble seront des constructions nouvelles remplissant complètement les normes (acoustique, PMR, énergie et isolation) ; pour le reste, soit 40% des logements (et 60% de l’état actuel), nous proposons une Pinselrenovation permettant aux habitant·es de rester dans leur logement (travaux de peinture, pose d’isolation thermique, remplacement de fenêtres).

Pensez-vous que les résultats de ces concours récents annoncent une nouvelle vague de projets capables de rendre la démolition-reconstruction exceptionnelle?
Oui, ces projets peuvent effectivement montrer la voie aux prochaines générations de concours de projets. Cela a surtout à voir avec l’optimisation des bilans CO2 et l’exigence de conserver le plus possible de matière existante. Cela concerne en premier lieu les étages en sous-sol, puis les structures maçonnées, qui sont les éléments les plus déterminants dans le calcul du bilan carbone. Le secteur public progresse et propose de bons exemples à suivre. Nous sommes donc sur la bonne voie et la question est de savoir à quel rythme les autres acteurs de la construction pourront suivre.

Notes

 

1. Sur l’histoire des constructions de remplacement, voir Daniel Kurz, «Halbherzige Verstädterung. 20 Jahre Ersatzneubau in Zürich: Eine Zwischenbilanz», werk, bauen + wohnen, 9/2018

 

2. Cette phrase a été prononcée lors d’une réunion de la SIA Zurich. Le discours, publié dans Schweizer Ingenieur und Architekt 25/1988 sous le titre «Bauen in Zürich: zwischen Utopie und Resignation», a été republié sur espazium.ch le 08.12.2017.

 

3. Anne Kockelkorn, Susanne Schindler, Rebekka Hirschberg, Cooperative Conditions: A Primer on Architecture, Finance and Regulation in Zurich, Zurich: gta Verlag, 2024.

Études de cas

 

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