Avan­chet-Parc: un pas en avant, deux pas en ar­riè­re

Malgré l’inscription dans l’ISOS de l’ensemble Avanchet-Parc à Vernier (GE), Giulia Marino, professeure à l’UCL et à l’EPFL, s’inquiète de la mise en application des mesures de protection: une simple charte qui menace cet ensemble remarquable.

Publikationsdatum
17-02-2025

En février 2023, la nouvelle crée la surprise: l’ensemble genevois Avanchet-Parc figure désormais dans l’Inventaire fédéral des sites construits d'importance nationale à protéger en Suisse (ISOS), une mesure portée par la Confédération dans le cadre de la révision périodique de ses inventaires. Après le Lignon (1963-1971), une nouvelle cité d’habitation du second après-guerre entre au Panthéon des ensembles remarquables auxquels il convient de porter une attention particulière en raison de leur valeur historique et sociale, architecturale et technique. 

La consécration arrive à point nommé dans le processus de valorisation de la production de la période 1945-1975 qui, partout en Europe, met à l’honneur ces cités autrefois décriées. Cependant, la décision de l’ISOS ne fait pas l’unanimité. Non seulement Avanchet-Parc a mauvaise presse, grand ensemble mal compris et (donc) mal aimé. Mais en plus, la reconnaissance vient de Berne; elle est accueillie tièdement par le Canton de Genève et contestée par la Commune de Vernier, qui fait valoir son opposition formelle. 

Avanchet-Parc, une cité exceptionnelle

Et pourtant, les valeurs patrimoniales de cette cité hors norme où il fait bon vivre, multiculturelle et multigénérationnelle, ne font pas de doute1. Achevée en 1977, Avanchet-Parc est en effet un objet profondément ancré dans la culture de son temps. Secondés par Franz Amrhein, les architectes Peter Steiger et Walter Maria Förderer, tous deux très actifs dans le Werkbund suisse quand celui-ci militait pour le renouveau de l’habitat collectif, s’engagent dans l’opération genevoise dès 1969. Le projet est volontairement conçu comme une réaction à la pratique courante, à un moment où celle-ci est remise en question. C’est une période charnière de l’histoire de l’architecture du logement: la fin des Trente Glorieuses coïncide avec la fin de la politique des Grands ensembles, et ce partout en Europe. En attendant que l’habitat groupé ne s’affirme comme une alternative viable aux cités des années 1950 et 1960 dessinées selon une grille élémentaire par la juxtaposition de tours et de barres, l’expérimentation est la règle. Ponctuée par des réalisations pionnières – Émile Aillaud en France, Lucien Kroll en Belgique ou encore Ralph Erskine en Angleterre –, c’est une période de recherche prolifique. Des configurations novatrices voient le jour, avec des implications sociétales évidentes. Issue d’une collaboration inédite entre Göhner, puissant promoteur zurichois, et les partenaires sociaux qui unissent leurs forces pour s’opposer à l’Initiative Schwarzenbach2, l’opération genevoise est une occasion à saisir. Avanchet-Parc s’inscrit ainsi pleinement dans cette production emblématique qui souhaite dépasser les axiomes du Mouvement moderne; la posture de ses architectes est – très clairement – celle de la rupture.

Avanchet-Parc s’inscrit pleinement dans cette production emblématique qui souhaite dépasser les axiomes du Mouvement moderne; la posture de ses architectes est – très clairement – celle de la rupture.

Tous les moyens sont déployés dans un véritable crescendoÉmerge alors une profusion d’idées, qui se matérialise en autant de formes et volumes, de couleurs et textures, à commencer par le parti d’implantation ouvert, asymétrique et articulé autour d’une épine centrale d’équipements, où la volumétrie est travaillée par décalages, biais et redents engendrés par une «combinatoire» savante des typologies allant du studio au 7 pièces. Tout est cependant parfaitement ordonné pour garantir en même temps la rationalisation de la construction en préfabrication lourde, c’est-à-dire la maîtrise des coûts et des délais, une question cruciale dans un contexte de pénurie de logements qui perdure depuis 1945 et semble désormais endémique dans le canton de Genève. Par un processus de projet implacable, animé d’ailleurs par la personnalité foisonnante de l’architecte Christian Hunziker, les projeteurs d’Avanchet-Parc livrent un morceau de bravoure. Les habitants, mais surtout la perception qu'ils ont de leur cadre de vie, sont au cœur du dispositif.

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Réactiver les qualités, exploiter le potentiel 

Avanchet-Parc est donc une opération pionnière qui aura amplement mérité sa reconnaissance, marquant une ouverture salutaire – et courageuse – des instances fédérales qui montrent ainsi leur engagement dans la Baukultur. C’est précisément cette symphonie de dispositifs savamment orchestrée que la Confédération a voulu saluer, tout comme elle reconnaît le caractère précurseur de l’ensemble. D’une gestion énergétique exemplaire pour les années 1970 à l’intégration des équipements publics, les atouts sont multiples. La qualité des espaces extérieurs en témoigne: une végétation florissante et variée prend la place des voitures, dans un parc public débordant de verdure conçu par le paysagiste Christian Stern et l’artiste Jürg Altherr pour estomper la perception de la densité du bâti. De quoi tirer des leçons pour nos écoquartiers du 21e siècle.

La cité Avanchet-Parc tient lieu de figure pionnière, anticipant les paradigmes contemporains d’économie de ressources.

C’est bien dans cette anticipation des enjeux actuels que réside la valeur patrimoniale des Avanchets. C’est ici aussi que se situe l’énorme potentiel dans la sauvegarde de l’ensemble, y compris en matière de «remise à niveau» énergétique et de durabilité. Car sur ce point également, la cité Avanchet-Parc tient lieu de figure pionnière, anticipant les paradigmes contemporains d’économie de ressources. Rappelons à ce propos qu’Ernst Göhner, personnalité autrefois contestée dont on redécouvre aujourd’hui la clairvoyance dans les opérations immobilières destinées à la middle class3, agit aux Avanchets à la fois en co-promoteur et entrepreneur général. Il a su imposer sa vision prospective en ayant recours aux techniques constructives les plus novatrices – et parfois onéreuses – dans l’idée de maîtriser l’économie d’exploitation et de diminuer les frais d’entretien sur la durée. Le pragmatisme est de mise; les investissements sont conséquents et pleinement assumés comme gages de réussite de l’opération. L’histoire lui a donné raison.

De la conception des enveloppes, à savoir des façades ventilées avec isolation extérieure, équipées de balcons à rupture de pont thermique – une première en Suisse romande! – jusqu’au système de chauffage à distance particulièrement efficace à l’époque (adapté depuis grâce à des programmes d’encouragement à l’échelle du canton), les mesures prises pour contenir les coûts de chauffage se sont en effet avérées salutaires. Compte tenu de l’époque de la construction, la performance globale de l’ensemble est excellente (performance thermique et acoustique, au vu de la proximité de l’aéroport), tout comme le potentiel d’amélioration, qui se révèle très conséquent lors de sa future rénovation. Calcul à l’appui, la démonstration est toute faite: avec des interventions choisies, localisées et conduites depuis l’intérieur, c’est-à-dire respectueuses des qualités architecturales exceptionnelles d’Avanchet-Parc, la cité peut aisément répondre aux plus ambitieux standards en matière d’économie d’énergie4

Avec des interventions choisies, localisées et conduites depuis l’intérieur, la cité peut aisément répondre aux plus ambitieux standards en matière d’économie d’énergie.

Toutes les conditions sont donc réunies pour en faire une cité exemplaire, prolongeant les enjeux de durabilité mis en place à l’origine, et sans pour autant faire l’impasse sur les qualités matérielles de l’ensemble, comme le préconise l’ISOS, qui recommande de «veiller, lors d’éventuels travaux d’isolation et de rénovation, à la préservation de la polychromie et de la matérialité originelles des immeubles»5. Tout est là. Il suffirait de le réactiver, comme on l’a fait avec le potager urbain que les architectes avaient intégré dans le parc pour favoriser la vie habitante. Il s’agirait de saisir le potentiel inscrit dans la réalisation de Steiger, Förderer et Amrhein à travers une intervention attentive et pragmatique, ce qui veut dire aussi économe en ressources. La voie de la sauvegarde semblait toute tracée. Il n’en sera pas ainsi.

Une charte sans valeur légale au lieu d'un plan de site

Deux ans après la reconnaissance fédérale, la question de la sauvegarde de l’ensemble des Avanchets se pose. Nouvelle surprise, le processus habituel de traduction d’un site ISOS en Plan de site est écarté d’emblée par l’État. Si l’inventaire fédéral est en effet une «base de planification importante pour la Confédération, les cantons et les communes et assure un développement de qualité de l’environnement bâti», celui-ci doit s’accompagner d’un outil de sauvegarde ad hoc. Au bout du lac, cet outil se concrétise le plus souvent par l’adoption d’un Plan de site, mesure de protection qui préserve les qualités extérieures et répond pleinement aux recommandations de l’ISOS quant au «caractère unitaire et cohérent de l’ensemble [qui] doit être à tout prix conservé»6. À cette mesure introduite dans la législation cantonale genevoise dans les années 1970 pour protéger les hameaux ruraux et qui convient particulièrement bien aux ensembles du 20e siècle – les cités du bureau Addor & Julliard en bénéficient, par exemple le Lignon, Meyrin Parc, Budé –, est préférée la formule d’une Charte d’intervention sur le bâti et sur le site de la cité Avanchet-Parc, qui se limite à souffler quelques «bonnes pratiques». Cette charte est portée par les instances cantonales de protection du patrimoine, à qui revient la responsabilité de réceptionner les recommandations de l’ISOS, conjointement avec la Commune de Vernier et l’organisme chargé de la gestion de l’ensemble, Cogerim, qui voient tous deux d’un très mauvais œil l’adoption d’une mesure de protection en bonne et due forme. 

Dans les tiroirs depuis de longs mois, mais diffusé dans la presse fin janvier, le document organisé en 17 fiches-actions est donc issu d’une large consultation, au centre de laquelle les copropriétaires jouent un rôle crucial. L’objectif est clairement énoncé: la Charteexprime le souhait de conserver la plus grande liberté dans les interventions à venir. Et, cela va sans dire, elle est dépourvue de toute valeur légale. Ce sera à la Commission d’architecture (et non pas à la Commission des monuments, de la nature et des sites, nous y reviendrons plus loin) de se prononcer sur les rénovations, le cas échéant. 

Démarche pionnière ou désengagement des autorités ? 

L’actualité de la sauvegarde de la cité Avanchet-Parc est révélatrice et s’inscrit dans le débat contemporain. Elle donne matière à réfléchir sur les enjeux de la rénovation des ensembles du second après-guerre, voire sur la rénovation tout court, à plusieurs titres. 

D’une part sont ignorés les appels à la sobriété et à la retenue dans la pratique du projet dans l’existant, éludant les mesures réfléchies et économes en énergie grise qui s’inscrivent d’ailleurs pleinement dans la logique de l’intervention patrimoniale. Prenons le cas des enveloppes, pour lesquelles toute intervention par l’intérieur est écartée. La mise en couleur spectaculaire des Avanchets est pensée à l’origine comme une réaction à la «monotonie» des grands ensembles, puisant dans les règles de la perception pour permettre aux habitants de s’identifier à leur logement, de s’orienter dans la cité; une volonté clairement exprimée par les architectes et qui participe aujourd’hui à la valeur patrimoniale de l’ensemble. De cette gigantesque anamorphose, une œuvre d’art à l’échelle de la cité qui en fait l’identité – d’ailleurs mise à l’honneur lors de la fête pour les 50 ans, orchestrée avec fierté par ses habitants –, il ne resterait plus grand-chose, si l’on s’en tient aux préconisations de la Charte. Les panneaux Pelichrom, un produit phare dans les années 1960, dotés d’une impressionnante palette de couleurs, seraient remplacés, éventuellement par des panneaux photovoltaïques. La couleur serait alors simplement évoquée grâce aux dernières trouvailles d’un marché en pleine expansion qui cherche de nouveaux débouchés dans le secteur – ô combien prometteur – de la rénovation du bâti protégé7. Mais est-ce qu’un site ISOS est le lieu pour déployer un tour de force technologique, aux dépens de l’économie de matière, et avec elle de l’authenticité matérielle? Rien n’est moins sûr. D’autant plus que les surfaces en toiture peuvent accueillir aisément un grand nombre de panneaux, sans porter atteinte aux qualités patrimoniales de la cité.

De la gigantesque anamorphose de la façade, il ne resterait plus grand-chose, si l’on s’en tient aux préconisations de la Charte.

D’autre part, dans la démarche convoquée aux Avanchets, faut-il voir le signe d’un revirement radical dans la politique de protection du patrimoine? Alors que l’Union européenne a reconnu parmi ses «best practices» la sauvegarde du Lignon, un projet de longue haleine initié par une phase de recherche appliquée qui a posé les bases de sa restauration, et que l’opération reçoit de nombreuses reconnaissances, les autorités souhaitent se démarquer et le font savoir. Sous couvert de concertation – pourtant nécessaire –, on fait valoir une formule nouvelle, censée lever les blocages. Lisez «qui contentera tout le monde». Démarche pionnière ou désengagement des autorités ? L’avenir nous le dira.

Le contexte nous rassure peu. À Genève, le projet de loi «pour mettre fin aux diktats de la Commission des monuments, de la nature et des sites»8 a eu pour effet d’enclencher une vaste réflexion sur les procédures publiques en matière d’aménagement du territoire. Le processus débute le 6 février, affaire à suivre donc… Mais en attendant, la dérégulation en matière de patrimoine se met en place. 

Nous revoici à la case départ: au débat caricatural d’il y a quinze ans, opposant les défenseurs de la planète aux nostalgiques de l’histoire. La prétendue équation «mesure de protection = on ne touche à rien» est malheureusement toujours d’actualité. Les idées reçues ont la vie dure. 

 

Notes

 

1. Franz Graf, Giulia Marino, Avanchet-Parc: «Cité de conception nouvelle et originale», Infolio, Gollion, 2020

 

2. Initiative contre la surpopulation étrangère, lancée une première fois en 1965, puis refusée par le peuple le 7 juin 1970

 

3. Voir à ce propos l’excellent volume Fabian Fürter, Patrick Schoeck-Ritschard, Göhner Wohnen. Wachstumseuphorie und Plattenbau, Hier+Jetzt, Baden, 2013

 

4. Giulia Marino, Franz Graf, Avanchet-Parc in Geneva, Switzerland (1969-1977): an experimental housing scheme, an exemplary complex, in DOCOMOMO Journal, Vol. 65, n° 2, 2021, pp. 70-77 doi:10.52200/65.A.Y1ZP6CEH. 

Voir également: Franz Graf, Giulia Marino, «Une transfiguration silencieuse. Transition énergétique et patrimoine de la grande échelle», in TRACÉS, vol. 142, nos 5-6, 11 mars 2016, pp. 12-19

 

5. ISOS, Les Avanchets, gisos.bak.admin.ch/sites/6283

 

6. Ibid.

 

7. Ndlr lire aussi: Ariane Wilson, «Les Tours Nuages dans le brouillard», TRACÉS 07/2024, à propos de l’isolation par l’extérieur des tours d’Émile Aillaud à Nanterre

 

8. Marc Bretton, «La Commission des monuments et des sites dans le collimateur du parlement», Tribune de Genève, 15 novembre 2024

Cet article fait partie du dossier Transformer! du numéro de février 2025 de la revue TRACÉS. 

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