Chez Le Corbusier
Editorial paru dans Tracés n°13-14/2012
Le « devenir patrimoine » d’une œuvre construite mène-t-il nécessairement à la muséification ? Les icônes du patrimoine architectural peuvent-elles contenir autre chose que leur propre image, ressassée et reproduite à l’infini ?
Si ces questions deviennent aujourd’hui pressantes, c’est parce que l’attitude patrimoniale face au bâti gagne du terrain. D’exception, elle devient la norme. L’héritage de Le Corbusier constitue un exemple caractéristique des risques liés à la surprotection d’une œuvre architecturale.
Des revues scientifiques spécialisées aux centaines d’ouvrages qui lui sont consacrés, sans oublier la sacro-sainte fondation qui veille comme un cerbère sur le legs du grand homme, aucun architecte du 20e siècle n’a bénéficié d’une attention comparable. Tout ce qui peut l’être est documenté, classé, triplement commenté, pour venir finalement grossir l’archive le concernant. Quant à ses ouvrages construits, transformés en de véritables musées, ils sont devenus des icônes adulées, et sont même reproduites pour certaines. Avant que l’historiographie ne devienne doxologie, il est peut-être temps de se demander de quoi l’œuvre de Le Corbusier est-elle le signe ? Certainement pas du purisme stylistique que perpétue la vision muséale.
C’est ce que nous suggère une exposition de l’ECAL à la Villa « Le Lac », à Corseaux. Là, des étudiants en design se sont efforcés de concevoir des objets, du mobilier, pour le petit pavillon. Prenant appui sur des documents, ou en cherchant à améliorer certains dysfonctionnements, le projet parvient à redonner vie à la maison conçue par Le Corbusier pour ses parents. Chacune des 16 créations est comme un geste complémentaire qui viendrait parfaire celui, initial, de la construction du pavillon. S’il était habité, c’est peut-être comme cela qu’il aurait évolué. La justesse du geste a le mérite de rendre évident ce qui manque au lieu, quand il est traité de façon muséale : la vie, celle qui transforme, modifie, use, améliore, bricole. Celle qui poursuit l’architecture par des milliers de gestes qui sont autant d’ajustements architecturaux.
Agréablement sacrilège, le projet rend le plus grand hommage à l’œuvre qui l’accueille. En ne respectant pas la pureté stylistique, il laisse apparaître l’architecture pour ce qu’elle est : non pas un style (figé et clos), mais une façon d’habiter (ouverte et évolutive).
En 2003, m’aventurant au pied de la Cité radieuse de Rezé, j’ai croisé un habitant qui a bien voulu me montrer l’intérieur de son logis. Locataire d’un logement social, mon hôte et sa famille m’ont offert un pastis dans leur salon. Ils m’ont parlé de l’étroitesse des unités, qui ne nuisait pas pour autant à la qualité de vie. Ils m’ont raconté le plaisir qu’ils éprouvaient à habiter un appartement, différent de ceux du parc social conventionnel. Je les ai quittés avec en tête, le souvenir du papier peint aux motifs floraux dans le salon. Cette image portait en elle une information qu’aucun espace lissé et parfaitement restauré n’aurait pu m’apporter : la bonne architecture supporte bien, et peut même tirer profit, de l’irrévérence stylistique de ses occupants.