Le Lötschberg bis, chantier du siècle
Le troisième plus long tube ferroviaire au monde s’inscrit dans une politique nationale et européenne de transport durable. Inauguré en 2007, le tunnel demeure néanmoins partiellement exploité.
La Suisse est un petit territoire. En raison de sa situation géographique centrale, elle constitue pourtant une importante zone de transit pour les pays européens. D’ailleurs, ce petit pays, dont la superficie excède de peu les 41000 km2, comptera prochainement deux des quatre plus longs tunnels ferroviaires de la planète, avec les tunnels de base du Gothard et du Lötschberg. Pour l’heure, seul ce dernier est en service. Avec un percement long de 34.6 km, l’ouvrage souterrain se place actuellement sur la troisième marche du podium, juste derrière le tunnel japonais du Seikan (près de 54 km) et la traversée sous la Manche (un peu plus de 50 km). Dans trois ou quatre ans, lors de sa mise en service, le tunnel de base du Gothard les détrônera tous, avec ses 57 km comme si on avait percé un souterrain entre Lausanne et Genève. Intéressons-nous ici à celui du Lötschberg, moins connu du grand public et plus controversé que son jumeau.
Depuis la fin du siècle dernier, les autorités helvétiques tentent de rendre effective leur politique de transport durable qui vise principalement à reporter le trafic de marchandises de la route au rail et donc à protéger les Alpes des nuisances du trafic routier. La Nouvelle ligne ferroviaire à travers les Alpes (NLFA) s’inscrit dans ce programme1 et doit permettre la modernisation de l’infrastructure ferroviaire sur l’axe nord-sud à travers la chaîne de montagnes. La NLFA, dont les pièces maîtresses sont les lignes ferroviaires du Gothard et du Lötschberg, a été plébiscitée par le peuple en 1992 (avec 63.5% des voix), tout comme son projet révisé, six ans plus tard. Un troisième tunnel de base est inscrit dans le projet: le Ceneri, dont le percement devrait être achevé en 2019. La Suisse possèdera alors un réseau ferré qui pourra à long terme prendre en charge environ deux tiers du trafic transalpin de marchandises sur les 100 millions de tonnes de marchandises qui transitent par l’arc alpin chaque année, un tiers traverse actuellement le territoire helvétique.
Contrairement à celle de son frère gothardien, la construction du tunnel de base du Lötschberg a été remise en question à plusieurs reprises. Pourquoi creuser un autre tube ferroviaire que celui du Gothard? On a par exemple évoqué la probable édification d’une seule ligne en plaine, à travers le Gothard, joignant Zurich et Milan. Un projet donc controversé, mais le Conseil fédéral a finalement défini un système de réseau, soit la construction parallèle des deux tunnels de base. Le peuple a par la suite adopté le projet révisé de la NLFA et ce système global.
Ledit système s’est finalement révélé astucieux sur plusieurs points. Lorsqu’un des deux réseaux est hors service, le second prend le relais. La continuité du trafic est ainsi assurée. La mise en service du tunnel de base du Lötschberg, une décennie avant son jumeau, en permet aussi le financement: la redevance payée par les camions européens de service au premier permet de renflouer les caisses pour l’achèvement du second. Les bénéfices sont aussi manifestes sur le plan technique, le Lötschberg ayant été le théâtre d’expérimentations pour son alter ego. Les tunneliers utilisés au Lötschberg conçus spécialement pour lui et dont le diamètre de 9 m constitue le plus grand jamais élaboré pour de la roche si dure , ont pu par exemple être améliorés pour le Gothard.
Projet pour l’Europe
Si le tunnel de base du Lötschberg est un ouvrage national de grande importance, il constitue aussi l’une des pièces maîtresses de la politique de transport au niveau européen et compose, parallèlement au Gothard, l’un des six grands axes du Vieux Continent, traçant une voie du nord au sud entre Rotterdam et Gênes2. Le projet NLFA fait aussi partie intégrante de l’accord sur les transports publics paraphé en 1999 entre la Suisse et l’Union européenne, entré en vigueur trois ans plus tard. L’accord stipule que la Suisse réalise ce projet et que l’Union européenne augmente les capacités des lignes d’accès à ces nouvelles lignes ferroviaires. Le tunnel de base du Lötschberg est le premier élément achevé des NLFA.
Au même moment où se construit l’Europe, dès la fin des années 1950, les autorités helvétiques imaginent à nouveau construire un tunnel de base au Lötschberg (lire encadré ci-dessous). Un comité d’experts est donc mandaté pour étudier différents tracés de futures lignes transalpines à faible déclivité contrairement aux tunnels de faîte. Le premier crédit pour le tunnel de base du Lötschberg est voté fin 1992 et le premier coup de bêche de la galerie pilote du Kandertal est donné en avril 1994. Cinq ans plus tard, on effectue le premier creusement à l’explosif dans le profil du tunnel de base du Lötschberg, au point d’attaque de Mitholz. Plus d’un an après, le premier tunnelier entre en service. Le dernier dynamitage est finalement réalisé à la fin du printemps 2005, permettant aux mineurs du sud et du nord de se rejoindre, pour la première fois. Après deux ans d’installation des équipements techniques et de préparation au lancement de l’exploitation, le tunnel est inauguré à l’été 2007 et mis complètement en service l’hiver d’après. En décembre dernier, le tunnel voyait passer son 158 000e convoi.
L’ouvrage sous-terrain relie Frutigen, dans l’Oberland bernois, à Rarogne, en Valais. Il permet de parcourir le trajet Berne-Viège en 55 minutes. Les convois ferroviaires pénètrent dans le tunnel côté sud par un portail impressionnant, tout en béton, après être passés sur un double pont qui traverse le Rhône (image). Les entrées qui mènent au tunnel ne sont pas de simples percements circulaires, contrairement à ceux des tunnels construits au siècle précédent, mais affirment leur présence par le béton et par une coupe rectangulaire qui n’épouse pas la forme souterraine des tubes. Le portail nord de Frutigen suit la géométrie de la ligne de faîte et sa zone d’entrée est bordée par un escalier d’évacuation monumental. Avec ses 320 m, il est le plus large d’Europe (image).
Ouvrage du siècle, mais inachevé
Le tunnel de base du Lötschberg est sans conteste un des ouvrages du siècle, un projet pionnier et l’un des tunnels ferroviaires les plus sûrs au monde selon des estimations, le risque qu’un accident grave se produise est de un sur 40 000 ans. L’ouvrage, constitué de deux tubes parallèles reliés par une centaine de galeries perpendiculaires, n’est en réalité que partiellement achevé, faute de financement et de volonté politique3. Sur les 34.6 km du tunnel, 23 sont à voie unique. Lorsque le projet NLFA a été redimensionné, le Conseil fédéral a décidé de n’équiper totalement que la voie est du tunnel. Entre Ferden et Mitholz, soit sur 15.3 km, la voie ouest est excavée mais non exploitée. Entre Mitholz et Frutigen, sur les 7 km restant, le tube n’est pas du tout percé.
L’inachèvement du tunnel pose plusieurs problèmes. L’ouvrage est exploité à 80% en moyenne, et à 100% les jours de pointe. Si le tunnel était à double voie, comme prévu initialement, l’offre de transport de marchandises et de passagers pourrait logiquement être développée. Le chargement de véhicules routiers se ferait avec 132 trains par jour, il y aurait 30 trains rapides supplémentaires en direction du Valais. Pour l’heure, seuls 110 trains circulent quotidiennement sur l’axe nord-sud, dans les deux sens. Le croisement des trains, impossible, est également problématique : si un train est en retard de plus de sept minutes, la circulation entière est retardée, ou alors détournée vers le tunnel sommital. Idem si un problème survient sur la ligne de base4.
Selon BLS Alptransit SA, le constructeur du tunnel, et BLS SA, son exploitant, le second tube aurait dû être terminé rapidement, pour des raisons financières et de connaissance. Une réalisation complète du second tube aurait permis de conserver à disposition le savoir des ingénieurs, des géologues et des spécialistes de la technique ferroviaire, la machinerie et l’infrastructure du chantier.
Notes
1. La politique suisse de transport durable comprend quatre grands projets, tous en partie financés par le fonds de financement des projets d’infrastructure des transports publics : NLFA, RAIL 2000, le raccordement de la Suisse orientale et occidentale au réseau ferroviaire européen et la réduction du bruit sur les réseaux de chemins de fer suisses. www.bav.admin.ch/alptransit/01271/index.html?lang=fr
2. Cette voie reliant Rotterdam à Gênes est appelée « Corridor 1/A ». Défini par l’Union européenne, il est l’un des axes les plus performants d’Europe. Il sert à acheminer 28.5 milliards de tonnes-kilomètres. Un chiffre qui devrait doubler d’ici à 2020. En 2003, la Suisse, l’Italie, l’Allemagne et les Pays-Bas ont signé un accord qui vise à améliorer le trafic de marchandises sur ledit corridor.
3. Selon la porte-parole du Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication, la décision a été prise par le Conseil fédéral en raison de problèmes financiers. La construction du projet NLFA s’est avérée plus chère que prévu, « notamment à la suite d’exigences techniques et de sécurité accrues, ainsi que de difficultés géologiques au Gothard ». Et d’ajouter qu’« en termes de capacité d’exploitation ferroviaire ferroviaire, il ne semblait pas non plus urgent de disposer de deux tubes sur l’ensemble du tronçon ». www.parlament.ch/f/suche/pages/geschaefte
4. Il y a moins d’un mois, un intercity Brigue-Bâle est resté bloqué près de Frutigen, une bâche perdue par un camion a provoqué une coupure à la ligne de contact. Les trains ont été déviés par la ligne de faîte.
Le choix de l’ancien tracé
Si le tunnel de base du Lötschberg n’est entré en fonction que récemment, l’idée remonte à bien avant les années 1960. Un article de notre honorable ancêtre, le Bulletin technique de la Suisse Romande, relate les discussions politico-économique et technique entretenues à la fin du 19e siècle qui aboutirent à la construction du tunnel de faîte.
A cette époque déjà, la traversée des Alpes bernoises avait divisé le monde politique et celui des ingénieurs. Pour relier l’Oberland bernois à la vallée du Rhône, les uns préconisaient un passage sous la montagne du Wildstrubel alors que les autres soutenaient la solution du passage sous le Lötschberg par un tunnel de base ou un tunnel de faîte. Quatre versions, deux par grande option, furent tout d’abord soumises au gouvernement de Berne et au comité d’initiative constitué pour l’exécution de la ligne, puis à une commission internationale d’experts.
En résumé, le premier tracé pour l’option de Wildstrubel prévoyait une ligne de 51 km partant de Zweisimmen, dans la vallée du Simmenthal, pour aboutir à la gare de Rarogne, dans la vallée du Rhône. Des rampes d’accès de 25 de déclivité menaient au tunnel principal d’une longueur d’environ 12 km. Ce projet prévoyait également la correction de la ligne de Thoune à Spiez et à Zweisimmen. Le deuxième tracé de Wildstrubel «projetait une ligne nouvelle partant de la gare de Kehrsatz, sur la ligne de la Gürbe, à proximité de Berne, passant, en laissant Thoune de côté, sous le Stockhorn pour entrer dans la vallée du Simmenthal.» Le tunnel de 13.5 km arrivait dans la vallée de la Dala avec une pente maximale de 13 .
Quant aux options du Lötschberg, le tunnel de base de 21 km comprenait des rampes d’accès de 15, alors que le tunnel de faîte s’étendait de Frutigen à Goppenstein, sur 13.5 km, avec des rampes d’accès d’une déclivité maximale de 27.5.
La commission d’experts relevant dans un premier temps la pertinence d’une ligne à travers les Alpes bernoises s’est prononcée en faveur du deuxième tracé du Wildstrubel admettant «comme principe qu’une ligne à grand transit ne doit pas avoir de déclivités dépassant 15 et que ses courbes ne doivent pas avoir de rayon inférieur à 300 mètres» afin que la traction puisse se faire uniquement par des locomotives à vapeur.
Suite à cet avis et sur la base de ces quatre options, le syndicat de financiers et d’entrepreneurs suisses et français constitués pour le financement du projet prolonge les études tant d’un point de vue technique que financier pour soumettre en 1905 trois variantes au gouvernement bernois:
- A: un tunnel de faîte de 13 km au Lötschberg, avec des déclivités maxima de 33 devisé à 86.5 millions;
- B: un tunnel de base de 21 km au Lötschberg, avec des déclivités de 15 devisé à 114.7 millions;
- C: Une ligne du Wildstrubel comprenant deux tunnels, l’un de 13 km et l’autre de 8 km, avec des déclivités maxima de 15 et dont le coût est évalué à 130.7 millions.
Et c’est en 1906 que les autorités compétentes portent leur choix définitif sur le tracé du «Lötschberg avec tunnel de faîte de 13.5 km, mais avec une déclivité de 27 pour les rampes d’accès et emploi de la traction électrique» (carte).
La solution par le Wildstrubel a principalement été écartée pour des questions financières. De plus, elle porterait un «grave préjudice aux Chemins de fer fédéraux, à plusieurs lignes bernoises et à toute la contrée de l’Oberland bernois». Le tunnel de base du Lötschberg a été évincé non seulement pour des questions économiques mais aussi pour des raisons liées à sa construction: longueur des travaux et risques de la construction d’un souterrain de 21 km.
Et l’auteur de rappeler que «la décision prise au sujet du tracé était conforme, dès qu’on prévoyait la traction électrique, aux exigences formulées en principe par la commission internationale des experts. M. Garnir, l’un des trois experts, l’a formellement reconnu dans une lettre dans laquelle il déclare au président du comité d’initiative que le projet choisi satisfait entièrement aux conditions à exiger pour un passage des Alpes bernoises».
Il souligne également que la déclivité et la sinuosité du projet choisi, qui semblaient être ses points faibles et qui furent au cœur des discussions, ne sont pas plus défavorables que sur les autres lignes alpines (tableau). Il semblait donc clair à cette époque que «le chemin de fer du Lötschberg, considéré comme prolongement du Simplon a, conjointement avec ce dernier, une moindre longueur en fortes rampes que le Gothard, abstraction faite même, comme dans le tableau ci-dessus, de la ligne du Monte Cenere. On arrivera donc plus facilement du plateau suisse dans la plaine du Pô par le Lötschberg-Simplon que par le Gothard».
Cedric van der Poel Toutes les citations sont issues de l’article du « Chemin de fer du Lötschberg » du Bulletin technique de la Suisse Romande no 22, 25 novembre 1907, pp. 260-264. Nous rappelons à nos lecteurs que l’intégralité de la Revue depuis 1875 peut être téléchargée gratuitement sur le site http://retro.seals.ch