Le jar­din-ob­jet pour repen­ser la pré­sence du vé­gé­tal en ville

Les commissaires de Lausanne Jardins ont semé 29 micro-paysages dans le centre-ville de la capitale vaudoise. A découvrir jusqu’au 11 octobre.

Publikationsdatum
21-08-2014
Revision
19-10-2015

On avait déjà vu des manifestations consacrées à l’art des jardins prendre leurs quartiers dans des parcs ou des grands domaines, comme c’est le cas à Chaumont-sur-Loire, commune du centre de la France qui organise depuis 1992 un festival international des jardins1. Ce type d’événements aspire à repenser la tradition et la fabrique du jardin, à générer de nouvelles formes de micro-paysages. Depuis bientôt 20 ans, la manifestation Lausanne Jardins transfigure le concept : plutôt que de prendre place dans des périmètres ceints, ses jardins investissent la ville, s’installent dans des espaces autres que ceux cloisonnés qui leur sont d’ordinaire réservés. Lausanne Jardins interroge et repousse ainsi les limites tracées par la ville. 
Née en 1997 sous l’impulsion de la journaliste Lorette Coen – commissaire des deux premières éditions – et d’Yvette Jaggi, alors syndique de Lausanne, la manifestation paysagère est devenue l’un des événements phares de la capitale vaudoise, largement soutenue par ses autorités. Elle se déroule tous les trois à cinq ans, selon l’agenda politique. La première édition s’est focalisée sur le centre de la ville, alors que la seconde, en 2000, a présenté un jardin ferroviaire conçu par le plasticien lausannois Jean Scheurer et une poignée d’artistes, qui a sillonné une partie du territoire helvétique. Cette deuxième édition s’est en outre développée sur quatre sites particuliers : une esplanade, un parc public, les toitures d’une friche industrielle et un cimetière historique. En 2004 et 2009, les deux éditions imaginées par Francesco Della Casa – actuel architecte cantonal de Genève – se sont concentrées sur des territoires précis ; d’abord la friche ferroviaire vers l’Ouest lausannois, de Lausanne à Renens, puis le long du tracé du m2, inauguré fin 2008. 
Pour cette 5e édition intitulée « Landing », les nouveaux commissaires de Lausanne Jardins – le designer lausannois Adrien Rovero et l’architecte-paysagiste-scénographe parisien Christophe Ponceau – ont choisi, plutôt que de sciemment mettre végétalement en évidence des sites particuliers, de développer une thématique globale : le jardin-objet. Par ce parti-pris radical résolument tourné vers le design, ils ont souhaité instaurer un nouveau mode de présence du végétal dans l’urbain. Vingt-neuf jardins ont ainsi été semés de manière aléatoire dans le centre-ville de Lausanne2. Dix-huit d’entres eux sont issus d’un concours international ouvert (sur près de 400 candidatures déposées), six ont été imaginés par le Service des parcs et domaines de Lausanne (SPADOM), deux par des designers invités, et trois par des hautes écoles, l’ECAL et hepia. 
Si une poignée de jardins se révèlent strictement décoratifs, d’autres surprennent, interrogent, déclenchent l’imaginaire. Et puis, même si telle ne semblait pas être l’ambition première de ses commissaires, Landing révèle ou revalorise certains espaces oubliés ou négligés de la ville. Elle met aussi en lumière la diversité de l’art des jardins, multiples dans leurs usages – contemplation, occupation, participation – autant que dans les moyens de représentation qu’ils emploient.
Exacerbant un concept déjà présent lors de la première édition de Lausanne Jardins, Adrien Rovero et Christophe Ponceau ont aussi tissé des liens avec plusieurs institutions ou manifestations lausannoises et d’ailleurs, notamment le mudac, la Fondation de l’Hermitage, la Nuit des Images, la Nuit des Musées, Bex & Arts ou encore Genève, villes et champs. Ils reviennent sur leur parcours de commissaires et sur le concept développé pour Landing. 

TRACÉS : Lors de la dernière édition de Lausanne Jardins en 2009, vous avez réalisé un jardin ensemble (image). Christophe Ponceau, vous en aviez aussi conçu un pour la première édition en 1997 avec le paysagiste et théoricien français Gilles Clément (image)3. Comment cette pratique de créateurs a-t-elle nourri votre travail de commissaires ?
Adrien Rovero : Elle nous a aidé à comprendre comment se passait le montage, les différentes étapes de validation et l’importance de la mise en œuvre, nous a permis d’évaluer l’énergie investie par les concepteurs. Avec notre jardin, nous avons connu des problèmes administratifs, d’autorisations et d’ingénierie : cela nous a aidé à ne pas avoir peur de passer plusieurs étapes de validation avant d’avoir la certitude que le jardin soit concrétisé. 
Christophe Ponceau : Nous sommes des concepteurs, ce qui nous a précisément permis d’être plus impliqués dans certaines phases de conception. Nous avons été présents au fur et à mesure que les jardins évoluaient. 

En tant que commissaires et créateurs, quel serait pour vous le jardin urbain idéal ?
CP : Le jardin Swiss hill (image) est un exemple très réussi. Il est posé sur le bitume comme un objet et peut dans le même temps servir d’abri, pour les gens, pour les vélos. Il pourrait potentiellement être installé partout. Il se compose d’un toit végétalisé. Mais celui-ci ne se compose pas d’une simple couche : il est véritablement dessiné, tout comme la structure. City Crown (image) est également un jardin remarquable, même si des serres posées sur des toits ont un côté déjà vu. Si la structure est organisée comme une zone de production – les serres abritent des cultures de tomates cerises –, il y a ici un vrai geste de concepteur, une qualité plastique de l’installation. 
AR : Pour en revenir au jardin Swiss hill, son intérêt réside principalement dans le fait qu’il mêle art, ingénierie et architecture. J’apprécie sa logique de construction, de montage, la forme et la fonction qu’il offre. 

Le jardin idéal serait celui qui mêlerait plasticité et fonctionnalité ?
CP : Pas uniquement. Pour la 5e édition de Lausanne Jardins, nous souhaitions voir apparaître de nouvelles formes de jardins. Swiss hill est un bon exemple de cette ambition. Il n’est pas constitué d’un simple toit-terrasse surmonté d’un tapis de sédum, mais il renouvelle ce modèle tout en offrant un usage, des enfants ont même attaché leur vélo aux poteaux qui soutiennent la structure. Le jardin Places de parc (image) est très réussi en termes de concept et de réalisation, mais il ne présente aucun usage : occuper des places de parking n’est pas des plus pratiques.
AR : Je pense que la valeur d’usage est très importante, surtout dans cette forme de jardin urbain, qui ne sont pas des parcs. Au début du concours, en réfléchissant au cahier des charges, nous avons pensé aux centres de tri, aux poubelles. Accompagner ce type de mobilier urbain avec de la végétation pourrait générer des formes variées et intéressantes. En posant un regard sur l’ensemble des jardins, on constate que la valeur d’usage n’est pas toujours questionnée. Certains jardins posent des questions, d’autres développent l’imaginaire ou permettent la culture d’aliments ou de fleurs, d’autres encore prennent la forme de mobilier urbain. Si on considère Dessous d’un bois (image) sous l’angle de l’énergie et des moyens investis par rapport à l’imaginaire qu’il provoque et à son résultat plastique, il est génial. Sur ces mêmes thèmes, Swiss hill l’est moins. En termes de pérennisation, L’île verte (image) est fantastique, puisqu’il a revalorisé un site. La manifestation présente une certaine hétérogénéité, chaque jardin raconte son jardin. 

Est-ce que vous revendiquez le fait que cette édition tende davantage vers le design et l’événement que vers une problématique liée au territoire ? 
AR : Oui, l’édition 2014 va vers le design. Par contre, le terme d’événement ne convient pas, car il exprime quelque chose d’artificiel et de fugace, alors que Lausanne Jardins est une manifestation culturelle. Une partie des jardins vont être pérennisés sous diverses formes, cela va donc bien au-delà de l’événement. 
CP : Et puis la question du territoire et de l’urbain est posée : Lausanne Jardins permet de découvrir la ville différemment. Certains viennent exprès pour visiter la manifestation, ils parcourent la ville comme un jeu de piste. La ville se découvre à travers les jardins. Les Lausannois, eux, redécouvrent leur lieu de vie. 

En termes de pérennisation, chacune des quatre premières éditions a vu plusieurs de ses jardins demeurer. Quels sont ceux qui resteront après 2014 ?
AR : Nous sommes précisément en train de les identifier. Nous nous sommes engagés à pérenniser 30 % des jardins sous diverses formes : ceux qui vont rester tels quels, ceux qui vont être déplacés. Et puis, il y a les idées. Il y a des rythmes différents de pérennisation. Nous avons redimensionné Swiss hill pour qu’il soit facilement transportable, car il ne peut pas rester sur la place du Tunnel. Le seul jardin qu’on ait imaginé pérenne dès le début, ce sont les pots en Eternit conçus par le designer néerlandais Chris Kabel (image), disposés à la rue de la Tour. 

Chris Kabel a justement été l’une des deux personnalités que vous avez invitées à participer à Landing. Pourquoi faire une manifestation sur concours tout en invitant des créateurs ? Le budget de 28 000 francs par jardin est-il le même pour ces deux invités ?
CP : Ce principe d’invitations a existé dès la première édition de Lausanne Jardins, car il donne une certaine répercussion médiatique à la manifestation. Les concepteurs invités ont un budget plus large que les autres, soit 33 000 francs. Weed pots et Pick-up flowers (image) auraient difficilement été réalisables dans le format « concours ». 
AR : Les concepteurs de ces deux jardins se sont engagés pour un mandat, c’est différent du principe de concours. Ils ont dû dès lors identifier une question de manière précise. Sur les 29 jardins, il y a ceux issus du concours, ceux réalisés par le SPADOM, par les deux invités et par les écoles. Tous les jardins n’ont pas le même statut, cela ne nous semblait donc pas problématique d’inviter des créateurs à prendre part à la manifestation.

Cette édition de Lausanne Jardins raconte et met en scène le centre-ville, un périmètre restreint contrairement aux éditions précédentes qui ont mis en évidence des territoires plus vastes, comme la vallée du Flon ou le tracé du m2. Pourquoi ce choix ?
AR : Lausanne Jardins est une manifestation qui traite de jardins urbains, censés s’implanter dans des zones construites, là où c’est dense et donc plus complexe d’implémenter des choses. Nous nous sommes demandé ce que signifiait centre-ville, et avons trouvé la réponse dans le plan de la ville distribué par l’office du tourisme : sur toutes les cartes des villes, un tracé délimite le « centre-ville ». Ce tracé a été notre périmètre de réflexion. D’autre part, nous n’avons pas identifié en 2014 un développement particulier de la ville. En 2009, il était presque impossible de passer à côté de la construction et de la mise en service du m2. 
CP : Ce choix relève aussi de nos centres d’intérêts. Le commissaire précédent est architecte. Il s’intéresse au développement de la ville et a basé les deux éditions qu’il a dirigées sur cette problématique. Nous nous intéressons davantage à l’objet, à la forme ; nous n’avions pas forcément envie de dévier sur un discours plus large de la ville. Avec un périmètre restreint, les gens qui vivent Lausanne au quotidien tombent sur les jardins, passent et repassent devant eux. Ils leur deviennent familiers. 

Vous avez souhaité réactiver la tradition du jardin – à l’anglaise, à la française –, la remettre en question, repenser le rôle décoratif de cet art. Dans cette édition, les jardins qui fonctionnent le moins sont-ils ceux qui sont purement décoratifs, installés là où on les attend, comme dans les parcs ?
CP : Il y a effectivement des jardins moins surprenants, parce que décoratifs et placés dans des parcs. Les collaborateurs du SPADOM conçoivent par exemple leurs jardins dans des parcs, et ce depuis la seconde édition de Lausanne Jardins en 2000. Ce qui est intéressant, c’est de voir à quel point leurs propositions ont évolué, elles sont de plus en plus intéressantes. Lausanne Jardins peut en cela servir de laboratoire à la création d’arrangements végétaux particuliers. 

Les jardins les plus réussis sont ceux qui explorent le site où ils sont installés, qui le mettent en perspective. Pour cette édition, vous souhaitiez que les concepteurs imaginent des jardins prototypes, donc transportables. Un jardin peut-il être créé sans lien manifeste avec le site ?
AR : Ce concept de jardin-objet, de jardin amovible, a été assez discuté et même parfois vu comme une provocation. Les jardins que nous proposons n’ont pas forcément de racines, ne s’intègrent pas dans le contexte architectural. Nous trouvions cela intéressant, parce que ce qui manque ce sont justement des propositions qui puissent être adaptées à différents contextes. Certains jardins sont tout de même contextuels, Racines (image) et Outbreak (image) par exemple. 
CP : Pour Landing, nous avons choisi les sites de façon aléatoire, en lançant des graines sur un plan de la ville. Certains concepteurs se sont intéressés à un site précis, d’autres à la thématique globale. Le jardin City crown se situe à mi-chemin : n’importe quel toit-terrasse peut potentiellement accueillir une serre, mais celle-ci est dessinée en fonction du bâtiment existant. 

Lausanne Jardins pose aussi la question de l’entretien des œuvres et des interventions dans l’espace public. L’entretien d’un jardin demande un travail quasi quotidien. 
CP : Oui, et c’est le SPADOM qui gère cela. Les collaborateurs du service sont répartis par secteurs, avec un chef de secteur. Ils ont été en contact avec les équipes dès la conception des jardins. Ce serait impossible de faire un dixième de Lausanne Jardins sans le SPADOM. 

Lausanne Jardins est une manifestation très appréciée des Lausannois. Elle embellit la ville, fait découvrir de nouveaux sites. Mais elle ne dure que quatre mois, tous les quatre à cinq ans. Qu’en reste-t-il ?
AR : Dans toutes les entreprises de design, il existe un département chargé de la recherche appliquée et du développement. 350 personnes travaillent au SPADOM, où il n’y a pas de tel département. Plutôt que d’engager une poignée de personnes qui feraient de la recherche pure, la Ville co-finance une manifestation qui joue ce rôle-là. Et puis, il y a des jardins ou des pratiques qui sont pérennisés lors de chaque édition, c’est une plus-value sur du long terme. Lors de la dernière édition, des Français ont suggéré d’utiliser des moutons pour tondre les pelouses. La pratique s’est instaurée à Lausanne grâce au savoir et à l’énergie de Lausanne Jardins. 

Christophe Ponceau est architecte et architecte d’intérieur parisien. Il s’est formé auprès du paysagiste Gilles Clément et a développé une activité de directeur artistique en design, photographie et graphisme.
Adrien Rovero est designer industriel diplômé de l’ECAL. Il est actif dans les domaines du mobilier, du luminaire et de la scénographie et conçoit des objets pour de grandes maisons d’édition.

 

 

Notes

1. Le 23e Festival international des jardins de Chaumont-sur-Loire se tient jusqu’au 2 novembre, avec pour thème « Jardins des péchés capitaux ».
2. Les commissaires ont procédé à un lancer de graines sur le plan du centre-ville de Lausanne. Chaque graine a ensuite désigné un site où se poserait un jardin de l’édition 2014, avec des adaptations possibles. 
3. Composé de bambous et de plantations organisées en séquences, le jardin prenait place le long du tracé de la Ficelle, train à Crémaillère qui reliait Ouchy au Flon jusqu’en 2006 avant d’être remplacé par le m2. Gilles Clément et Christophe Ponceau avaient aussi semé des fleurs sur le gazon existant, transformé alors en prairie fleurie destinée à évoluer de manière aléatoire, à se mettre « en mouvement ». Pérennisé pendant un temps, le jardin a été détruit avant la construction du métro, à l’exception de quelques arbres qui ont été conservés. 

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