De re­bus quae ge­r­un­tur

Statler et Waldorf: la chronique critique de Pierre Frey

Publikationsdatum
24-05-2016
Revision
26-05-2016

Patrimoine suisse est l’héritière du «Schweizerischer Heimatschutz», ligue de beauté, fondée en 1905 littéralement pour protéger la patrie des outrages de la modernité; il peut se trouver du génie dans l’esprit conservateur, c’est ce que savaient Baudelaire et les révolutionnaires. Ce Heimatschutz distingue depuis 1972 des collectivités exemplaires du Prix Wakker, que la paresse journalistique fait suivre en général l’énoncé de l’adjectif prestigieux. Le soussigné a siégé trois mois au comité consultatif d’attribution de ce prix. Très courte erreur à laquelle il a mis fin après qu’il a compris que sous les paupières closes du secrétaire général se déployaient de persistants conflits d’intérêt et qu’on y évaluait des créations des évaluateurs.

En ce début de 2016, la Section vaudoise de Patrimoine suisse plaide avec détermination devant la Cour de droit administratif et public du Tribunal cantonal (CDAP), la cause du Jardin botanique de Montriond, œuvre majeure de l’architecte Alphonse Laverrière et dont un enjeu essentiel l’indépendance des appréciations du Conservateur cantonal des Monuments historiques, soumis à des injonctions insistantes et formelles du Conseil d’Etat. Ce dernier ayant pris avec la Loi sur la protection des monuments, de la nature et des sites (LPMNS) des libertés d’autant plus larges qu’on l’a laissé faire. Pour autant, la Section vaudoise de Patrimoine suisse ne semble pas avoir renoncé au paradigme de l’enfant prodigue et se languit de la reconnaissance «paternelle» que l’Autorité semble lui mesurer au cours de cette législature. Or dans cette matière, pour voir se déployer les marques espérées du respect, il faut commencer par savoir se faire craindre.

Avec les collaboratrices et les collaborateurs qui ont assuré l’essor de ce projet, j’ai consacré 25 années de ma vie à mettre sur pied les Archives de la construction moderne et à assurer la diffusion gratuite et sans droits de propriété intellectuelle des images que pouvaient produire leurs fonds et qui pouvaient être utiles à la recherche, à l’enseignement et à la connaissance du patrimoine bâti des cantons romands, partant à la protection des monuments dignes d’attention. Il n’aura fallu que quelques mois à mes successeurs pour mettre le holà au règne du partage et de la gratuité et pour rédiger un règlement qui entrave la consultation, celle spécialement des mandataires chargés des expertises «monuments historiques». En pratique, par exemple, est ainsi ralenti, est ainsi entravé, l’accès aux documents qui informent sur la genèse du Jardin botanique de Montriond, sur sa valeur d’art et d’architecture.

Cet exposé des faits met en évidence la perplexité que cause la circonstance suivante: la Section vaudoise de Patrimoine suisse s’est avisée d’attribuer aux Acm-EPFL son prix bisannuel du patrimoine, une distinction purement honorifique. Pour ce faire, elle a choisi la date de son assemblée générale annuelle qui tombe le 18 juin 2016 et elle a invité M. le conseiller d’Etat Pascal Broulis qui sous réserve d’imprévu a accepté l’invitation. 
Il s’ensuit une situation de commedia dell’arte:
En principe, les Acm seraient honorées de voir reconnus leurs mérites d’avoir diffusé et publié gratuitement des milliers d’images inédites entre 1988 et 2014, contribuant dans le droit fil de l’inventaire INSA à renouveler la vision de l’architecture en Suisse romande au 20e siècle, spécialement d’avoir contribué à l’émanciper du paradigme «moderne». Mais leur nouveau règlement de consultation qui remet en cause cette orientation et contredit la lettre autant que l’esprit des contrats signés avec les donatrices et les donateurs, font de ce prix un anachronisme.

En principe, Patrimoine suisse devrait pouvoir se sentir aussi fier que résolu d’attribuer lauriers et laudatio pour les hauts faits signalés. Mais il se retrouve un peu tel celui qui étant en la taverne, pense être en vendange.

En principe, le représentant du Conseil d’Etat du Canton de Vaud, gardien attentif et sans reproche des lois qui protègent le patrimoine devrait présider à cette cérémonie. Mais il revêtirait alors le casque rassurant du pompier, alors qu’il attise en ville le feu contre le patrimoine. Pour le mauvais jeu de mot on citera feue la remise des locomotives et le parlement cantonal, mais il faudrait mentionner aussi le Jardin botanique de Montriond et une théorie de cures…
Sauf qu’habiles ouvriers à décrypter ressorts et intrigues, Statler & Waldorf qui siègent dans la première loge à jardin de ce théâtre, se trouvant être un avatar du fondateur des Acm, ne peuvent se livrer à la critique des armes pendant que sur la scène, ce dernier, plongé en quelque sorte rétroactivement dans ce pataquès, se verrait contraint de recourir aux armes de la critique, sans qu’à l’issue de la cérémonie il se trouve quelqu’un pour demander à l’un ou l’autre des protagonistes: 
Que diable alliez-vous faire dans cette galère?

Pierre Frey, historien de l’art

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