Bienvenue à bord du Solar Express!
Pour négocier son virage énergétique, la Confédération promeut les grands parcs photovoltaïques en altitude et les nouvelles installations hydroélectriques. Alors qu’elle a joué la carte de la concertation pour les barrages, elle a misé pour le photovoltaïque sur la stratégie de la ruée vers l’or: premier arrivé, premier servi.
L’intensification de l’invasion russe en Ukraine en février 2022 a fait s’envoler les prix de l’énergie et mis en évidence la dépendance de la Suisse vis-à-vis d’acteurs étrangers en matière d’importations d’agents énergétiques. Les problèmes d’insécurité de l’approvisionnement et le réflexe du hérisson qui va de pair ont fait s’envoler les prix.
Accélérer pour éviter les pénuries
Face à ce risque de pénurie, voire de black-out, et dans un environnement déjà mis sous tension par la Stratégie énergétique 2050 ainsi que par la sortie planifiée du nucléaire en 2035 (votée en 2017), le Parlement a révisé la loi sur l’énergie au cours du deuxième semestre 2022 afin de faciliter et accélérer le développement de grands parcs photovoltaïques alpins. Objectif de cette loi surnommée Solar Express: contribuer à diminuer au plus vite le creux de production électrique hivernale, qui correspond malheureusement à un pic d’utilisation.
Selon les termes de cette loi, les points suivants s’appliquent aux (futures) grandes installations photovoltaïques:
- aucune preuve du besoin requise (nécessité démontrée);
- construction relevant d’un intérêt national;
- implantation imposée par leur destination (aucune autorisation exceptionnelle requise selon la loi fédérale sur l’aménagement du territoire);
- aucune soumission à l’obligation d’aménager le territoire (en particulier planification directrice des cantons);
- intérêt de réaliser les installations primant en principe sur d’autres intérêts nationaux, régionaux et locaux;
- production minimale annuelle d’une installation devant s’élever à 10 GWh d’électricité;
- production du 1er octobre au 31 mars (semestre d’hiver) devant être au moins de 500 kWh pour 1 kW de puissance installée;
- mise en place des installations exclue dans les marais et les sites marécageux, dans les biotopes d’importance nationale, ainsi que dans les réserves de sauvagine et d’oiseaux migrateurs;
- construction d’une installation possible à certaines conditions dans une zone de l’Inventaire fédéral des paysages, sites et monuments naturels d’importance nationale (IFP);
- installation soumise à l’accord de la commune concernée et du propriétaire foncier;
- autorisation de construire délivrée par le Canton;
- étude d’impact sur l’environnement requise;
- rétribution unique de la Confédération s’élevant au maximum à 60 % des coûts d’investissement;
- démantèlement complet des installations et rétablissement de la situation antérieure lors de leur mise hors service définitive.
Avec cet objectif hivernal en tête, l’option du photovoltaïque alpin fait sens car le rayonnement solaire est plus intense en altitude, la présence de neige renforce le rayonnement réfléchi, l’ensoleillement est meilleur en altitude et, enfin, le froid améliore le rendement des panneaux photovoltaïques.
Du soleil dans les Alpes
Un autre avantage évident de l’environnement alpin (environ 65% du territoire suisse) est qu’il est nettement moins densément bâti et peuplé que le reste de la Suisse. Dans une étude1, 2 cherchant à optimiser, en termes d’espace dévolu à la production, le mix photovoltaïque/éolien qui permettrait de pallier la perte de production d’origine nucléaire après 2035, des chercheurs de l’EPFL et du WSL sont parvenus eux aussi à la conclusion que l’avenir du photovoltaïque était alpin. Et ce malgré un modèle posant de très strictes contraintes spatiales, telles qu’une altitude maximale de 2700 m, une pente inférieure à 30°, un éloignement maximum de 500 m d’une route, une exclusion du territoire du Parc national, des glaciers et des zones de neige pérenne, des pentes orientées au nord, etc.
Solar Express concerne l’installation de panneaux photovoltaïques dans les alpages suisses situés à une altitude supérieure à 1500 m. La Confédération encourage les projets en subventionnant jusqu’à 60% des coûts et en simplifiant les procédures administratives. Mais elle pose pour cela de strictes conditions. Les parcs photovoltaïques installés doivent être à même de produire au minimum 10 GWh/an et injecter au moins 10% de la production attendue pour l’ensemble de l’installation prévue (ou 10 GWh) au plus tard à la fin de l’année 2025. L’objectif est que ces installations puissent produire 2 TWh/an d’électricité, dont la moitié en hiver, d’ici 2030. De plus, la manne fédérale ne concernera que les premiers projets permettant d’atteindre ces 2 TWh. Dans ces conditions, de nombreux projets de photovoltaïque alpin sont rapidement sortis des cartons, voire des chapeaux, pour tenir le pari d’une mise en service partielle en moins de trois ans. Mais ce sprint solaire ne pouvait que se heurter à des difficultés techniques et à des oppositions citoyennes.
La montagne, un environnement de construction complexe
L’installation d’un parc photovoltaïque en altitude est complexe à plusieurs égards. Comme pour toute construction en montagne, les chantiers sont contraints par le climat qui en réduit la durée à quelques mois par année. Mais le principal problème est bien souvent l’absence d’infrastructures existantes pour transporter l’électricité. De plus, Solar Express prévoit un raccordement au réseau (grid) existant. Or celui-ci est en de nombreux endroits incapable d’absorber les 2TWh d’énergie électrique que devraient produire les parcs photovoltaïques alpins d’ici la fin de la décennie, surtout dans les régions isolées. Cette problématique pourrait entraver et retarder la réalisation des objectifs fixés pour ces parcs solaires. Selon l’Association des entreprises électriques suisses (AES), il faudrait une dizaine d’années pour renforcer les lignes existantes et construire les nouvelles lignes à haute tension nécessaires. De nombreux projets ont ainsi dû revoir à la baisse le nombre de panneaux photovoltaïques initialement prévu.
L’autre difficulté tient à l’acceptation des parcs solaires par la population. En effet, Solar Express et ses déclinaisons cantonales font craindre une absence de garde-fou pour limiter et cadrer ces projets de grande ampleur. En septembre 2023, les citoyens du canton du Valais – canton qui a pour ambition énergétique de devenir «la batterie de la Suisse» – ont rejeté par référendum (54%) le décret concernant une simplification des procédures cantonales d’autorisation des grandes installations photovoltaïques.
Quel impact sur le paysage?
Bien qu’ils soient efficaces et produisent une énergie décarbonée, les grands parcs photovoltaïques ont un très fort impact sur le paysage. Conscients du risque que leurs installations pourrait faire peser sur le tourisme, leurs promoteurs communiquent beaucoup sur le fait que leur projet ne sera pas visible du fond de telle vallée, depuis tel village ou tel point de vue. De nombreuses organisations de défense de l’environnement contestent également ces projets, estimant qu’il faudrait d’abord exploiter le potentiel offert par les constructions déjà existantes avant de dégrader la nature.
Suite au lancement de Solar Express, de nombreux promoteurs ont rapidement sorti des projets de leurs tiroirs. L’un d’entre eux, Grengiols-Solar (présentation détaillée du projet sous ce lien), a particulièrement indigné les associations de défense de l’environnement. Situé dans le Parc naturel régional de la vallée de Binn (VS), le projet devait à l’origine s’étendre sur 3.4 km2. Le contexte légal a contraint ses promoteurs à le réduire à 0.8 km2. Sur cette surface, ce sont pas moins de 230 000 modules photovoltaïques qui seront installés. Même si ce projet est prévu pour pouvoir fonctionner de manière indépendante, il devrait, à terme, être couplé à un nouveau lac de retenue (Chummensee) dans un vallon voisin. Ce dernier abriterait une installation de pompage-turbinage en lien avec les ouvrages hydroélectriques déjà présents sur le bassin versant. Le principe est simple : utiliser le surplus d’énergie photovoltaïque pour pomper de l’eau dans le Chummensee et la turbiner à des moments de plus forte demande, en hiver notamment. Si la synergie technologique est intéressante et pertinente, la juxtaposition géographique d’un parc photovoltaïque et d’un barrage hydroélectrique permet de s’interroger sur l’impact paysager de chacun de ces deux modes de production d’énergie électrique.
Avantages et désavantages du photovoltaïque
Du côté du photovoltaïque, un parc a pour avantage de ne pas trop perturber la topographie et la morphologie du lieu car les panneaux sont en général fixés sur des structures métalliques de hauteur à peu près équivalente. Si l’impact visuel est indéniable, l’emprise au sol d’une telle installation, principalement due aux points d’ancrage supportant les panneaux photovoltaïques, est relativement faible en comparaison de la surface d’un parc solaire – les promoteurs du projet Morgeten, dans le Simmental (BE), l’estiment à 1%. Il est ainsi tout à fait possible que du bétail puisse paître à l’intérieur d’un parc comme c’est notamment le cas au parc solaire de la Boverie, à Payerne (VD), où une trentaine de moutons déambulent sous les 38 000 m2 de panneaux photovoltaïques. Un autre avantage d’une telle installation est sa réversibilité: la déconstruction ne pose aucune difficulté technique et la loi Solar Express impose que «lors de leur mise hors service définitive, les installations [soient] complètement démantelées et la situation antérieure rétablie». Enfin, du point de vue de la stratégie énergétique nationale, les parcs photovoltaïques ont le grand avantage de pouvoir être construits relativement vite une fois leur parcours administratif achevé.
Et les barrages?
La situation est évidemment toute autre pour un lac de retenue. Sans parler de la quantité de matériau nécessaire à son édification – 6 miom3 de béton pour celui de la Grande Dixence –, un barrage, par définition, bouche une vallée, inonde des terres, modifie l’hydrologie, et perturbe la circulation de la faune. De plus, un tel aménagement est pour ainsi dire définitif. La première phase de construction de barrages s’est faite au sortir de la Seconde Guerre mondiale, dans un contexte de marasme économique et d’enthousiasme technologique. Ce «bond en avant» et les progrès qu’il a apportés ont tendance à faire oublier les luttes que ces ouvrages ont généré ainsi que les paysages qu’ils ont fait disparaître. La vidange du lac de Vogorno (TI), en 2022, a fait ressurgir toute une géographie fantôme – ponts, routes, bâtiments, terrasses agricoles – submergée à la suite de l’édification du barrage de Contra dans la première moitié des années 1960; l’exhumation de ce qui fut autrefois un territoire habité et exploité a également fait ressortir l’histoire plus sombre de ceux qui ont dû quitter leur terre et leur maison. On peut ainsi dire que si un parc photovoltaïque modifie l’environnement, la construction d’un barrage le bouleverse.
Si la Confédération a lancé son offensive solaire, l’hydroélectricité n’est pas non plus en reste dans sa stratégie énergétique. Mais ici, plutôt qu’une ruée vers l’or à la Solar Express, elle a préféré réunir les différents acteurs (énergéticiens et associations de défense de l’environnement) autour d’une table en amont du processus. Parmi la multitude de projets plus ou moins avancés, le but était de déterminer lesquels étaient les plus susceptibles de permettre d’atteindre une production de 2TWh tout en minimisant l’impact environnemental induit. Cette table ronde a débouché sur une liste de 15 projets (à laquelle le Parlement a rajouté un seizième par la suite), dont huit sont situés en Valais. Pour 11 de ces 16 projets, il s’agit de surélever un barrage existant, une bonne manière a priori de réduire l’impact environnemental sans toucher à des terrains vierges. Les quatre autres sont des projets à construire de toutes pièces. Ces derniers auraient également à remplir des fonctions autres que la seule production d’énergie électrique: protection contre les crues, irrigation, tourisme, etc. Si cette liste a été approuvée par tous les partenaires invités, il y a loin de la coupe aux lèvres en ce qui concerne leur réalisation. Car la plupart des projets sont situés dans des zones sensibles d’un point de vue environnemental (sites UNESCO ou inscrits à l’IFP, etc.)
Polémique autour d’une table ronde
Alors que cette liste issue de la volonté d’asseoir les partenaires à une même table a été initialement saluée, elle prête aujourd’hui le flanc à plusieurs critiques. En effet, plusieurs experts estiment que quatre de ces barrages seront très difficiles à surélever, que ce soit pour des questions géologiques (absence ou mauvaise qualité de la roche d’appui au-dessus de la hauteur actuelle) ou constructives, liées à la double courbure des barrages voûtes. De plus, le caractère prioritaire des 16 projets retenus ne ferme pas la porte au développement d’autres projets, contrairement à ce qu’espéraient les associations de défense de l’environnement. Le conseiller fédéral en charge des questions énergétiques Albert Rösti a ainsi été surpris que les autorités valaisannes lui révèlent l’existence d’une liste de neuf projets supplémentaires lors de sa visite à la Grande Dixence en septembre 20243. Et c’est peu dire que ces projets-ci ne sont pas sans conséquences sur le paysage et l’environnement puisque, pour un grand nombre d’entre eux, il s’agirait de nouvelles constructions dans des sites aujourd’hui préservés de haute montagne et non du rehaussement d’infrastructures existantes. C’est particulièrement le cas du projet Oberaletch Gross, qui viserait à produire 750 GWh/an en plein cœur du site Unesco Aletsch Jungfrau.
Photovoltaïque ou hydroélectrique, ce ne sont pas les projets qui manquent. S’il est probable que seule une partie d’entre eux verra le jour, leur impact sur le paysage sera, à n’en pas douter, important. Alors que la route est encore longue avant de voir s’ériger de nouveaux barrages, où en sont les projets de parcs photovoltaïques à un peu plus d’une année du délai imposé par Solar Express? Sur l’ensemble du pays, 18 projets de grandes installations photovoltaïques au sens de l’article 71a de la loi sur l’énergie sont actuellement sur les rails. 13 en sont au stade de la mise à l’enquête publique, un a obtenu une autorisation de première instance et, pour quatre d’entre eux, l’autorisation est entrée en force. La production attendue cumulée de ces 18 projets se monte à 440 GWh/an, soit un peu moins de 25% de l’objectif de 2 TWh/an de Solar Express. S’il est probable que plusieurs projets supplémentaires franchissent les écueils administratifs et juridiques dans les prochains mois, le temps presse étant donné qu’ils devront être à même d’injecter du courant dans le réseau d’ici à la fin 2025 pour entendre bénéficier du subventionnement (60%) de la Confédération.
Un premier bilan
La pression du contexte politique et énergétique a imposé une vision de type «ruée vers l’or» dans un domaine où la réflexion et la planification sont primordiales. Si le premier arrivé sera le premier servi, il ne sera pas forcément le plus pertinent. Certaines communes de montagne qui n’ont que peu de ressources touristiques pourraient facilement voir dans Solar Express une manière assez simple et rapide de monétariser des territoires sans grande valeur économique. Négocier le virage énergétique nécessitera indubitablement des arbitrages entre rentabilité économique et protection du paysage. Mais l’impact sur le paysage des parcs photovoltaïques et des barrages actuellement à l’étude impose un débat à tête reposée et non sous la pression d’un délai à la subvention. Cet impact servira très certainement de levier de négociation dans la perspective d’un renouveau du nucléaire en Suisse : cumulés à ceux des 16 projets de barrage, les 2 TW/h des parcs photovoltaïques de Solar Express ne représentent que la moitié de la production de la centrale nucléaire de Leibstadt (AG). Voilà qui promet des débats animés!
Notes
1. Jérôme Dujardin, Annelen Kahl and Michael Lehning, «Synergistic optimization of renewable energy installations through evolution strategy», Environmental Research Letters, 20 mai 2021
2. Philippe Morel, «Sortir du nucléaire: une équation aux nombreuses inconnues», TRACÉS 10/2021
3. «En visite à Hérémence, Albert Rösti rassure les acteurs valaisans de l’hydroélectricité», Le Nouvelliste, 6 septembre 2024