Car­to­gra­phie de la vio­lence in­fras­truc­tu­relle à Gaza

Le Funambule

Léopold Lambert met ici en perspective deux types de violences qui se jouent à Gaza, la violence spectaculaire ou militaire, et la violence "normale", c'est-à-dire celle que subissent quotidiennement 1,8 million de Gazaouis en raison d'une dépendance énergétique, en fuel et en électricité, ou d'un manque de médicaments

Date de publication
03-09-2014
Revision
25-10-2015

Alors qu’une grande partie de la presse européenne s’efforce de préserver l’imaginaire d’une réciprocité de la violence, il convient de souligner ce qui empêche fondamentalement d’établir une telle symétrie : la violence infrastructurelle que les habitants de la bande de Gaza subissent de manière quotidienne. S’attacher à décrire seulement la violence spectaculaire et sa justification démagogique comporte un risque : celui de souhaiter un retour à la normale, c’est-à-dire un retour à la violence « normale ». La carte que j’ai réalisée après les trois premiers jours du nouveau siège sur Gaza met en perspective la violence « exceptionnelle » et la violence « normale », celle du quotidien des 1,8 million de Palestiniens qui vivent dans ce qui a été appelé « la plus grande prison du monde ».

La bande de Gaza est entourée de murs dont l’approche est contrôlée par des mitrailleuses télécommandées. Côté mer, l’accès est restreint au strict minimum (6 milles nautiques des côtes). Le territoire de Gaza est souvent décrit comme l’un des plus densément peuplés au monde. Deux facteurs expliquent cette densité : l’impossibilité d’une quelconque extension territoriale, et le fait que trois quarts de la population gazaouie sont des réfugiés forcés de quitter le territoire alloué à Israël en 1947. 

La particularité de l’enclave palestinienne par rapport à la Cisjordanie s’est cristallisée en 2005, lorsque le gouvernement d’Ariel Sharon y a ordonné le « désengagement » de toute présence militaire et civile israélienne. Une douzaine de colonies ont été évacuées puis démolies dans le but de ne laisser aucune infrastructure qui pourrait être utilisée par les Palestiniens. A cet égard, il convient de signaler le travail du collectif Decolonizing Architecture Art Residency (Sandi Hilal, Alessandro Petti et Eyal Weizman), qui a travaillé sur une spéculation urbaine d’un tel désengagement au sein de la Cisjordanie. N’ayant plus à s’inquiéter d’une quelconque présence israélienne dans la bande de Gaza, les gouvernements israéliens ont depuis conduit quatre sièges qui ont tué plus de 2 200 Palestiniens depuis 2006 (22 Israéliens sont également morts au cours de ces sièges). 

L’alimentation en électricité et en fuel de l’enclave est dépendante du bon vouloir d’Israël, qui lui fournit les trois quarts de sa consommation – le reste étant produit par la centrale locale et importé d’Egypte – qui n’atteint elle-même qu’un tiers de ce qu’elle devrait être pour que les structures gazaouies fonctionnent normalement. Comme l’atteste bon nombre de rapports officiels, une telle dépendance énergétique permet au gouvernement israélien de « doser » l’apport d’électricité à Gaza au seuil au-dessous duquel une catastrophe humanitaire se produirait. Gaza n’est donc pas seulement un laboratoire pour l’armée israélienne qui y teste son nouvel arsenal – ce fut le cas durant l’opération « Plomb durci » en janvier 2009 et cela semble être à nouveau le cas ces derniers jours – elle constitue également un laboratoire d’ordre sociologique qui expérimente au niveau infrastructurel sur l’ensemble d’une population.

Le domaine qui recoupe l’infrastructurel et le militaire est celui des hôpitaux gazaouis. 40 % de la liste de médicaments essentiels établie par l’Organisation mondiale de la santé manquent dans leurs stocks. Cette carence se fait cruellement sentir durant les bombardements israéliens : de nombreux blessés succombent, en l’absence de traitement adéquat. Que cette seconde vague de violence, moins visible mais tout aussi opérationnelle, soit intentionnelle ou non n’a pas d’importance, puisque les effets dévastateurs opèrent au-delà des intentions. 

La violence infrastructurelle « normale » n’est pas essentiellement différente de la violence militaire. Une attaque de drones dans un camp de réfugiés et un arrêt d’approvisionnement en électricité ne déploient pas la même intensité de nuisance, mais ils constituent tous deux des actes de guerre dont les victimes sont immanquablement civiles. 

L’issue pacifique tant espérée ne pourra pas faire l’impasse sur une prise en compte de cette autre violence, dont on parle si peu.

Étiquettes
Magazine

Sur ce sujet