Concevoir un projet d’architecture à distance: une pratique ancienne à la recherche de nouveaux outils
L’enthousiasme numérique actuel pourrait porter à croire que l’architecture se fait à distance pour la première fois de son histoire. Cependant, ses rapports au virtuel et au télétravail ne sont pas uniquement liés aux plateformes de collaboration, aux réseaux sociaux ou aux outils de formation en ligne du 21e siècle. Cet article est une réflexion sur l’état de l’art de la formation architecturale en ligne aussi bien que sur ses prédécesseurs.
Concevoir à distance : une tradition ancestrale
C’est grâce à la pratique du dessin que la conception de projets d’architecture à distance a été rendue possible. La nature virtuelle du dessin d’architecture, outil fondamental pour l’élaboration et la diffusion, permet non seulement de transmettre des savoirs, de faire avancer des projets, mais aussi de répliquer et de partager un travail en cours entre différents architectes éparpillés dans l’espace ou dans le temps, qui peuvent alors le mener collectivement.
Les anciens outils employés pour concevoir des projets d’architecture à distance sont certes très différents des plateformes numériques contemporaines, mais ils ont pourtant donné lieu à des innovations importantes et contribué au développement de systèmes d’écriture codifiés qui peuvent nourrir la recherche actuelle.
Pour ne citer que quelques exemples, Villard de Honnecourt a restitué dans ses carnets plusieurs secrets de construction obtenus auprès de cisterciens. Ses notes et dessins sont devenus de véritables outils virtuels d’apprentissage et de divulgation pour les constructeurs des cathédrales gothiques1.
La construction de la bibliothèque Laurentienne, commandée en 1519 à Michel-Ange par le Pape Clément VII, comporte une anecdote similaire. De 1524 à 1534, il suivit les travaux en personne. Après la mort de son père et de Clément VII, il quitta Florence avec la ferme intention de ne plus jamais y retourner. Il confia le chantier à d’importantes personnalités, telles que Bartolomeo Ammannati, et continua à suivre les travaux à contrecœur depuis Rome d’où il envoyait des dessins, des maquettes et des instructions2. Dans son ouvrage Vite, Vasari décrit de façon précise les documents de Michel-Ange3. Il s’agit de dessins, d’aquarelles et même de maquettes en argile comportant des finitions en or. Vasari insiste aussi sur leur importance et le soin avec lequel, à l’époque, ces « produits virtuels » ont été acquis, conservés et consultés.
Un autre exemple éloquent est celui du palladianisme. Ce mouvement, qui s’est répandu de la Vénétie à toute l’Europe entre le 17e et le 18e siècles, s’inspira non seulement des œuvres mais également des dessins d’Andrea Palladio, décédé depuis longtemps déjà. Les dessins et les architectures de Palladio eurent donc une force virtuelle propulsive. Ils agirent à distance, parcourant au moins deux siècles et traversant même les océans, si l’on considère l’œuvre de Thomas Jefferson comme un exemple tardif de néoclassicisme palladien diffusé aux Etats-Unis4.
L’interaction « compositionnelle » à distance a également été pratiquée dans le domaine musical. A l’époque de Jean-Sébastien Bach, les partitions, tout comme les idées, circulaient à travers l’Europe de manière très efficace. Si Bach composa des Suites anglaises, des Suites françaises et même un Concerto italien sans jamais trop s’éloigner de sa Thuringe natale5, c’est que l’accès aux partitions de ses homologues européens lui permettait d’ouvrir sa pratique à des influences extérieures et de profiter de la recherche musicale de compositeurs opérant dans d’autres pays européens6.
Le contexte contemporain : démographie, démocratie et expulsion
Quel que soit leur âge ou leur niveau professionnel, la grande majorité des architectes contemporains a déjà expérimenté la conception à distance en se servant des outils du Web 2.0. Ces derniers ont quitté la sphère de l’expérimentation élitiste pour connaître une diffusion massive. De manière presque naturelle, ils sont devenus des outils standard, dans la vie domestique comme dans la vie professionnelle, à l’instar des appareils électroménagers dans les années 1960.
Aujourd’hui, la situation est cependant différente. D’un point de vue démographique par exemple, la diffusion des smartphones, des tablettes et des ordinateurs portables connaît une croissance constante et mondiale, y compris dans les pays les plus peuplés de la planète (en Afrique, en Asie et en Amérique du Sud), qui étaient jusqu’alors plus ou moins exclus des processus abordés ici. L’utilisation des outils informatiques a notamment stimulé l’apparition de phénomènes comme celui du Printemps arabe. Concernant les rapports entre le politique et le technologique, il serait également important de tenir compte des propos de Giulio Tremonti, l’ex-ministre des Finances italien. Selon lui, les grandes banques internationales, les hedge funds et la finance de l’ombre constituent un « bloc de pouvoir sans limites » qui détermine désormais l’équilibre des relations entre les Etats. Cela est vrai à un degré tel que « la république internationale de l’argent est en fait l’avant-garde d’une autre série de républiques naissantes les républiques numériques... Google, Amazon, argent numérique, autoroutes numériques, nouvelles agoras sociales. Ce ne seront pas les Etats qui imposeront leurs lois nationales, mais les républiques numériques qui imposeront leurs lois aux Etats »7.
Depuis près de vingt ans, la sociologue Saskia Sassen démontre dans ses travaux les rapports complexes entre nation et globalisation et questionne les cross-border networks, ces géographies enfantées par les nouveaux pouvoirs internationaux. Dans son dernier livre, elle signale que les inégalités, le chômage et l’augmentation de la population accélèrent la consommation des ressources et effectuent de véritables expulsions de l’espace vital8.
La question est au fond celle de l’accès inégal aux services. Quelles opportunités, véritables ou seulement apparentes, le contexte transnational de la globalisation prétend-il offrir au marché de la profession d’architecte aujourd’hui ? Comment peut-on répondre à la nécessité d’identifier de nouveaux outils d’interaction appropriés au contexte professionnel ? Il est évident qu’il importe de mettre à disposition sur le marché de la formation des outils proches de ceux qui seront utilisés par les étudiants dans le cadre de leurs futures expériences professionnelles. Un exemple à suivre serait peut-être la politique clairvoyante de nombreuses sociétés de logiciels CAD : elles rendent disponibles gratuitement leurs logiciels auprès des étudiants en architecture, sachant que ceux-ci seront leurs principaux clients dans les années à venir.
Les outils pédagogiques et les outils professionnels disponibles pour concevoir des projets d’architecture à distance semblent avoir progressé de manière séparée et parallèle à la fois ces vingt dernières années, tout en étant désormais tous deux des outils de masse.
PRIN 2006 : une recherche sur les nouveaux outils et méthodes de formation en architecture en ligne9
De 2007 à 2009, j’ai participé à un groupe de recherche universitaire intitulée « Nouveaux outils et méthodes de formation à distance en architecture » que dirigeait l’architecte et chercheur Lucio Barbera10. La recherche s’est déroulée dans le cadre de la seconde phase expérimentale des initiatives promues par l’Union européenne11. La première phase concernait l’expérience WINDS (Web-based Intelligent Design tutoring System). Sponsorisée par l’eEurope plan de la Commission européenne, WINDS n’a pas produit de résultats satisfaisants12 : il s’agissait d’une « approche de masse »13. Il existe en effet un nombre important d’institutions actives dans le domaine dont les responsables sont prêts à admettre qu’en matière d’apprentissage à distance leur priorité est d’éduquer le plus grand nombre plutôt que d’assurer le haut niveau des formations proposées14.
Notre analyse a également recensé les outils et les logiciels les plus populaires et les plus avancés qu’utilisent les universités participant à PRIN ainsi que d’autres universités jouissant d’un prestige international. Nous avons pu constater la présence de deux groupes : les partisans des produits commerciaux et ceux qui soutiennent l’utilisation de logiciels open source : « l’utilisation efficace de l’ordinateur et de la télématique en général n’est pas une manière différente de faire la même chose (enseigner) ; c’est une chose différente. »15
Mon point de vue sur la question a été développé dans l’essai Blended Learning16. Dans son étude intitulée Information Science and Democracy17, Lucio Barbera, le directeur de la recherche, situait au début des années 1960 l’émergence des phénomènes sociaux, culturels et politiques qui provoquèrent certaines réformes dans le domaine de la formation de masse aux Etats-Unis. Ceux-ci continuent de constituer la base des questions qui accompagnent le développement des interactions collaboratives à distance. Les protagonistes de ces événements furent, selon Barbera, Clark Kerr, Abrahm Flexner, John Henry Newman18. Barbera rappelle par ailleurs qu’à cette période aux Etats-Unis, tout comme en Italie, il existe « [
] cette nouvelle idée d’une université technologiquement avancée qui propose des vastes champs offrant non seulement une multiplicité de choix mais également de moyens d’accès. La compétition, la sélection et la spécialisation mais aussi la densité sociale y atteignent leur maximum. Cette nouvelle université a été dotée d’un nouveau nom aux Etats-Unis :
la Multiversité »19.
Expériences récentes et outils blended learning : MOOC, Google Docs, BIM
L’initiative la plus significative dans le secteur de la formation à distance semble être actuellement celle des Massive Open Online Courses (MOOC) (voir article lié).
Le modèle des MOOCs a déjà été expérimenté à plusieurs reprises. Il a reçu des financements européens et jouit de l’adhésion et de la participation de réseaux paneuropéens. A l’instar du programme elop* (voir article lié), nombreuses sont pourtant les expériences intéressantes transeuropéennes qui s’éloignent de ce modèle.
Plusieurs journalistes de la presse internationale non spécialisée se sont penchés sur la question des MOOCs20. Dans leurs articles, on voit émerger des questions proches de celles discutées ici : les nouvelles géographies du pouvoir global qui sollicitent l’interaction académique globale et les coûts toujours plus difficiles à soutenir par les grandes universités qui posent le problème de l’identification de nouveaux outils afin de soutenir l’accès paritaire à une formation de qualité. Les MOOCs se situent dans le sillage d’une longue tradition expérimentale liée aux problèmes de la formation universitaire dans les sociétés de masse. Ils affirment l’importance et l’efficacité de la production de l’architecture réalisée à la main, même si elle est observée, scrutée et analysée à distance.
L’une des choses les plus importantes que Frank O. Gehry a léguée au monde de l’architecture internationale est, outre les œuvres réalisées, une méthode et un système de conception pour la production architecturale. Au cours des vingt dernières années, Gehry Technologies21 a questionné et réélaboré les standards, les procédures et les programmes existants afin d’aboutir aux logiciels BIM (Building Information Modeling). Ceux-ci permettent de travailler à distance et collectivement sur un même projet d’architecture (fichier 3D CAD). D’autres logiciels sont également l’indice d’un fort développement en ce sens, notamment Revit22.
Il semble donc primordial d’investir des ressources pour diminuer la fragmentation de l’expérience qui résulte de la séparation entre outils didactiques et outils professionnels. On pourrait envisager de stabiliser et de rendre plus efficace l’intégration d’expériences telles que le projet elop* à l’aide, par exemple, des logiciels BIM23. Google Docs a tenté d’introduire divers outils pour le dessin, l’écriture, etc. sur ses plateformes, mais sans l’efficacité nécessaire pour garantir un niveau professionnel avancé. Si des expériences de niveau professionnel pouvaient être acquises dès la phase de la formation, ce ne seraient pas tant les nouveaux architectes que les entreprises, où ces derniers travailleront un jour, qui en tireraient profit. Cet effort est donc indispensable si on souhaite recomposer de manière holistique, et en intégrant toutes les innovations possibles, les compétences structurant la figure de l’architecte.
Anna Irene Del Monaco est chercheuse à l'Université La Sapienza de Rome.
Notes
1. Daniela Galasso, Villard de Honnecourt la rivoluzione strutturale del medioevo, Archigrafica, 2008
2. Filippo M. Tuena, La passione dell’error mio : il carteggio di Michelangelo lettere scelte : 1532- 1564, Fazi, Rome, 2002
3. Ascanio Condividi, Vita di Michelangelo, p. 136
4. Sur la gestion à distance, dans le temps et dans l’espace, des processus et des décisions complexes en architecture lire James S. Ackerman, « Transactions in Architectural DesigTransactions in Architectural D », in Critical Inquiry, Vol. 1, no 2, 1974, p. 229-243
5. Carte des déplacements de Bach : www.let.rug.nl/Linguistics/diversen/bach/images/miscellaneous/map2.jpg
6. Le pianiste Ramin Bahrami se réfère à la manière de travailler à distance de Bach dans de nombreux entretiens.
7. Vittorio Zincone, entretien avec Giulio Tremonti, in Corriere della Sera, 1er mai 2014, p. 36
8. Saskia Sassen, Expulsions - Brutality and Complexity in the Global Economy, Harvard University Press, 2014 et www.saskiasassen.com
9. Rosalba Belibani et Stefano Panunzi (ed.), E_arch. E-learning for architecture, Gangemi Editore, Rome, 2010
10. Ce groupe de recherche réunissait cinq universités italiennes : la Sapienza de Rome, le Politecnico de Turin, l’Université polytechnique des Marches, l’Université du Molise, l’Université Roma Tre. Chaque unité de recherche locale a travaillé sur des thèmes théoriques spécifiques tout en effectuant des expérimentations didactiques directes. Différents types d’outils ont été employés (Moodle e-learning platform, virtual laboratories, urban simulations, learning itineraries, telecontiguity, cognitive research for design) tant par les étudiants à l’intérieur de chaque groupe que dans le cadre de collaborations académiques internationales.
11. European Commission, e-Learning Designing the education of tomorrow, Brussels, European Commission, 2000
12. Certains des participants du projet PRIN 2006 ont également participé à cette première expérience.
13. Anna Irene Del Monaco, « E-learning for architecture », Rosalba Belibani e Stefano Panunzi (edited by), E_arch. E-learning for architecture, Gangemi Editore, Rome, 2010, p. 21
14. See Bray, Maeroff, Massy, Zemsky, (2007, January). « E-learning : successes and failures », in Chronicle of Higher Education, Vol. 53, 2007, Washington
15. Mark C. Taylor, The Moment of Complexity : Emerging Network Culture, Chicago University Press, 2001
16. Anna Irene Del Monaco, « Blended Learning », Rosalba Belibani e Stefano Panunzi (edited by), E_arch. E-learning for architecture, Gangemi Editore, Rome, 2010, p. 59-69
17. Lucio Barbera, « Information Science and Democracy », Rosalba Belibani e Stefano Panunzi (edited by), E_arch. E-learning for architecture, Gangemi Editore, Rome, 2010, p. 15-20
18. Clark Kerr (1911-2003) était le premier recteur de Berkeley et le douzième président de l’Université de Californie. Il est considéré comme un expert en matière d’éducation car il est le responsable des transformations de l’Université américaine dans la seconde partie du 20e siècle. Il a ouvert l’éducation au plus grand nombre et a amélioré la gestion des universités aux Etats-Unis. Abraham Flexner (1866-1959), physicien et éducateur, a fondé le Institute for Advanced Study à Princeton. John Henry Newman (1801-1890) enseignait à Oxford. Il était une figure éminente des cercles académiques religieux britanniques du 19e siècle.
19. Lucio Barbera, L’Architettura dei Campus universitari in America, leçon donnée lors du cours Architectural Composition B in the academic year 1964-65 du professeur Ludovico Quaroni.
20. Kayla Webley, « MOOC Brigade : Will Massive, Open Online Courses Revolutionize Higher Education ? », in Time, 4 septembre 2012 « University Abroad Join Partnerships on the Web », in New York Times, 2013, www.nytimes.com/2013/02/21/education/universities-abroad-join-mooc-course-projects.html?_r=0 « The disruption to come », in The Economist, 2014, www.economist.com/blogs/freeexchange/2014/02/online-education
21. Gehry Technologies : www.gehrytech.com
22. Revit : www.buildingsmart.org
23. ll existe également une communauté opensource travaillant sur BIM : www.openbim.org