Cultures et idéo­lo­gies du bain en ville et en eaux libres

Se baigner en ville, dans les rivières, les fleuves, les lacs, est à la mode. Alors que dans certains pays comme la Suisse, la culture du bain perdure depuis le 19e siècle, dans d’autres elle s’est tarie sous l’effet de réglementations contraignantes, si bien qu’aujourd’hui, des baigneurs revendiquent un «droit à la baignade» dans les cours d’eaux des grandes villes.

Date de publication
18-05-2017
Revision
21-05-2017

Bâle, la 37e édition de la Rheinschwimmen aura lieu en août 2017. Comme tous les ans, des centaines d’hommes, de femmes et d’enfants se jetteront à l’eau pour descendre le Rhin sur deux kilomètres, portés par le courant. A Paris, le 28 août 2016, bravant l’interdiction de la Préfecture de police, des centaines de Parisiens ont barboté dans le bassin de la Villette. A Copenhague, une nouvelle génération de bains publics construits par la jeune garde de l’architecture contemporaine fleurissent depuis les années 2000 dans le port industriel reconverti en quartier résidentiel et tertiaire.
Tradition ou renouveau, la baignade en ville et en eaux libres semble s’accorder aujourd’hui avec les aspirations de nombreux urbains européens, entre retour à la nature et «réappropriation citoyenne» de la ville et de ses «biens communs» que sont les cours d’eau et les lacs. Le réchauffement climatique confirmé chaque année par des épisodes caniculaires agrémente le discours des adeptes des bains urbains d’une tonalité écologique, à laquelle s’ajoute une couche festive et transgressive. La baignade serait-elle devenue, bien plus qu’un plaisir épicurien simple et gratuit, un acte politique de résistance vis-à-vis d’un espace urbain jugé trop normé et normatif, voire un énième avatar de la privatisation et de la marchandisation de l’espace public?

Brève histoire des bains

«De tout temps on a reconnu que les bains froids ont une influence précieuse et incontestable pour guérir, et surtout prévenir les maladies nerveuses. L’impression de froid sur la peau, les mouvements de la natation, la respiration d’un air pur, la gaîté même qui préside toujours à cet exercice, tout contribue à donner du ton à nos tissus, à faciliter les fonctions, à rendre la circulation du sang et des humeurs plus rapide, la digestion plus complète, la respiration plus large. Et cette dispersion puissante de l’activité vitale dans toutes les parties du corps contrebalance pour quelque temps la concentration intellectuelle dans laquelle la civilisation moderne nous fait vivre.» Voici ce que l’on pouvait lire en 1876 dans la 3e édition de La natation naturelle à l’homme et l’art de nager, suivi de considérations sur les traitements hydrothérapiques et sur l’effet hygiénique des bains froids ou des bains chauds1. La propagande hygiéniste va alors bon train.
A Paris, dès le 18e siècle, les bains en rivière sont considérés comme bénéfiques pour la santé des urbains et les établissements de bains, flottants, temporaires ou non, souvent en bois, se multiplient sur la Seine. En 1805, on y dénombre 19 bains froids et 4 bains chauds et 2 écoles de natation. En plus du plaisir de la baignade, ils offrent divers services et attractions: cafés, salons, cabines personnelles, plongeoirs… 
La pratique des bains connaît de nouveaux développements au début du 20e, toujours dans les cours d’eau, mais cette fois en dehors des centres urbains. De grands établissements de bains en béton, vastes ensembles de loisirs très populaires, voient le jour partout en Europe au bord des fleuves et des rivières comme sur le Rhin, la Marne ou le Wannsee à Berlin.
La pollution des cours d’eau, les préoccupations liées à la sécurité des baigneurs et l’apparition des premières piscines artificielles sonnent le glas de la baignade en eaux vives dans un certain nombre de pays d’Europe à partir des années 1930. En France par exemple, un arrêté préfectoral de 1923 interdit de se baigner dans la Seine. S’il n’a été appliqué que dans les années 1950, il est toujours en vigueur aujourd’hui. Dans d’autres pays, comme en Allemagne, dans les pays du Nord ou en Suisse, la qualité des eaux et le cadre légal de la responsabilité expliquent peut-être que la tradition des bains ne se soit jamais perdue. La construction récente de nouvelles infrastructures, la rénovation ou la reconstruction des plus anciennes témoignent d’un goût toujours actuel pour la baignade en milieu naturel, qui s’étend aujourd’hui toute l’année, grâce aux saunas, hammams, massages… qui viennent souvent compléter l’offre.

A Copenhague, une politique publique de la baignade

Comme souvent, Copenhague donne le ton en matière de pratiques sociales, environnementales et citoyennes. Il en va de la baignade en ville comme du reste. Dans l’ancien port industriel, aujourd’hui en cours de reconversion en quartier résidentiel et tertiaire, les habitants se baignent depuis 2002 dans quatre nouveaux bains, dont l’emblématique Islands Brygge, signé Bjarke Ingels Group (BIG), et d’autres sont en cours de construction. Les activités portuaires et industrielles abandonnées dans les années 1980 avaient pourtant laissé des traces peu propices à la baignade: pollution aux hydrocarbures et déchets industriels, sans compte un système d’égouts déficient qui débordait dans le port en cas de fortes pluies. Pour améliorer la qualité de l’eau, dans le cadre des objectifs de la politique environnementale municipale, la Ville de Copenhague a investi 135 millions d’euros dans l’extension de ses stations d’épuration et la modernisation de son système d’assainissement. Elle a notamment construit des bassins de rétention des eaux pluviales qui limitent les effets de débordement des eaux usées dans le port. En cas de très forte pluie, un système d’alerte en ligne permet de fermer immédiatement les installations de bains2.
L’exemple de Copenhague montre que, au-delà du caractère parfois anecdotique de la baignade en ville, la reconquête des cours d’eaux urbains relève d’une politique publique volontariste, qui touche autant à l’environnement qu’au développement urbain et à l’image de la ville et nécessite des investissements publics importants. Ici, la baignade est considérée comme un facteur d’attractivité du nouveau quartier et les bains comme des équipements publics de premier plan, dont l’accès est gratuit. 

A Londres et à Berlin, des projets participatifs et citoyens

A Londres, la baignade est interdite dans la Tamise entre Putney Bridge et la barrière de la Tamise depuis 2012, du fait du trafic fluvial et des marées. Cette interdiction n’a pas suffit à décourager les architectes du Studio Octopi, à l’initiative d’un projet de «lido» flottant, les Thames Baths. Cette piscine de 25 mètres alimentée par l’eau de la Tamise légèrement chauffée et filtrée naturellement pourrait voir le jour grâce à une campagne de crowdfunding sur Kickstarter (qui a pour l’instant rapporté 142 000 livres). L’un des fondateurs du Studio explique que c’est à la suite d’un voyage en famille à Zurich en 2013 qu’il a eu l’idée des Thames Baths. Pour vanter les mérites de leur proposition, les initiateurs du projet ont écrit un «manifeste» qui débute ainsi: «C’est notre droit le plus élémentaire que d’avoir accès à la Tamise (...). Le plus vaste espace public de Londres a été entouré de routes et d’immeubles qui ont restreint l’accès au fleuve. Nous imaginons le futur grand espace public londonien qui permettra de nager en toute sécurité en plein centre-ville et offrira à tous un espace accueillant où passer du temps.»
A Berlin, on se souvient du succès immédiat du complexe de bains Badeschiff Berlin, ouvert en 2004 sur la Spree. Alors que la rivière était interdite à la baignade pour des raisons d’hygiène, il devenait possible de se baigner, non pas dans, mais au milieu de la Spree, dans une péniche des années 1960 transformée en bassin de nage de 32 mètres, accessible par des pontons. Une plage, un sauna, un bar, des concerts, ont rapidement consacré l’endroit comme un haut lieu de la jeunesse berlinoise branchée. Ce projet situé dans un secteur industrialo-portuaire reconverti en espace culturel, l’Arena complex, a bénéficié de fonds publics. Il fait suite à un concours lancé en 2002 par le Stadtkunstprojekte e.V., une association publique de production culturelle, et remporté par l’artiste Susanne Lorenz en collaboration avec AMP Arquitectos et Gil Wilk. Il est aujourd’hui géré par la société Arena Berlin qui gère l’ensemble de l’Arena complex.
Aujourd’hui, un autre projet, d’initiative privée cette fois, comme les Thames Baths, pourrait voir le jour: Flussbad Berlin. Porté depuis 1998 par deux architectes, Jan et Tim Edler (realities:united studio), il propose de nettoyer le canal de la Spree entre Schlossplatz et l’île des Musées grâce à un système de filtration par les plantes pour le rendre propice à la baignade. Le projet, qui s’étend sur 1,8 km, comporte trois sections: une aire écologique pour la flore et la faune, une zone de filtrage et une zone de baignade naturelle de 840 mètres.
Là encore, le discours va bien au-delà de la promotion des bienfaits de la baignade («The Flussbad is about much more than just swimming in the Spree», nous dit le site internet flussbad-berlin.de). Le projet s’inscrit pour ses auteurs dans un «mouvement international qui tend à revaloriser les fleuves et les rivières urbains en tant que ressources». Ecologique, citoyen, participatif, il contribuerait au développement durable et à l’attractivité du centre-ville de Berlin, délaissé par les habitants. Ce canal «inutilisé pendant plus de 100 ans sera reconquis par les résidents de Berlin et deviendra un espace de loisirs public et non commercial pour les habitants et les visiteurs». L’association à but non lucratif fondée en novembre 2012 pour gérer le projet a récolté des fonds importants depuis 2014, notamment 4 millions d’euros accordés par le gouvernement fédéral allemand et l’Etat de Berlin pour le développement et la promotion du projet dans le cadre de son programme «Projets de développement urbain national». La filtration écologique des cours d’eau a un coût…

A Paris, de la baignade sauvage au projet métropolitain?

Jacques Chirac, briguant un troisième mandat de maire de Paris, l’avait promis en novembre 1988: «Dans cinq ans, on pourra à nouveau se baigner dans la Seine. Et je serai le premier à le faire.» Promesse non tenue qui pourrait trouver aujourd’hui un écho favorable à la faveur de la candidature de Paris aux Jeux Olympiques et Paralympiques de 2024. Anne Hidalgo, l’actuelle maire de la capitale, a en effet confirmé son souhait d’organiser le triathlon et les 10 km de nage en eau libre dans la Seine. Dans cette perspective, elle a confié une mission d’études à l’APUR3, qui a dressé en novembre 2016 un premier inventaire de 49 sites possibles de baignade dans la Métropole du Grand Paris. La question n’étant finalement pas tant de savoir où se baigner que dans quelle eau, un plan d’actions a été engagé sous l’égide de l’Etat et de la Ville de Paris afin d’atteindre une qualité des eaux de la Marne et de la Seine compatible avec la baignade. 
Moins soucieux de ces préoccupations hygiénistes, des mouvements de baignades «sauvages» ou «pirates», comme le Laboratoire des baignades urbaines expérimentales, qui s’est fait remarquer pour avoir organisé en août 2016 une baignade non autorisée dans le bassin de la Villette, revendiquent une approche plus festive et militent pour une réappropriation des cours d’eau en ville. Pierre Mallet, cofondateur du collectif LBUE, explique: «A l’échelle internationale, on assiste à une double dynamique: la réinvention du rapport à l’eau en ville et l’émergence de collectifs citoyens qui se mobilisent pour offrir un meilleur accès aux cours d’eau urbains et militent pour un droit à la baignade en ville. Ils partagent un état d’esprit festif et la conviction selon laquelle l’eau urbaine est un bien commun dont on devrait pouvoir jouir collectivement de façon plus systématique. La baignade, c’est aussi une porte d’entrée pour défendre une certaine vision de l’espace urbain, moins normé et moins normatif qu’il ne l’est actuellement.»4

Réappropriation citoyenne?

On le voit, le «droit à la baignade» en ville revêt diverses formes et se pare de discours plus ou moins marqués idéologiquement selon les villes et les pays, en fonction de leur culture, de leur rapport au risque, de la qualité de leurs eaux. Du simple bain rafraîchissant après une journée de travail à l’acte collectif militant, de la plage en famille au kilomètre de nage quotidien, de la baignade gratuite au complexe nautique payant, privé ou public… Derrière ces multiples déclinaisons de la baignade urbaine, on voit poindre l’idée que les cours d’eau en ville sont une ressource inexploitée, des espaces vides dans des centres anciens trop étriqués et finalement, au-delà des bonnes intentions, des territoires à conquérir, dont le potentiel, d’usages dans le meilleur des cas, mais aussi marchand, est sous exploité. Une forme de réappropriation, très peu citoyenne. Il faut dire que le fantastique potentiel communicant que recèlent les bains en ville peut avoir de quoi attirer des investisseurs de tous bords. A l’image de Copenhague, toute ville européenne qui se revendique jeune, attractive, festive et dynamique, se doit de développer ses concepts de bains, au même titre que ses bars à la mode, ses restaurants bio et ses concept stores. L’exploitation des cours d’eau comme «ressource» ne risque-t-elle pas d’attiser encore le mouvement général de privatisation de l’espace public auquel on assiste depuis plusieurs années dans différents pays d’Europe? En France par exemple, sous prétexte de renflouer des finances publiques en berne, les collectivités n’hésitent pas à rentabiliser leurs espaces publics, qu’elles louent pour divers événements ou qu’elles font exploiter et entretenir par des sociétés privées. Il suffit de jeter un œil à certaines plages de la Méditerranée où les portions de sable réellement publiques et gratuites sont réduites à quelques mètres carrés entre deux plages privées. 

 

Notes

 

1. Cité par Isabelle Duhau dans son article «Les baignades en rivière d’Ile-de-France, des premiers aménagements à la piscine parisienne Joséphine Baker», publié dans la revue Livraisons d’Histoire de l’Architecture, n°14 / 2e semestre 2007.


2. Source: Denmark.dk, the official website of Denmark


3. L’Atelier parisien d’urbanisme (APUR), association régie par la loi 1901, a été créé le 3 juillet 1967 par le Conseil de Paris. Il a pour missions de documenter, analyser et développer des stratégies prospectives concernant les évolutions urbaines et sociétales.


4. Pierre Mallet interrogé par Margot Baldassi, pop-up urbain, cabinet de conseil en prospective urbaine le 21 septembre 2016 www.pop-up-urbain.com/histoire-deaux-entretien-avec-le-laboratoire-des-baignades-urbaines-experimentales

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