Dé­cons­truire: modes d’em­ploi

Dans le cadre d’une thèse de doctorat à l’EPFL, une étude comparative de 21 protocoles d’évaluation du bâtiment (de l’entretien à la gestion de déchets en décharge) a été menée. Les résultats conduisent au développement d’un protocole automatisé visant à standardiser la déconstruction et à faciliter sa normalisation au sein de l’industrie.

Date de publication
10-10-2024
Barbara Lambec
architecte, experte en patrimoine, chercheuse au Structural eXploration Lab (SXL) de l’EPFL et chercheuse invitée au Circular Construction Lab (Cornell, NY)

La pratique actuelle favorise la démolition d’un bâtiment jugé obsolète, puis le tri des matériaux avant le recyclage. L’économie circulaire préconise plutôt son maintien et sa transformation puis, si nécessaire, sa déconstruction soignée pour prolonger la durée de vie des éléments de construction. L’ambition de ce travail de recherche est de mettre en exergue les défis et manquements de la pratique actuelle, puis de développer des outils facilitant la création de stocks d’éléments de seconde main et, ainsi, le développement du réemploi. Comme déconstruction et réemploi sont des sujets émergents et singuliers, l’étendue de la recherche porte sur la phase d’obsolescence du bâtiment dans son ensemble, en incluant l’entretien des édifices existants comme la gestion des déchets. Elle ne se limite pas à la Suisse ou à l’Europe, mais étudie aussi les pratiques nord-américaines, présumément pionnières en la matière. Bien qu’il couvre un large spectre, ce travail vise à produire de l’information et des outils spécifiquement adaptés à la pratique des architectes, ingénieurs, entreprises,… En résumé, de tous les potentiels déconstructeurs. Il a permis, en outre, de mettre en avant la nécessité d’une procédure d’évaluation des potentiels de réemploi standardisée. Son développement est maintenant en cours, sur la base de la synthèse de procédures existantes.

Procédures de réemploi: ce qu’il en est

Un total de 21 procédures développées entre 2001 et 2021 et issues de France, de Belgique, de Suisse, du Luxembourg ainsi que des États de Washington, de Californie, du Wisconsin et de l’Illinois ont été examinées. Cette analyse met en évidence les critères impliqués dans ces procédures afin d’en identifier les tendances. Certaines des procédures déterminent la fin de vie appliquée aux déchets dans les décharges, d’autres requises lors de demandes de permis de transformation ou de démolition exigent le renseignement préalable des volumes récupérés, recyclables ou mis en décharge; certaines rapportent l’évaluation de travaux d’entretien futurs nécessaires à un bâtiment existant donné, d’autres, enfin, conduisent à des inventaires de réemploi… Toutes couvrent l’entièreté du spectre de la phase d’obsolescence. Ce sont les fins des procédures, les responsabilités des intervenants et les moyens d’évaluation utilisés qui sont au cœur de cette étude.

Sur l’ensemble des procédures analysées, un plus grand nombre se concentre davantage sur des critères d’évaluation descriptifs (surface, volume, quantité…) que sur des critères projectifs (priorité d’intervention, outils nécessaires, nouvel usage envisagé…), ce qui indique une tendance à l’évaluation de l’état actuel plutôt qu’à des projections futures. On remarque également que les procédures élaborées par des spécialistes (scientifiques, architectes ou ingénieurs) sont exhaustives, en raison de leur expérience. En revanche, les procédures élaborées par des autorités nationales ou locales comportent généralement moins de critères, à l’exception des villes ayant des pratiques avancées en matière de gestion des déchets, comme San José et Chicago. En effet, les procédures comportant le plus grand nombre de critères évaluent principalement les matériaux sortant des sites, tels que les déchets ou les débris affectés à la mise en décharge ou au recyclage.

Bien souvent, les procédures développées par les autorités ne comportent pas de critères concernant la qualité des éléments ni leur déconstructabilité, ce qui reflète un certain manque d’intérêt pour le potentiel de réemploi des éléments. Par ailleurs, seul un nombre limité de procédures vise le réemploi ou la récupération de matériaux, incluant généralement un inventaire avant la déconstruction pour déterminer le stock potentiel mais allant rarement au-delà de cette phase. Aucune ne regroupe de manière exhaustive l’ensemble des informations concernant les éléments à fort potentiel de réemploi. Aucune ne traite du phasage et des coûts nécessaires à la mise en œuvre des pratiques de déconstruction et de réemploi. Une vision holistique du site et de son contexte est rare. Les procédures se concentrent étroitement sur des objets d’étude prédéterminés – façade, lambris, bois ou combustible – sans approche évolutive : de l’élément à la matière, de la matière au déchet. Cette première analyse suggère que si les procédures actuelles répondent aux préoccupations immédiates en matière de gestion des déchets, elles ne facilitent pas la planification globale du réemploi et de la valorisation.

La subjectivité est omniprésente

Le potentiel de réemploi des éléments de construction est influencé par une série de facteurs qui vont au-delà de leur capacité physique et intrinsèque. Les aspects sociaux, les avantages environnementaux, les considérations financières et la dynamique des marchés influencent également le potentiel de réemploi. De fait, l’élaboration de scénarios incluant ces aspects est une nécessité. Chaque acteur de la construction apporte ses ambitions, ses préjugés et son expertise au processus d’évaluation, influençant ainsi les outputs (résultats). En effet, les créateurs (architectes, ingénieurs, etc.) peuvent donner la priorité à un but précis ou définir des critères en fonction de fins et intérêts particuliers. Dès lors, la manière dont les informations sont saisies introduit des limitations et des biais qui influencent le bilan de l’évaluation. Par ailleurs, les capacités et les connaissances des évaluateurs (les utilisateurs) jouent un rôle essentiel dans l’exhaustivité, la précision ainsi que la complétude de l’évaluation.

La complétude n’est pas (encore) d’actualité

L’exhaustivité des évaluations de potentiel de réemploi permet de s’assurer que toutes les informations pertinentes sont saisies. Or, parce que la pratique du réemploi n’est pas normée en tant que telle, les évaluations actuelles sont disparates et incomplètes. Elles négligent souvent la phase de déconstruction et de mise sur le marché, pourtant essentielle. En effet, les dynamiques de l’offre et de la demande influent sur les potentialités : ainsi, un élément viable, de bonne qualité et facile à extraire peut ne pas avoir de potentiel s’il n’est pas désiré. Le phasage de la décons­truction est également un facteur important pour les projets receveurs où le réemploi est mis en place. Ils doivent pouvoir être organisés en fonction de la création et de la mise à disposition du stock. Les propriétés géométriques post-déconstruction, les transformations possibles des éléments constructifs doivent pouvoir être envisagées puisque ces actions ont nécessairement des incidences sur l’objet. Ainsi, les évaluations recensées sont, d’une part, incomparables, et d’autre part, insuffisantes pour déterminer des potentiels de réemploi. Les évaluations doivent pouvoir s’adapter et être conçues de manière à prendre en compte de nouveaux facteurs pertinents afin de garantir une compréhension holistique des potentiels de réemploi et une prise de décision éclairée.

Les avantages d’une normalisation

Mesurer et quantifier les éléments d’un bâtiment avant sa déconstru­ction sont un défi : en raison des hypothèses qu’il faut nécessairement formuler pour aborder un édifice tel qu’il est, mais aussi parce que le processus de déconstruction et de transformation de ses matériaux diffère à chaque cas. Ces évaluations comportent donc intrinsèquement des incertitudes. L’établissement de cadres communs, d’une méthodologie unifiée et de pratiques bien définies peut minimiser ces incertitudes et améliorer la cohérence ainsi que la fiabilité de celles-ci. La normalisation des approches ouvrirait également de nouveaux débouchés commerciaux et favoriserait l’émergence de nouvelles professions dédiées à l’évaluation du réemploi. Elle permettrait d’avoir une chaîne logistique complète, faite de plusieurs intervenants aux rôles en cours de définition.

Vers un instrument standardisé

Cette recherche met à disposition une base pour améliorer l’efficacité des procédures actuelles en identifiant leurs forces et leurs faiblesses. Elle propose une analyse critique ainsi qu’un ensemble de mesures et de critères connexes visant à compléter les procédures existantes d’évaluation du potentiel de réemploi. Elle fournit également une base pour développer une procédure d’évaluation du potentiel de réemploi générique, évolutive, automatisée et adaptable, avec pour objectif sa standardisation.

Pour accélérer l’évaluation du potentiel de réemploi lors des phases préliminaires d’un projet, cette procédure s’appuie sur un outil de prédiction statistique automatisé. Il permet de réduire le premier inventaire à un nombre minimal d’informations: le nombre de mètres carrés d’un logement ou d’un immeuble et son année de construction – et par extension le nombre de pièces et leurs compositions. Avec un tel outil, ces deux informations suffisent pour une première estimation des durées d’opération, ses coûts, ses bénéfices, ses impacts. Le résultat permet ainsi à l’utilisateur de rapidement faire un choix informé entre la déconstruction et le réemploi, la démolition, le recyclage ou la mise en décharge. Il est possible d’apporter des précisions pour chacune des pièces du bâtiment quant aux dernières transformations et au type de revêtements en place. Au cas par cas ou en fonction des phases de projet, chaque information supplémentaire apportera plus de précision sur, par exemple, le budget et le planning d’opération, majoritairement absents des procédures étudiées jusqu’ici. Différentes techniques de déconstruction et de transformation sont préétablies avec un niveau de difficulté ajustable. Une durée et un coût minimum/maximum sont proposés pour chacun des processus de déconstruction et de transformation ainsi qu’une réévaluation des dimensions et quantités en fonction des processus appliqués. Enfin, une estimation des coûts de remise en état et de gestion du stock permet d’évaluer l’ensemble des coûts/investissement nécessaires à la remise sur le marché des éléments.

L’outil sera testé en octobre prochain et ne s’applique pour l’instant qu’aux logements situés en Suisse. Les tests permettront d’évaluer la pertinence des résultats de l’outil et d’affiner les données utilisées pour développer les scenarii de processus de déconstruction et de transformation. L’adoption d’une procédure d’évaluation du potentiel de réemploi générique, automatisée et adaptable est une recommandation clé soutenue par de nombreux acteurs de terrain. La praticabilité, la cohérence et l’efficacité des évaluations du potentiel de réemploi conditionnent la transition vers des pratiques de construction plus durables.

21 procédures / 1 protocole

Au-delà d’une étude des critères d’évaluation, cette analyse porte également sur les fins, les responsabilités et les moyens de chacune des procédures. L’hypothèse est que ces composants définissent respectivement les outputs, inputs et processus de chacune d’elles (voire graphiques ci-après).

À la suite de cette étude, un protocole sera mis en place. L’outil sera testé en octobre prochain et ne s’applique pour l’instant qu’aux logements situés en Suisse. Les tests permettront d’évaluer la pertinence des résultats de l’outil et d’affiner les données utilisées pour développer les scenarii de processus de déconstruction et de transformation. 

Pour participer à la phase test: barbara.lambec [at] epfl.ch

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