Au­top­sie du bâ­ti­ment

Accompagné par une multitude de spécialistes, ce dossier décortique le bâti comme un corps: provenance des matériaux, bilan environnemental, potentiel de réemploi.

Date de publication
07-10-2024

Né sur les rives du Léman, au 19e siècle, le jeune Victor Frankenstein dépèce humains et animaux pour réassembler leurs chairs inertes en une créature devenue célèbre. Sur ces mêmes rives, au 21e, des chercheur·ses et praticien·nes scrutent et (re)composent des bâtiments. Entre le roman de Mary Shelley et la pratique architecturale, un défi analogue lie les protagonistes: faire émerger une unité vivante à partir de matières éparses. L’examen approfondi des différentes composantes qui constituent notre corps et notre environnement est probablement infini, mais les processus et les méthodes employés nous ramènent à notre temps et au regard critique que nous portons sur nos créations.

Tandis que nos approches constructives entament leur mutation sur les chantiers, un matériau peut à lui seul être à la fois porteur de solutions et de scepticisme. Remplacer dans la chaîne de production un élément devenu «problématique», comme le béton, par son équivalent «écoresponsable», le bois, n’est pas sans incidence. Dans sa recherche, l’architecte spécialiste du patrimoine Nicolas Meier expose les coulisses de l’extraction d’une ressource de plus en plus demandée. Il met en évidence la dissonance entre la définition idéalisée d’un matériau brut et les transformations nécessaires pour qu’il corresponde aux besoins et aux normes. À l’autre extrémité du spectre, l’étude menée par Barbara Lambec, chercheuse au laboratoire SXL (EPFL), vise à faciliter la normalisation des pratiques de réemploi pour allonger le cycle de vie des éléments et matériaux déjà constitués. Le bâtiment redevient un gisement de matière première dont les modalités d’exploitation sont encore à ajuster.

Tenter de comprendre les enjeux derrière chaque matériau nous rappelle également que sa valeur est définie par son usage. Alors que les données techniques et économiques sont généralement acceptées pour chaque élément de construction, leur valeur environnementale est systématiquement discutée. L’application prochaine de réglementations sur l’énergie grise du bâtiment soulève de nombreuses questions quant à la mise en pratique des écobilans et aux données employées pour leur calcul. Partout en Suisse, les récits d’acteur·ices de la construction nous rappellent que l’architecture est une composition collective et que de nombreuses réponses aux enjeux actuels résident dans les échanges, qu’ils soient formels ou informels.

Réemploi, bois, durabilité, circularité, écobilan…La mise en œuvre accélérée et normée de principes constructifs respectueux de l’environnement reconfigure la production architecturale en agissant sur la matière. Elle induit aussi un sentiment de défiance face à la complexification de l’acte de bâtir: à quoi ressemblera notre créature de Frankenstein? Va-t-on vers une architecture paramétrée pour l’optimisation du bilan carbone au détriment d’autres considérations, urbanistiques, sociales ou même esthétiques? En sous-texte de la fiction anglaise, se lisent également les incertitudes d’une époque face à la Révolution industrielle. Dans un système bien établi, la simple substitution de matériaux ou de procédés constructifs à d’autres suffira-t-elle pour faire la nôtre?

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