Des conclaves et des profanes – la participation et la transparence dans les concours
«Ouvrir la boîte noire»
Gabriela Marcovecchio croit au concours, mais à condition de le rendre plus ouvert. Organisatrice de deux démarches innovantes portant sur les places de la Riponne et du Tunnel, elle décrit deux moyens de le faire: la participation citoyenne et le jugement en public.
Il y a près de 150 ans, dans un contexte où la transparence et l'équité faisaient défaut, la SIA introduisait son premier règlement, en dix points, pour encadrer les concours, en particulier pour les grandes commandes publiques. Aujourd’hui, la mise en concurrence est un processus largement standardisé, bien que quelques maîtres d’ouvrage institutionnels récalcitrants y résistent encore. Cependant, la société a profondément changé et, avec elle, les attentes vis-à-vis de la manière dont ces processus doivent se dérouler. De nouvelles aspirations émergent, notamment en matière de démocratie participative, obligeant à repenser les mises en concurrence, qui doivent désormais se décloisonner pour mieux intégrer les préoccupations citoyennes, dès la formulation du programme et même au stade du choix du site.
Une idée vieille de trente ans
En 1993 déjà, la SIA proposait dans une ligne directrice différentes modalités pour rapprocher les profanes des conclaves décisionnels des expert·es1 et augmenter la transparence dans le choix des projets. Pourtant, malgré trois décennies d’existence et des révisions régulières, la ligne directrice d’implication du public dans les concours a été peu exploitée, en particulier en Suisse romande. Jusqu'à la fin des années 2010, seules quelques initiatives pionnières ont tenté d’articuler la participation citoyenne et la recherche de solutions architecturales, paysagères, urbanistiques, comme celles menées par des coopératives d'habitant·es ou par des villes travaillant sur des projets d’espace public emblématiques. On se souvient par exemple du jugement public de la place du Marché à Renens, en 2007. Ces démarches étaient souvent motivées par des intentions louables, mais elles ont parfois flirté avec les limites des principes fondamentaux qui garantissent l’anonymat et la confidentialité des propositions jusqu’à la désignation du projet vainqueur.
En Suisse alémanique, l'implication du public était plus courante, notamment à Bâle et Zurich, surtout pour des projets d'équipement collectif. L’école du quartier Freilager à Zurich, par exemple, a bénéficié d'un jugement ouvert au public en 2017, ce qui a permis de sensibiliser par ce biais les acteurs et la collectivité au modèle pédagogique que son architecture proposait. Cependant, de nos jours, ces mêmes maîtrises d'ouvrage semblent préférer conserver la possibilité de peaufiner leurs choix en faisant travailler encore un peu plus (!) les équipes lors d’un ultime degré d’affinement. Cette exigence annule, pour des raisons pratiques et de préservation de la confidentialité des projets, la possibilité d'ouvrir les jugements à un public auditeur.
À Lausanne, en 2010, le concours pour les Plaines du Loup (SIA 142 d’urbanisme) a inauguré une approche participative avec ses «1000 et une idées!». Jean-Bernard Racine, professeur de géographie à l’UNIL et spécialiste-conseil, a été chargé de représenter la participation. Il a mené cette mission par une analyse approfondie des rendus, notamment à travers une lecture attentive des propositions, avant de restituer son appréciation au jury. En 2016, un autre concours SIA 142, celui des espaces publics Sous-Gare à Lausanne, a franchi un cap supplémentaire en impliquant des groupes cibles, notamment les utilisateurs et utilisatrices de la gare, grâce à des sondages et entretiens, ainsi que des commerçants, habitantes, habitants et enfants lors d'ateliers destinés à nourrir le programme du concours et à briefer les deux représentants de la population au jury.
Ouvrir la boîte noire
«Ouvrir la boîte noire des concours à la population» était une préoccupation majeure de la Ville de Lausanne qui, en 2018, a fait appel à la SIA pour réfléchir ensemble aux démarches adaptées au concours de la Place de la Riponne, un espace public majeur, mais souvent mal-aimé et méritant une consultation large plutôt qu’une mise en concurrence standard. En toile de fond se posait inévitablement la question de la légitimité d’un conclave professionnel et hermétique, chargé de recommander in fine l’exécution d’un projet. Comment justifier ses choix face à l’organe législatif, responsable de l’approbation du crédit de réalisation, mais surtout face à la population, première concernée par l’usage du lieu réaménagé?
En 2019, poursuivant cet objectif politique d’ouverture, la Ville de Lausanne a alloué les ressources nécessaires – temporelles et financières – pour tirer profit de la ligne directrice de la SIA. Elle a ainsi lancé un processus participatif ambitieux, où la mise en concurrence n’a été que le cadre pour l'expression des professionnel·les.
Lors du concours d’idées SIA 142 portant sur les places de la Riponne et du Tunnel les possibilités d’implication citoyenne ont été cette fois pleinement exploitées, tant avant que pendant et après le concours. En effet, l’engagement des «profanes» - en réalité les expert·es de l’usage - a été manifeste: un groupe citoyen élargi a suivi les activités tout au long du processus participatif, en tout 16 personnes représentant les usages se sont formées2 à l’exercice d’analyser les 34 rendus et exposer leur avis au jury. Lors du jugement, trois personnes représentaient ce groupe citoyen. 500 personnes ont assisté, un samedi de décembre, aux délibérations finales du jury au palais de Beaulieu, destiné à la sélection du projet lauréat et au classement des primés.
Ce modèle a ensuite été repris en 2022 pour le concours de projets concernant le réaménagement de la Place du Tunnel ainsi que pour les mandats d’étude parallèles (MEP), pour la Riponne, où le public a pu de nouveau assister au dialogue final. Contrairement au concours d’idées initial, ces deux procédures visent l’attribution de mandats de réalisation.
Cette expérience a été valorisée à l’étranger3, et une grande partie des enseignements tirés a été intégrée dans le guide pratique La participation citoyenne dans les concours, mandats d’étude parallèles et études-test, publié en 2021 par l'État de Genève4. Ce guide présente des repères méthodologiques pour faciliter la participation des habitantes et habitants dans les processus de concours, d’étude-test ou de MEP. Ces repères sont organisés sous forme de tableaux simples, répondant aux étapes clés des mises en concurrence pratiquées en Suisse. Des exemples romands récents illustrent chaque repère.
Des boîtes transparentes
Avec l’expertise usagère et le jugement public, la boîte noire s’ouvre enfin, offrant des preuves tangibles que la participation citoyenne dans les concours peut être mise en œuvre de manière sérieuse et structurée. Les retours des parties prenantes sont largement positifs, même si quelques critiques persisteront toujours, qualifiant ces démarches de coup de com’ politique. Les concours pour Riponne\Tunnel et la place du Tunnel confirment l'aspiration croissante à des processus plus transparents et inclusifs. Il s’agit de démarches où la participation citoyenne et la prise en compte des divers besoins favorisent des décisions ancrées dans la réalité quotidienne des gens. Le milieu professionnel suit également de près les débats du jury qui alimentent, voire questionnent ses pratiques. Le jury, de son côté, en ressort sensibilisé.
À l'ère où la militance en faveur d'une culture du bâti de qualité prend de l’ampleur, l'ouverture des mises en concurrence constitue un levier puissant pour renforcer l'appropriation collective des idées, des projets, voire même des nouvelles spatialités, formes et usages. En rendant les débats du jury transparents et en partageant son argumentaire détaillé ainsi que son appréciation rigoureuse des propositions, le processus témoigne de la compétence et de l’intégrité de ses membres.
Cette transparence donne aux communautés l’opportunité de participer activement à la création de leur environnement, à l’amélioration de leurs espaces (publics) et au renforcement de l’identité et des liens sociaux. En retour, cette démarche pourrait avoir aussi un impact positif sur l’acceptabilité des projets, qu’on ne pourra évaluer qu’après les mises à l’enquête publique.
Gabriela Marcovecchio est architecte diplômée FADU et urbaniste FSU titulaire d'un MAS de l'Unil. Depuis 2010, elle organise régulièrement des mises en concurrence estampillées SIA dont le concours d’idées Riponne\Tunnel et le concours de projet pour la Place du Tunnel pour la Ville de Lausanne. Elle est co-autrice du guide « La participation citoyenne dans les concours, mandats d’étude parallèles et études-test » édité par l’Etat de Genève, co-fondatrice de l’association LE CONCOURS SUISSE et membre du réseau femme et sia et du LARES.
Notes
1. SIA 142i‐402f Implication du public, Ligne directrice relative aux règlements SIA 142 et SIA 143. Commission SIA 142/143 Concours et mandats d'étude parallèles. Disponible gratuitement sur shop.sia.ch
2. La Ville de Lausanne a édité le Guide de l’expertise d’usage à l’occasion du concours d’idées Riponne\Tunnel. Il a été mis à jour à deux reprises, pour les mises en concurrence SIA 142 Place du Tunnel et les MEP SIA 143 Place de la Riponne. Il est disponible pour téléchargement depuis le site de la Ville de Lausanne.
3. Membre du jury du concours d’idées SIA 142 Riponne/Tunnel, l’urbaniste française Ariella Masboungi a rédigé l’article, «L’originalité suisse des concours publics: dialogue, durée, expertise et usages au centre!», Innovapresse, septembre 2021. Elle a également invité une délégation suisse, comprenant notamment le syndic de Lausanne, Grégoire Junod, et le président du jury, Pierre Feddersen, à présenter cette démarche lors du Forum des projets urbains à Lyon en 2021. Par ailleurs, une section de l’exposition Le Concours Suisse est dédiée au concours d’idées Riponne\Tunnel. Cette exposition a été présentée dans plusieurs villes, dont Rio de Janeiro (UIA 2021), Genève, Lausanne, Bienne, Fribourg, Sion, Singapour et Copenhague (UIA 2024).
4. Disponible pour téléchargement depuis le site 3ddge.ch
Concours d’idées Riponne\Tunnel et concours de projets Tunnel
Dispositif du jugement ouvert au public
Les exigences de la SIA:
- Préservation de l’anonymat des participant·es tout au long du processus.
- Composition du jury conforme au règlement, garantissant un jugement compétent et impartial.
- Identification préalable des éventuels conflits d’intérêts entre les membres du jury et les participant·es.
- Aucune communication directe entre le jury et les participant·es avant la décision finale.
Mise en œuvre par la Ville de Lausanne:
- Après une première session du jury à huis clos, les projets en lice et sélectionnés pour classement sont présentés au public par le jury.
- Séparation des espaces: une salle réservée au public auditeur et une salle distincte pour les délibérations du jury. Dans les deux salles sont affichées les planches des projets. La maquette du site ainsi que le recueil des textes produits par les participant·es sont également mis à disposition du public.
- Déroulement des délibérations: le jury se retire dans sa salle dédiée pour délibérer.
- Dispositif de rediffusion: caméras et micros dans la salle du jury, retransmission en direct via écrans et haut-parleurs dans la salle du public.
- Transparence: diffusion en direct des discussions du jury jusqu’au classement final des projets et à la désignation du lauréat.
- Levée de l’anonymat: le jury rejoint la salle du public pour révéler l’identité des auteur·es des projets, un moment convivial autour d’un apéritif est proposé pour clore la journée.
Lire également l'article sur le résultat des MEP pour le réaménagement de la Place de la Riponne