Des guerres puniques à nos jours, histoire d’un projet
Pont de Messine
Depuis l’Antiquité, l’homme a cherché à défier la nature pour franchir les obstacles qu’elle impose, et le détroit de Messine n’a pas échappé à cette ambition. Retour sur l’histoire d’un projet qui trouve ses origines dans les guerres puniques.
Dans son Odyssée, Homère (850 av. J.-C.) s’attache à rendre mémorable la description de la périlleuse traversée du détroit et de la rencontre avec Scylla et Charybde. L'art de construire des ponts était sacré, d'où le terme « Pontifex », fabricant de ponts.
Le premier et jusqu’à présent unique pont sur le détroit, bien que provisoire, aurait été construit sur ordre du consul romain Lucius Caecilius Metellus durant l’été 250 av. J.-C., selon le récit de l’historien Strabon. Cette structure de fortune, construite avec des tonneaux flottants, visait à transférer vers le continent 104 éléphants capturés aux Carthaginois après la bataille de Palerme – la violence de la mer eut raison de l’ouvrage.
De l’Antiquité à nos jours, le rêve d’unir la Sicile au continent s’inscrit dans une longue histoire de défis à la nature, où ingénierie et audace se confrontent aux forces indomptables des éléments.
Au 9e siècle, Charlemagne tenta de construire une série de ponts flottants pour relier les rives du détroit de Messine, mais son projet échoua. Un siècle plus tard, en 1060, Robert Guiscard, frère de Roger d'Hauteville, qui conquit la Sicile jusque-là musulmane entreprit une initiative similaire, mais sa mort en 1085 empêcha l'achèvement des travaux. Au 12e siècle, en 1140, le roi Roger II de Sicile lança une étude sur la faisabilité d'un pont à travers le détroit, mais les explorations sous-marines menées n'aboutirent à aucun projet concret.
Plusieurs siècles plus tard, en 1840, le roi Ferdinand II des Deux-Siciles pensa à relier les deux rives et commanda des études sur la construction d’un pont, mais le coût du projet le poussa à y renoncer. En 1866, le comte Stefano Jacini, ministre des Travaux publics du Royaume d'Italie, demanda à l’ingénieur Alfredo Cottrau d'étudier un projet de liaison stable, notamment un pont flottant reposant sur des flotteurs en acier. En 1870, l’ingénieur Carlo Alberto Navone proposa un passage sous-marin reliant les réseaux ferroviaires sicilien et continental.
L'idée d'une structure fixe fut soutenue par des figures politiques comme Giuseppe Zanardelli en 1876. En 1882, un projet de galerie sous-marine fut imaginé par l’ingénieur Federico Gabelli. L’année suivante, un projet de pont suspendu fut présenté par l’ingénieur Angelo Giambastiani, mais il fut abandonné en raison de sa complexité et de son coût. Dans les années suivantes, le développement du transport par ferry devint une alternative plus économique et pratique. En 1893, la compagnie des chemins de fer de Sicile obtint une concession pour des traversées régulières entre Messine et Reggio de Calabre1.
Avec l'entrée en service des ferries en 1896, l'idée de relier les rives par un pont fut abandonnée. Toutefois, après le tremblement de terre dévastateur de Messine en 1908, qui rappela la vulnérabilité sismique de la région, l’idée de projets sous-marins, notamment une galerie, refit surface. En 1921, l'ingénieur Emerico Vismara proposa l'installation d'un câble électrique sous-marin, renforçant ainsi l’idée d’une liaison durable entre la Sicile et le continent, suivie en 1934 par un projet de pont de l’ingénieur Antonino Calabretta. Cependant, la guerre d’Afrique et la Seconde Guerre mondiale stoppèrent toute avancée.
Les projets de l’après-guerre
En 1949, les études sur la faisabilité d’un pont suspendu reprennent, tandis qu’en 1952, une proposition de tunnel sous-marin voit le jour. Cependant, les défis géologiques rendent cette option peu viable.
Dans les années 1950, le développement économique et l’augmentation du trafic relancent le débat. En 1952, l’ACAI (Associazione Costruttori Italiani in Acciaio) charge l’ingénieur américain David Barnard Steinman d’élaborer un projet de pont suspendu. Le « magicien des ponts » a à son actif 240 ponts suspendus de diverses longueurs et dimensions. Parmi ses grandes réalisations figurent le Mackinac Bridge dans le Michigan, l'un des quatre ponts suspendus les plus longs du monde, s'étendant sur 8 038 mètres sur le détroit de Mackinac et le Henry Hudson Bridge à New York, un pont à arc en acier de 1936 reliant Manhattan au Bronx.
Steinman présente son projet en 1953, où il prévoit une structure gigantesque avec une portée principale de 1 524 m et un tablier accueillant une route et une voie ferrée. Malgré des études géologiques approfondies en 1955, la complexité du sous-sol marin entraîne l’abandon du projet.
Dans ce contexte, la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) influence les discussions, la construction nécessitant des volumes considérables de matières premières. En 1955, la société Ponte di Messina S.p.A. est créée pour promouvoir les études du projet. Toutefois, malgré un soutien institutionnel croissant, aucun projet concret n’aboutit.
En 1961, l’AGIP Mineraria, branche de l’Azienda Generale Italiana Petroli, rejoint les études sur le pont. Ses techniciens forent et analysent les fonds du détroit pour en évaluer la sismicité. Trois ans plus tard, en 1964, Enzo Beneo, ingénieur et président de la Société Géologique Italienne, confirme la faible qualité mécanique des sédiments et de la roche cristalline, comme l’avaient déjà démontré les relevés précédents et ceux menés en 1963 pour le ministère des Travaux publics à bord de la Cornaglia.
Cette même année, une spectaculaire campagne d’exploration sous-marine est confiée à Jacques-Yves Cousteau. À bord de la Calypso, l’océanographe français approfondit l’étude des fonds du détroit, apportant un regard scientifique et cinématographique à cette quête d’un pont entre les rives.
Le concours international de 1969-1970
L'Italie, forte de son boom économique d'après-guerre, veut poursuivre sa course symbolique. Le 19 mai 1956, la première pierre de l’Autostrada del Sole est posée: une œuvre colossale de fierté nationale, longue de 760 km et traversant six régions, qui fascine le monde. Le 4 octobre 1964, lors de l’inauguration du dernier tronçon de l’A1 à Florence par Aldo Moro, l’Autostrada est célébrée comme une "entreprise audacieuse et géniale", illustrant la maîtrise technique de l’ingénierie, de l’architecture et de la géologie italiennes. Les prouesses se déclinent en ponts et viaducs remarquables, notamment le spectaculaire pont sur le Po à Piacenza, réalisé entre 1957 et 1958, avec 16 travées de 75 mètres en béton précontraint, symbole de l’ingéniosité italienne (ingénieur Silvano Zorzi)2.
Tout commence dans le tumulte de 1968, alors que les contestations étudiantes et les cortèges ouvriers annoncent un "automne chaud". Le ministère du Budget et de la Planification, sous la houlette de Giovanni Pieraccini, intègre le mythique Pont sur le Détroit dans le Plan National de Développement. Le 28 mars, la loi n°384 autorise l’ANAS, en collaboration avec les Chemins de fer de l’État et le Conseil National des Recherches, à étudier la faisabilité d’un lien permanent sur le Détroit de Messine et à lancer un concours d’idées ouvert jusqu’au 30 mars 1969, invitant citoyens et entreprises, italiens et étrangers, à proposer des projets audacieux3.
Curieusement, l'appel d’offres est dépourvu de contraintes de conception et de données sur la zone et est ouvert même à ceux qui ne disposent pas de compétences techniques spécifiques. Les candidats doivent quand même proposer le schéma structurel de l'ouvrage, en mettant en évidence sa fonctionnalité, sa résistance, son intégration dans l'environnement et l'urbanisme, ainsi que ses retombées sociales et économiques pour les deux régions concernées et pour l'Italie. Malgré la complexité du projet, des équipes de concepteurs italiens et internationaux présentent des solutions variées, certaines allant jusqu'à paraître de nature fantaisiste.
En 1970, le concours a suscité un engouement remarquable avec 143 projets soumis. Parmi ceux-ci, 125 émanent de groupes italiens, tandis que 18 proviennent d'équipes internationales, témoignant ainsi de l'intérêt mondial pour ce défi d'ingénierie. Au terme du processus de sélection, 75 projets ont été retenus. De ces derniers, 45 proposaient l'implantation d'un pont comportant une ou plusieurs travées, 9 préconisaient la réalisation d'un tunnel, et 21 offraient des solutions alternatives, telles que des ponts flottants, des digues ou des isthmes. Ce panorama diversifié illustre non seulement l'ampleur de l'innovation mobilisée, mais aussi la richesse des approches imaginées pour relever ce défi ambitieux.
À l’issue du concours, douze prix sont décernés, dont six premiers prix ex aequo, récompensant les solutions les plus innovantes:
1. Calini-Montuori-Pavlo JV – Pont suspendu à quatre travées (3650 m).
2. Grant Alan and Partners, Covell and Partners, Inbucon international – Tunnel immergé ancré par câbles en acier, connu sous le nom de "Ponte di Archimede".
3. Groupe Lambertini – Pont haubané à trois grandes travées (540 m + 1300 m + 540 m).
4. Groupe Musmeci – Pont suspendu à travée unique de 3000 m avec pilônes de 600 m et système de suspension spatiale innovant.
5. Gruppo Ponte Messina S.p.A – Pont suspendu de type classique à trois travées (770m+1600m+770 m = 3200m), dérivé du projet de l’ingénieur Steinmann (1953-1955), localisé en correspondance de la "Sella dello Stretto" entre Ganzirri et Punta Pezzo.
6. Technital S.p.A. – Pont suspendu à cinq travées (500+1000+1000+1000+500 m = 4000 m), également situé au niveau de la "Sella dello Stretto".
Toutes les solutions d’aménagement examinées dans cette synthèse historique étaient situées dans la zone nord du détroit de Messine, en particulier autour de la "Sella dello Stretto" (la Sella, entre Villa San Giovanni, en Calabre, et la Contrada Arcieri de Messine, en Sicile, est une zone du détroit peu profonde qui indique une continuité montagneuse entre l'Aspromonte calabrais et les Peloritani siciliens; elle a une profondeur de 170 m et une largeur de 2 km) ou dans ses environs immédiats. Cette dernière est une crête sous-marine reliant la côte sicilienne (Sant’Agata-Ganzirri) à la côte calabraise (Villa San Giovanni-Punta Pezzo). Large d’environ 1 km et d’une profondeur moyenne de 81 m (atteignant un maximum de 115 m), elle constitue le point le plus étroit entre la Sicile et le continent. Les points les plus proches entre les deux rives se trouvent au nord du canal du Pantano Grande, côté sicilien, et à Cannitello, côté calabrais4.
Il vaut la peine de citer quelques mots très actuels de Sergio Musmeci pour décrire son pont, précurseur du project actuel:
«La réalisation du passage routier et ferroviaire du détroit de Messine peut devenir un problème d'ouvrages maritimes, ou, alternativement, un problème de grande portée libre (3 000 m). Cette proposition naît de la conviction que le second problème permet des solutions plus techniquement maîtrisables et donc économiquement viables, car elles sont indépendantes des nombreuses inconnues posées par toute œuvre en mer: fortes courants, fonds marins profonds et instables, et peu connus du point de vue géotechnique. Tous ces problèmes sont exacerbés par la forte sismicité de la zone. Une portée de 3 000 m est plus du double de la portée la plus grande existante à ce jour, celle du pont Giovanni da Verrazzano à New York, réalisé en 1964 (1 298 m), mais il faut immédiatement souligner que cette portée est restée pratiquement inchangée depuis les années 30; le Golden Gate de San Francisco (1 280 m) date de 1937 et depuis lors, il y a eu un progrès technologique considérable dans le domaine des aciers structuraux. Mais surtout, il faut souligner que dans les plus grands ponts suspendus existants, le rapport entre la flèche et la portée est seulement de 1/10, ce qui indique clairement que les portées peuvent être considérablement augmentées; en portant ce rapport à 1/5, il est possible d'obtenir des portées doubles sans modifier la section des câbles. Ce qui augmente sensiblement, c'est la hauteur des pylônes. […]
Le pont proposé est une structure tendue; la présence de câbles de traction le stabilise très efficacement par rapport au vent et aux actions sismiques. Les études et les expériences déjà acquises pour ce type de structure assurent la faisabilité technique et économique de l'ouvrage. Mais il y a des raisons qui transcendent à la fois la technique et l'économie, entendues dans leur sens le plus strict, et qui poussent à accepter pleinement le défi posé par les 3 km du détroit. Ce sont des raisons de politique générale, de psychologie sociale et de promotion civile et culturelle : le pont sur le détroit doit être conçu comme une œuvre de pointe à affronter avec clairvoyance, détermination et courage, car, à l'aube de l'an 2000, c'est une occasion unique de stimuler l'esprit d'entreprise de la nation dans le domaine des grandes réalisations constructives et de qualifier son rang parmi les peuples de civilisation technique avancée. […]
Le projet prévoit deux voies autoroutières de 15 mètres chacune, soit huit voies au total, dont deux pour le stationnement, et deux voies ferrées avec des pentes maximales de 10 %. Les antennes en acier à hautes performances (type T I) devront être situées à la limite entre la mer et les deux rives; leur plan est en forme d'étoile à trois branches et elles seront accessibles grâce à un système d'ascenseurs. […]
C'est cette intention qui a inspiré le projet. Aujourd'hui, nous devons inventer l'avenir, en y projetant cette harmonie entre la raison et la nature qui est le plus précieux patrimoine idéal que nous a laissé la civilisation classique.»
Création de la société Stretto di Messina S.p.A. (1971-1981)
En 1971, la loi 1158 autorise la création d’une société de droit privé à capital public, chargée de concevoir, réaliser et gérer le pont. Ce n’est qu’en 1981 que la société Stretto di Messina S.p.A.voit officiellement le jour, marquant une étape décisive dans l’histoire du projet, qui demeure encore aujourd’hui un sujet de débat.
Certains points clés émergent avec force:
- La persistance de l'idée: le franchissement stable du détroit a fait l'objet d'études et de projets pendant près de deux siècles, avec des propositions allant du pont suspendu au tunnel sous-marin.
- Les défis techniques: la complexité géologique et sismique de la région a constitué un obstacle majeur à la réalisation de l'ouvrage.
- Les dynamiques économico-politiques: l'intérêt pour le projet s'est souvent mêlé à la politique industrielle, comme en témoigne l'implication de la CECA et des grandes industries sidérurgiques italiennes.
- Le rôle de la presse: les journaux et les revues ont amplifié le débat, transformant le pont en un problème non seulement technique, mais aussi d'opinion publique et de stratégie nationale.
Sicile: île ou continent?
Il y a un crescendo dans le récit, avec le projet Steinman qui semble se rapprocher d'une possible réalisation avant d'être abandonné. L'histoire du pont « homérique « de Messine apparaît ainsi comme une promesse éternelle, un pont qui unit réalité et mythe, une idée jamais totalement éteinte, mais toujours repoussée. La narration, qui s'est interrompue brusquement à plusieurs reprises au fil des années, semble aujourd’hui s’ouvrir sur un nouveau chapitre. Le dernier?
Notes
1. Basé sur la contribution écrite par Giovanni Saccà
2. Tullia Ieri et al., SIXXI 5 Storia dell'ingegneria strutturale in Italia Gangemi, Roma 2020
3. Erasmo D’Angelis
Cet article fait partie du dossier Pont de Messine: icône en devenir ou cathédrale dans le désert de la revue TRACÉS du mois d'avril 2025
Icône en devenir ou cathédrale dans le désert?