Ecrit dans la terre

Les sociétés inscrivent leur histoire dans la terre. Mais la réciproque est également vraie: la nature de la terre et du sol qui la recouvre a longtemps façonné et influencé l’activité humaine. C’est donc en vertu de cette interaction intergénérationnelle que se crée le récit du paysage

Date de publication
15-01-2015
Revision
25-10-2015

Il y a environ 6000 ans, après que le niveau des eaux postglaciaires eut cessé de monter, les premières civilisations agricoles de Mésopotamie et d’Egypte sont apparues dans les estuaires des plaines alluviales, les deltas créant une nouvelle terre fertile jusqu’à la mer. Pendant des millénaires, villes et cités se sont développées à l’embouchure des fleuves, profitant de la présence conjointe d’eau douce, de terres fertiles et de ports abrités. Les méthodes de culture ont beau s’être sensiblement modifiées au cours de l’Histoire, notre société reste dépendante de l’état du sol, et en particulier de sa fertilité. 

Il apparaît rétrospectivement que l’érosion et la dégradation du sol sont en partie responsables du déclin des civilisations à travers le monde. Les sociétés qui ont maltraité leur terre n’ont pas survécu. Un problème commun et sous-jacent est celui de la perte du sol due au labour qui, en se développant beaucoup plus rapidement que le temps qu’il faut au sol pour se régénérer, a provoqué l’érosion des couches arables et fertiles dont toute l’humanité dépend (image). Lorsqu’on marche au milieu de prairies ou de forêts indigènes, on s’aperçoit que la présence de sols nus est assez rare. Un champ nu venant d’être labouré est un paysage vulnérable à l’érosion et profondément non naturel. Si la Terre disposait d’une notice d’utilisation, le premier chapitre pourrait s’appeler «Comment protéger le sol, mère de toute vie terrestre». Le sol y serait décrit comme l’interface dynamique entre la géologie et la biologie, créant une passerelle entre l’univers inerte de la roche et le monde animé du vivant.

Si vous voyagez dans les terres hautes, vous pourrez presque partout y voir racontée la façon dont les anciennes sociétés ont maltraité leur terre, laissant à leurs descendants un sol dans un triste état. Encore aujourd’hui, on découvre des outils agricoles datant de l’âge du bronze, abandonnés sur les collines rocailleuses du sud de la Grèce. Les registres des impôts récoltés par les Romains en Syrie et en Libye témoignent de récoltes jadis abondantes dans des régions aujourd’hui transformées en collines rocailleuses et pelées, impropres à la culture. La couleur caractéristique des champs fraîchement labourés de certaines parties de l’Iowa où, brûlé par le soleil, le sous-sol est exposé au sommet des collines qui surplombent le fond des vallées noires, raconte comment, en l’espace de quelques générations, les agriculteurs ont labouré et épuisé une terre noire jadis très riche sur les versants de ces vallées. De même, le spectacle d’agriculteurs européens conduisant de gros engins pour briser une roche érodée aujourd’hui exposée en surface témoigne bien de la perte de sols autrefois fertiles. Dans ces cas, et dans bien d’autres, l’érosion des terres arables nous raconte une histoire qui s’est déroulée sur plusieurs générations, trop lentement pour qu’on la voit advenir mais qui, avec le recul, est assez frappante pour que le géologue puisse la déchiffrer d’un coup d’œil.

Partout dans le monde, la société est aujourd’hui confrontée à ce problème millénaire de la dégradation des sols. La capacité de la planète de continuer à nourrir une population qui ne cesse de croître dépendra de plus en plus de la manière dont nous traitons la terre, et en particulier nos sols. L’Histoire a montré qu’à partir du moment où la culture intensive se répandait par-delà les vallées fertiles des fleuves, l’espérance de vie des sociétés agricoles suivait bien souvent un même cycle d’expansion et de récession. Cela fait un siècle et demi que, périodiquement, toutes les quelques décennies, des personnalités tirent la sonnette d’alarme sur le problème de l’érosion des sols. Mais notre mémoire est courte et notre capacité d’attention limitée. Déjà à la fin du 20e siècle, le taux estimé d’érosion des sols dans le monde représentait plusieurs tonnes de terre arable par habitant. 

Pendant des centaines de millions d’années, les formes de vie terrestre ont permis la constitution de la fine couche de terre qui enveloppe l’ossature rocheuse de la Terre. En se mêlant à la matière minérale, les organismes morts créaient un sol fertile permettant le développement d’une végétation toujours plus robuste qui, en se décomposant, enrichissait le sol. Ainsi, la vie réussissait d’elle-même à surgir de terre pour recouvrir la planète. Ce brouillage des frontières entre la géologie morte des entrailles de la Terre et la biologie vivante de sa surface a permis le développement et l’élaboration d’une vie sur la planète. Les histoires du sol et de la vie terrestre sont indissociablement mêlées, intimement tressées dans le tissu du temps immémorial. 

La propagation à l’échelle mondiale d’une agriculture érosive a inversé cette propension millénaire à créer du vivant. Le monde d’aujourd’hui voit son sol fertile disparaître plus rapidement que le temps qu’il faut à la nature pour le reconstituer. Le principal coupable a été, et reste, une agriculture de labour qui érode le sol plus vite qu’il ne peut se reconstituer – et ceci d’autant plus depuis que l’agriculture s’est mécanisée et industrialisée. Nous avons trop longtemps abusé des ressources naturelles, dépensant l’héritage naturel de l’humanité. 

Comment pouvons-nous inverser cette tendance et régénérer le sol de notre planète? Nous devons changer notre manière de traiter la terre, en faisant du travail du sol une conséquence et non une victime de l’agriculture intensive et de son pendant, l’urbanisation. Cela suppose de revoir nos modes de comportement et de passer de l’usage de produits chimiques – responsables du déclin de la fertilité du sol – à une attitude plus écologique, fondée sur la biologie appliquée. Cela signifie qu’il faut abandonner la charrue et adopter une agriculture de conservation au moyen de cultures de couverture, sans techniques de labour. En laissant en place des résidus de culture dans les champs ou en recourant à l’interculture au moyen de «mauvaises herbes» qui permettent de contrôler l’érosion et de fixer l’azote, il est possible de réduire considérablement l’érosion. Ce faisant, nous avons besoin d’apprendre à être moins dépendants des produits chimiques et à restaurer la vie du sol en rétablissant le système de recyclage naturel des éléments qui fabriquent les organismes vivants. Un usage intelligent du compost, qui redonne à la terre les matières organiques dont elle a besoin, peut contribuer au maintien de la fertilité des sols, car il recycle des éléments essentiels à la culture, au bétail et à la santé humaine. Au cours de ces dernières années, je suis allé visiter des fermes et j’ai discuté avec des agriculteurs qui utilisent des techniques de reconstitution des sols pour rendre la fertilité à des terres dégradées. J’ai été stupéfait par la rapidité avec laquelle ils réussissaient à le faire, et impressionné par la nécessité d’adapter ces méthodes au sol, aux cultures, au climat et au contexte socio-économique spécifiques à chacun des sites.

En pensant aux manières dont nous concevons et construisons nos villes et les espaces qui les constituent, je me suis progressivement aperçu qu’il existait des moyens rapides et efficaces pour régénérer les sols urbains, en particulier quand j’ai vu comment ma femme avait redonné vie au jardin de notre maison dans le nord de Seattle. En moins de dix ans, ses applications régulières de compost et de paillis ont transformé une terre dure comme du ciment et une vieille pelouse dégarnie, privée de vers de terre, en une couche de terre arable et brune, grouillante de vie, qui accueille aujourd’hui des arbres vigoureux et un potager très productif. Je ne me lasse pas d’admirer la quantité de nourriture qu’elle parvient à produire avec deux petites plates-bandes de légumes. Le secret de sa réussite? Redonner à la terre des matières organiques, choses que, dans la plupart des villes, nous jetons à la poubelle comme de vulgaires déchets.

Redonner vie aux sols urbains permettrait à la fois d’augmenter l’espace vert urbain et de relancer une production agricole dans des villes où les habitants ont un accès souvent limité à des produits frais et sains. Si on peut difficilement envisager des solutions pour que des fermes urbaines puissent satisfaire durablement aux besoins en céréales, en viande et en lait, la plupart des villes ont toutefois la capacité de produire une importante quantité de fruits et de légumes. Ce n’est pas une utopie. Par exemple, en 2004, La Havane a répondu à la quasi totalité des besoins en légumes de sa population en exploitant d’anciennes friches. Tout en réfléchissant à des solutions pour concevoir et aménager des espaces potagers en ville, nous devons aussi repenser le mode de traitement et de gestion des déchets organiques en milieu urbain. Il a été ainsi démontré que la présence d’espaces verts dans les environnements urbains était bénéfique sur le plan psychique et social, mais aussi physique, car ils offrent la possibilité de pratiquer toutes sortes d’activités agréables, comme la marche. Maintenant que plus de la moitié de l’humanité vit en ville, la manière dont nous traitons nos sols urbains aura une influence croissante sur la qualité de notre environnement – et de notre vie. 

Les architectes paysagistes et les urbanistes ont un rôle important à jouer, qui ne se limite pas à mettre en place les pratiques fondamentales de conservation du sol telles que le terrassement, l’aménagement de haies et l’implantation d’arbres brise-vents. L’élément commun à la régénération des sols dans des zones tant rurales qu’urbaines est dans la nécessité de boucler la boucle de la nutrition et de redonner une matière organique à la terre. Nous devons approfondir notre réflexion sur le cycle de vie des produits afin d’intégrer le recyclage des déchets organiques à la conception de l’environnement bâti et à notre système de gestion des terres agricoles. En quoi est-ce nécessaire? Notre capacité, ou incapacité, à adapter notre manière de vivre sur Terre en fonction de la disposition de la planète à subvenir à nos besoins sera déterminante pour l’avenir de l’humanité, à un point que la frénésie de notre quotidien nous rend difficile à imaginer – et qu’il est trop facile d’ignorer. 

A l’échelle d’une existence individuelle, les preuves matérielles de l’érosion graduelle des sols due à l’agriculture sont parfois difficiles à identifier, mais les choix désastreux de certains emplacements, alliés à une planification de l’occupation des sols non moins catastrophique, sont gros d’une histoire dont la terre garde la forme. La nature fabrique elle-même ses paysages et il est toujours intéressant de déchiffrer la signature topographique des forces naturelles qui les ont créés. Le principe d’aménagement en zone inondable, dans les plaines situées en bordure des fleuves, commence à être remis en question, en raison du coût des reconstructions et des interventions en cas de catastrophe. A long terme, il est plus sûr et plus économique de prendre en compte les forces qui façonnent les paysages naturels et leurs dynamiques que de devoir gérer, prévenir ou ignorer les risques naturels comme les inondations et les glissements de terrain. 

Ainsi, l’exemple du récent glissement de terrain qui a dévasté la petite ville d’Oso, dans l’Etat de Washington, montre à quel point il est important de savoir lire la terre pour évaluer les risques potentiels du développement résidentiel. Le 22 mars dernier, un glissement de terrain s’est déclenché lorsqu’un replat constitué de sédiments glaciaires s’est détaché de la colline environnante et précipité dans le creux de la vallée, sa vitesse de déplacement pouvant atteindre plus de 80 km/h. Sur son passage, il a détruit la communauté résidentielle de Steelhead Haven, qui existait depuis plusieurs décennies, faisant 43 victimes (image). Le risque d’une pareille catastrophe aurait-il pu être anticipé? La carte des aléas de la région montrait que le fond de la vallée était exposé à des risques d’inondation – la zone exposée aux glissements de terrain étant située sur les versants des collines surplombant la vallée, en face de la rivière où avait été aménagé Steelhead Haven. Or il suffit de jeter un œil aux données topographiques en LiDAR haute définition (distance et portée laser) pour s’apercevoir qu’un glissement de terrain similaire, et même encore plus important, s’était déjà produit dans un passé géologiquement récent (image). Dans un tronçon situé immédiatement à l’ouest du glissement de terrain d’Oso, les signes caractéristiques de ce précédent mouvement de terrain sont inscrits dans l’aspect plissé du fond de la vallée, qui s’étend sous un dénivelé arciforme creusé dans un replat aménagé dans la vallée. Nul besoin d’être géologue pour comprendre l’histoire topographique des glissements de terrain dans le fond de cette vallée : elle est clairement écrite dans le paysage. 

Qu’elles soient les traces évidentes d’anciens glissements de terrain ou les effets cumulés de l’agriculture au fil des générations, les histoires que la nature et l’homme ont inscrites dans le paysage sont essentielles pour comprendre comment elles évolueront à l’avenir – et les risques que nous encourons – si nous continuons à modifier ou aménager la surface dynamique de la Terre. Dans un monde gouverné par les lois de la physique, sujettes aux forces de la nature, et où selon toute prévision le climat sera de plus en plus turbulent, le bon sens nous dit qu’il serait sage d’observer avec beaucoup d’attention les histoires écrites dans la terre. 

David R. Montgomery est professeur de géomorphologie à l’université de Washington. Il a publié The Rocks Don’t Lie, Dirt : The Erosion of Civilizations et King of Fish, édition Paperback, Londres, 2013. Ses recherches portent entre autres sur l’évolution du paysage et sur les effets des processus géologiques sur les systèmes écologiques et les sociétés humaines.

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