Forteresses capitalo-idéologiques: l’architecture défensive des villes occidentales
Le Funambule
Léopold Lambert évoque ici des structures de différentes échelles, qui tentent toutes de défendre un mode d'existence politique.
Dans le TRACÉS n°2/2014, j’examinais ce que j’avais appelé les « forteresses prolétariennes ». Il s’agissait de mettre en valeur un type d’urbanité : des immeubles-villes, comme le village de Burail à Chandigarh, la Kowloon Walled City de Hong Kong ou les logements sociaux haussmanniens de la rue Eugène-Süe à Paris, qui abrit(ai)ent des classes sociales prolétaires qui ont petit à petit investi leur espace de vie, de sorte que ces immeubles se sont transformés en véritables forteresses aux ruelles labyrinthiques d’où peut s’organiser une lutte d’existence sociétale.
Les forteresses dont je vais évoquer ici le modèle sont tout autres. Si elles se servent aussi de l’architecture pour défendre un mode d’existence politique, elles se distinguent par les moyens de production employés et par leur rapport à l’Etat. J’ai choisi d’évoquer quatre forteresses capitalo-idéologiques d’échelles diverses, dont j’ai croisé la route lors d’un récent voyage le long de la côte ouest des Etats-Unis, dans le cadre d’un projet radiophonique appelé Archipelago.
La première est la plus connue et la plus étendue : il s’agit de la forteresse du Nord mondialisé. De la limite orientale de l’Europe à la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique, en passant par le mur israélien en Cisjordanie, la mer d’Australie et la DMZ coréenne, la forteresse du Nord mondialisé se sert parfois de frontières naturelles renforcées à l’aide de surveillance militarisée et de lois marginalisant les corps les ayant franchis. D’autres fois, la frontière est matérialisée par l’architecture, comme c’est le cas le long des derniers mètres étasuniens où un mur coupe l’ensemble du territoire nord-américain. Je me suis rendu sur la plage scindée en deux où les hélicoptères de patrouille bourdonnent pendant que les baigneurs de Tijuana observent, presque amusés d’une telle absurdité spatiale, les rares corps provenant de la réserve naturelle étasunienne il est plus facile de patrouiller une réserve naturelle quasi-déserte qu’un milieu urbain dense.
La deuxième est à l’échelle d’un centre-ville, celui d’Oakland, de l’autre côté de la baie de San Francisco. Les caméras de surveillance sont partout. Comme les micros capables de reconstituer la balistique d’un coup de feu. Comme les multiples éléments de mobiliers urbains qui, sous couvert d’une esthétique de pacification (bacs à fleurs, différences de niveaux du sol, bancs en béton poli, etc.), servent d’abord à protéger les immeubles administratifs et autres sièges sociaux d’éventuelles attaques.
La troisième se situe à Seattle, non loin de l’autre frontière des Etats-Unis, celle partagée avec le Canada. Il s’agit d’une tour de bureaux conçue par l’architecte Minoru Yamasaki quelques années après l’achèvement du World Trade Center de New York. Cette tour a la particularité d’être simultanément terrifiante et sublime. Son socle de douze étages consiste en effet en un évasement architectural rendant la base de l’immeuble environ deux fois plus restreinte que le plan des étages de bureaux. Il n’est pas certain qu’une telle stratégie réponde stricto sensu à un besoin défensif ; néanmoins, on ne peut qu’observer le refus catégorique d’un dialogue symbiotique avec la rue, avec un retranchement qui rend les étages « intouchables ».
La quatrième dernière forteresse est un immeuble de logement de San Francisco, où les processus de gentrification sont particulièrement violents puisque véhiculés c’est le cas de le dire par les entreprises de la Silicon Valley. Toute architecture de la gentrification pourrait sans doute incarner son paradigme, mais celle-ci est particulière dans le sens où le soin architectural apporté à sa conception témoigne de la complicité assumée de l’architecte. La façade longitudinale donnant sur la rue est complètement opaque, alors que l’autre, « protégée » des vues, est généreuse. Chaque entrée est fortifiée de grilles rehaussées exprimant une sémiotique très claire de l’antagonisme qu’elle voue à son quartier environnant et aux fantasmes d’insécurité que les corps gentrifiants attribuent à leurs congénères gentrifiés.
Ces quatre exemples de forteresses capitalo-idéologiques sont paradigmatiques de l’architecture élitiste et sécuritaire qu’elles incarnent, mais il n’est nul besoin de se déplacer dans l’ouest étasunien pour croiser leur route. Les murs du capitalisme combien de murs matérialisent la propriété privée ? sont partout au sein de la forteresse du Nord mondialisé, et partout ils divisent dans un effort de défense, preuve que les logiques qui les produisent comprennent l’antagonisme qu’elles créent au sein de la société.