Galerie couverte de Crébelley
L’hétérogénéité des sols dans lesquels la galerie de Crébelley a été réalisée ont impliqué des mesures particulières pour sa conception, son dimensionnement et la surveillance de ses mouvements pendant la construction.
La galerie couverte de Crébelley est l’un des quatre ouvrages d’art qui ont été l’objet, en 2005, de concours de projets pour les prestations d’ingénierie et d’architecture, organisés par le Service des routes du canton de Vaud. Elle doit permettre le passage au-dessus de la H144 de la faune et de la route cantonale RC725 Villeneuve - Chessel.
Selon le rapport du jury, le projet lauréat est caractérisé par les mouvements naturels de la colline : « Le terrain s’ouvre en douceur pour laisser passer la route. Le portail ainsi créé s’exprime de manière délicate dans le paysage modelé par l’homme et l’agriculture. La forme généreuse de l’ouvrage augmente l’ouverture optique pour l’automobiliste sur la plaine et réduit l’impact visuel de la colline. Les plans inclinés aux entrées qui se poursuivent dans la galerie résolvent avec élégance la transition de l’extérieur à l’intérieur et vice versa tout en se raccordant de manière subtile au terrain existant. »
Caractéristiques de l’ouvrage
La longueur de l’ouvrage à proprement parler est de 66 m, auxquels s’ajoutent 18 m d’aménagements de part et d’autre pour une longueur totale de 102 m. Sa section permet le transit d’un trafic bidirectionnel sur une chaussée de 7.50 m de largeur, bordée par deux trottoirs de 1.95 m. Le gabarit intérieur permet le passage de convois exceptionnels de type II (240 to).
Entièrement monolithique, sa structure en béton armé se compose d’une voûte de 17 m de portée et d’un radier contre-voûté sur lesquels nous reviendrons. L’infrastructure routière est composée d’un coffre de grave de 60 cm et de quatre couches d’enrobés bitumineux. La chaussée présente un dévers en toit et les eaux de chaussée sont récoltées par des caniveaux fendus placés des deux côtés de la chaussée (doc. 3).
L’étanchéité est assurée par deux couches de lés en bitume polymère, collés en plein sur la voûte et par la réalisation d’un radier contre-vouté étanche (limitation de l’ouverture des fissures). Les reprises des étapes de bétonnage sont équipées de joints hydrogonflants et de joints d’injection avec possibilité d’injections multiples pour traiter les fissures qui se développeraient éventuellement durant la vie de l’ouvrage. Enfin, des drainages ont été positionnés en pied de voûte de part et d’autre de l’ouvrage afin d’évacuer l’eau s’infiltrant dans le remblai.
Concept structurel
Imaginée par l’architecte pour assurer une bonne intégration dans le paysage, la forme relativement plate de la partie supérieure de la galerie couverte n’est en revanche guère appropriée au fonctionnement en voûte qu’elle laisse supposer. En effet, en raison de sa forme très aplatie, l’effort normal transversal qui la sollicite est faible, ce qui implique un comportement en poutre plutôt qu’en voûte, avec d’importants efforts de flexion. Au niveau du concours, la partie supérieure de la galerie était supposée reposer sur des pieux (doc. 2). Les ingénieurs se sont rendu compte que ce concept de fondation n’était pas adapté aux conditions géologiques du site (voir ci-dessous) et qu’il serait statiquement avantageux de « fermer » la section en créant un radier contre-voûté en béton armé. Cette adaptation permet à la section de travailler en « tube », offrant ainsi l’avantage de mobiliser la butée des terres face aux charges qui agissent sur la structure. De plus, cette structure inférieure offre un encastrement de la partie supérieure, qui permet d’affiner l’épaisseur de la « voûte » en son sommet.
Dimensionnement itératif à l’état de service
L’analyse des structures en béton armé se fait généralement avec des logiciels qui intègrent des matériaux suivant un comportement homogène et infiniment élastique. Ces modèles supposent que la rigidité de la structure reste indépendante de son niveau de chargement.
Par contre, lorsqu’il y a interaction entre la structure et le sol, les déplacements de la première ont une incidence directe sur l’intensité des efforts engendrés par le second. La fissuration du béton due aux efforts statiques affaiblit la rigidité de la structure dans les zones les plus sollicitées. Cet affaiblissement conduit à des déformations différentes de la structure en béton et par conséquent à une modification des sollicitations induites par le terrain. Il est dès lors nécessaire d’approfondir le calcul pour optimiser le dimensionnement et approcher le comportement non-linéaire de l’ouvrage.
Dans le cas de la galerie de Crébelley, et en raison de la forme particulière de la section, une analyse à l’état de service a été effectuée afin de prendre en compte l’interaction sol-structure ainsi que le fluage et la fissuration du béton. Cette analyse se base sur un processus itératif qui combine plusieurs logiciels d’analyse.
Après avoir dimensionné la structure complète de façon traditionnelle (comportement élastique linéaire) dans le cadre du projet d’ouvrage (modèle A), ses caractéristiques géométriques ont été introduites dans un second modèle géotechnique 3D (modèle B) qui, en plus de la structure, intègre les différentes couches de terrain. Ce modèle, qui tient compte des phases de construction, permet de déterminer les tassements et les déformations de l’ouvrage.
La structure est alors modélisée dans un troisième logiciel de dimensionnement des structures en béton (modèle C, éléments finis) en disposant, sur son pourtour, des appuis à ressort qui doivent simuler l’action du terrain (doc. 4). Chaque ressort suit une loi de comportement élasto-plastique en compression seule, avec une rigidité calibrée afin d’obtenir des tassements et des déformations qui correspondent à ceux fournis par modèle géotechnique 3D. Ce troisième modèle de calcul (C) permet de dimensionner les armatures pour l’état limite ultime et de définir les efforts intérieurs qui sollicitent chaque partie de la structure à l’état de service.
Finalement, on utilise un quatrième modèle numérique (modèle D) pour procéder à une analyse détaillée des résultats issus du modèle C. La galerie y est saucissonnée en onze sections comprenant chacune 34 éléments (doc. 6). Les 374 parties de structure ainsi obtenues sont alors analysées individuellement en fonction des sollicitations et de l’armature déterminées par le modèle C. Cette analyse a pour objectif d’évaluer la fissuration du béton ainsi que l’effet de son fluage. Sur la base de ces résultats, il est alors possible de définir, pour chaque élément et selon les axes principaux, des rigidités réduites. Les paramètres d’anisotropie ainsi déterminés sont alors introduits dans les modèles d’analyse B et C et le processus est répété itérativement jusqu’à ce que les taux d’armature de chaque partie ne varient plus entre deux itérations.
Cette méthode de dimensionnement permet d’approcher le comportement réel de l’ouvrage et de disposer en conséquence l’armature de façon optimale. Si le tonnage total des armatures n’a pas été significativement affecté, ces dernières ont en revanche dû être concentrées dans les zones d’encastrement de la voûte (doc. 1).
Modèles géotechniques
Selon les investigations réalisées en 2008 (voir Tracés 22/2010), les sols se caractérisent par « la présence de couches hétérogènes fortement déformées et chevauchées liées à des phénomènes de glacio-tectonique, dont l’épaisseur dépasse 50 m. Elles sont partiellement recouvertes par des terrains plus récents. La masse du complexe déformé comprend des dépôts glaciolacustres, grossiers ou fins et accessoirement des moraines. Bien que l’alternance de matériaux grossiers et fins dans les dépôts glaciolacustres soit irrégulière, il est possible de constater que les premiers prédominent en dessus de 25 à 35 m de profondeur, la situation s’inversant en-dessous »1.
Comme pour toute la H144, ces premières investigations laissaient craindre l’apparition d’importantes déformations lors de la construction de la galerie. Le maître d’ouvrage a souhaité un approfondissement de l’étude des tassements de la colline (constituée par l’aménagement sur et autour de la galerie couverte) et de leur évolution au cours des diverses étapes de réalisation par le biais d’une étude de sensibilité portant sur les moyens (lois constitutives et paramètres) utilisés pour la modélisation des sols. En plus de s’assurer que les tassements demeureraient limités, cette étude devait aussi contribuer à affiner la précision des calculs de dimensionnement de l’ouvrage.
Les caractéristiques géomécaniques des sols ont été estimées à partir d’essais in situ et en laboratoire (pressiomètres, essais SPT, pénétromètres dynamiques, pénétromètres statiques, essais triaxiaux et essais d’identification) afin d’être introduites dans les lois constitutives des modèles aux éléments finis.
Il a été relativement aisé d’estimer les paramètres de rupture des sols en présence (c’ et ’). En ce qui concerne le module d’élasticité E, une tendance s’est dégagée : il augmente avec la profondeur, ceci quelles que soient les formations rencontrées. Par contre, selon les essais pris en considération, les corrélations utilisées et l’attitude plus ou moins prudente des géotechniciens, la fourchette des valeurs considérées pour les modules d’élasticité a été passablement étendue (doc. 6).
Or, les études de sensibilité ont montré que le choix des modules d’élasticité était déterminant pour la prédiction des tassements liés à la construction de la colline. Les différentes modélisations effectuées en 2D sur une coupe perpendiculaire à la galerie (doc. 7) ont ainsi montré une grande variabilité des résultats obtenus pour la cuvette des tassements. Après analyse des résultats, il a été décidé, sur la base de notre expérience et d’une évaluation globale des paramètres, de retenir deux scénarios pour les prédictions (docs. 6 et 8) :
- l’un considéré comme réaliste prudent au sens de la norme avec une loi constitutive « avancée » : élasto-plastique avec écrouissage isotrope (Drucker-Prager avec « cap »),
- l’autre considéré comme pessimiste intégrant des valeurs de modules E, avec prise en compte d’une augmentation des modules avec la profondeur et une loi constitutive « simple » : élastique linéaire parfaitement plastique (Mohr-Coulomb).
Les courbes contrainte-déformation des deux lois utilisées sont comparées sur le document 6. Lors de la reproduction d’un test œdométrique, la loi élastique linéaire parfaitement plastique (courbe rouge) ne fait pas de différence entre la charge et la décharge qui sont toutes deux gérées par un module d’élasticité E. De son côté, la loi élastoplastique avec écrouissage isotrope (courbe verte) permet de différencier les comportements en charge (paramètre , représentant la pente de consolidation primaire) et en décharge (module Edécharge). Les paramètres de rupture sont identiques pour les deux modèles : c’ = 0, ’ = 33°. En outre, les sols sont considérés comme étant normalement consolidés (OCR 1 pour la loi élastoplastique avec écrouissage isotrope).
Une fois ce premier choix effectué, un modèle par éléments finis 3D (doc. 10) permettant de prendre en compte chacune des étapes de réalisation ainsi que le remblayage mètre par mètre de la galerie a été réalisé pour prédire les tassements (doc.11) ainsi que les temps de consolidation des sols en place. Comme expliqué plus haut, ce modèle a aussi servi au dimensionnement de la structure en béton de la galerie.
Surveillance de l’ouvrage
Compte tenu des incertitudes évoquées précédemment, un dispositif de surveillance partiellement redondant comprenant des points de géomètre, deux extensomètres, un inclinomètre-tassomètre et des pots hydrostatiques a été mis en place pour contrôler l’évolution des tassements du terrain et les temps de consolidation au cours des différentes étapes de remblayage. Une fois la galerie bétonnée, ce dispositif a été complété par cinq sections de cinq points de géomètre et quatre inclinomètres horizontaux de façon à surveiller le tassement du radier. Finalement, lors des étapes de remblayage, la méthode observationnelle (qui consiste à effectuer des contrôles de conformité des déplacements, tassements et vitesses de consolidation) a été appliquée pour comparer l’évolution des tassements par rapport au pronostic et donner le feu vert pour la mise en œuvre de l’étape suivante.
L’ensemble de l’instrumentation de la colline a permis de s’assurer que, lors de chaque étape de remblayage de 1 m, les tassements restaient inférieurs aux prédictions et qu’ils se stabilisaient dans le temps (consolidation quasi-terminée). Cette expérience a montré que, pour pouvoir tirer une information fiable et utile, une certaine redondance de l’instrumentation est indispensable, notamment pour palier aux problèmes de mesures (étalonnage et correction des mesures, endommagement de certains appareils, etc).
Concernant la modélisation des tassements, les prédictions obtenues sur la base des paramètres considérés comme « réalistes prudents » se sont avérées bien trop conservatrices, puisqu’elles ont abouti à une surestimation d’un facteur 2 à 3 des tassements au niveau de la colline et à une cuvette trop étendue en périphérie de l’ouvrage en construction (doc. 9).
Partant de ce constat, et compte tenu du fort investissement consacré à ces questions de modélisations des tassements des sols, le MO a accepté de participer à une rétro-analyse en utilisant un modèle de comportement plus avancé, dont les paramètres ont été définis à partir des résultats d’essais disponibles. On a ainsi pu montrer qu’avec une loi constitutive qui prend mieux en compte le comportement en petites déformations et en gardant des paramètres considérés comme réalistes prudents, l’amplitude et la cuvette des tassements modélisés sont alors très proches de la réalité (doc. 9).
Jérôme Nicolet est ingénieur civil et travaille dans le bureau SD ingénierie à Fribourg.
Jérémie Crisinel et Françoise Geiser sont ingénieurs civils et travaillent chez De Cérenville Géotechnique à Ecublens.
Note
1 Etude géologique et géotechnique complémentaire, MARIC SA 2008