Gilles Clément: toujours la vie invente
Exposition rétrospective dans le cadre de Lausanne Jardins 2019
« Aujourd’hui, beaucoup font du Clément sans le savoir », estime Lorette Coen, fondatrice de Lausanne Jardins en 1997 et commissaire d’une exposition sur Gilles Clément remontée à Lausanne. Le « jardin en mouvement », le « tiers paysage » et certainement la « philosophie de l’indécision », les concepts du jardinier planétaire sont désormais entrés dans les consciences et les pratiques. L’exposition rétrospective montée dans les magnifiques serres de la Bourdonnette à Lausanne le démontre.
Tracés : L’aménagement que vous créez à l’occasion de Lausanne Jardins 2019 est consacré à la taupe. Quelle relation entretenez-vous avec cet inoffensif animal?
L’installation du parc Guillemin à Pully évoque une histoire que j’ai vécue : un de mes clients, que je trouvais régulièrement avec un fusil à la main, prétendait que la taupe sortait à heures fixes, à 7 h, 12 h et 17 h. Effectivement, c’est arrivé et il a tiré. Cela m’a choqué et provoqué un changement d’attitude dans mon approche de la nature, consistant à faire avec et pas contre. Depuis, j’ai fait mon propre jardin et j’ai arrêté de prendre mes clients pour des cobayes !
Dans le sol, une quantité d’animaux produisent le compost, l’humus, par la décomposition de la matière organique en matière minérale. Les vers de terre en font partie, mais ils ne sont pas seuls. La taupe fait un boulot intéressant, lorsque par hasard elle se retrouve dans un champ ou sur une terre qui n’a pas été stérilisée. Sur la taupinière, sur la terre remuée, germent des graines qui ne viennent pas ailleurs. On les trouvait autrefois après les moissons, mais de nos jours les terres sont stériles. Au parc Guillemin, nous semons sur le talus, graine par graine, des espèces qui poussent sur les taupinières. Je ne sais pas si les taupes viendront, mais au moins on pourra en parler. L’ombre portée d’un cadran solaire indiquera les heures de sortie – en espérant que les taupes suisses soient bien réglées !
Ce n’est donc peut-être pas un jardin éphémère. On pense à votre intervention lors de la première édition de Lausanne Jardins, en 1997. Vous aviez fleuri les talus qui bordent la tranchée de la « ficelle », le train Lausanne-Ouchy, peu avant les travaux du nouveau métro.
Je ne suis pas très favorable à l’installation de jardins éphémères. Un jardin se développe dans le temps. En 1997, nous savions que ce jardin était condamné à disparaître, mais nous ne l’avions pas pour autant conçu comme une intervention éphémère. Le plus difficile avait été de convaincre les riverains de l’intérêt de faire une gestion différenciée, d’utiliser la richesse existante et de ne pas se lancer dans l’artificialité. Ça ne s’est pas trop mal passé, jusqu’aux travaux qui ont tout bouleversé, évidemment.
Comment évolue la gestion des sols dans les agglomérations urbaines?
Dans les villes, on a abandonné depuis longtemps les pesticides et les herbicides, l’équilibre se refait, lentement, mais ce n’est pas évident. Il y a des jardins pollués par toutes sortes de réseaux, mais aussi une vie qui peut réapparaître, des insectes et des animaux qu’on ne trouvera pas dans le territoire agricole, je pense aux abeilles en particulier. Cela vient du fait qu’on entretient les « espaces verts » d’une autre manière aujourd’hui.
En revanche, dans certains territoires agricoles, on ne trouve plus rien. J’ai mené une étude sur le plateau de Saclay, en banlieue parisienne. J’ai fait 16 propositions pour rétablir la fertilité du site. L’étude est restée inachevée. C’est dommage, mais c’est ainsi : on est encore mené par les lobbies de l’exploitation industrielle des territoires…
… que vous appelez « le grand B.A.L. », le trio banques-assurances-laboratoires.1 Ça sonne bien suisse…
Oui, c’est ça ! Mais non, je ne vise pas un pays en particulier, plutôt le monde entier. Quand on travaille sur l’espace public, on est forcément dans un sujet politique, on n’a pas vraiment le choix. Le paysagiste regarde la totalité des espaces, qu’ils soient privés ou publics. Quand on jardine, on a inévitablement un impact sur l’état de la planète.
Face aux changements climatiques, les positions actuelles oscillent entre le déni, la colère, la panique et la collapsologie, très à la mode. Quelle est la vôtre?
Des auteurs collapsologues comme Pablo Servigne font partie de ceux qui calment les esprits en disant des choses très justes. Il faut aborder cette question de l’effondrement comme un constat, une réalité. On connaît maintenant les causes, qui sont l’activité humaine maladroite. Je la date du « stupidocène », vers le début du 19e siècle et l’industrialisation naissante, quand l’homme développe la croyance qu’il peut tout maîtriser. On commence seulement à en payer le prix, étant donné le temps de rémission nécessaire. La dépollution prend du temps, il faut donc engager un projet politique à long terme, qui ne va pas avec les échéances électorales actuelles, encore moins avec le modèle économique.
C’est l’augmentation du CO2 qui focalise aujourd’hui toute l’attention. Comment la connaissance de la nature peut-elle nous aider à ce sujet?
Le CO2 est utilisé par le monde végétal, qui le consomme, bien plus qu’autrefois. Des forestiers du Limousin ont constaté que la croissance des pins Douglas s’accélérait. Ils attribuent ce phénomène au taux de CO2 inhabituel dans l’air ambiant. La nature pourra se sortir de cela. Nous, plus difficilement : le CO2 nous tue. Il y a actuellement de nombreux projets de compensation par plantation d’arbres. Mais on pourrait aussi arrêter de polluer ! Il faut arrêter avec ce que j’appelle « les punitions », comprenez les voitures, qu’on n’a plus le choix d’utiliser et qui sont devenues des fardeaux. En France, il y a de moins en moins de transports en commun, il n’y a plus que des TGV, et la bagnole. On pourrait commencer par dire : « on arrête, on change », mais ce n’est pas du tout ce qu’on fait.
Les services rendus par la nature sont pourtant connus. Michel Serres proposait d’établir le Contrat Naturel il y a trente ans déjà. De votre côté, vous parlez du « tiers paysage » et du « génie naturel ». Estimez-vous que si la nature nous rend des services, nous devrions lui donner des droits, voire lui verser un salaire?
Plutôt que de tout faire passer par l’argent, on devrait d’abord apprendre ce qu’est cette nature. Évidemment qu’on lui doit beaucoup, mais si on parle d’argent, ne devrait-on pas prioritairement l’employer pour accroître les connaissances du vivant, apprendre pour faire moins de bêtises, dépenser moins d’énergie ? On aurait alors peut-être accès à la gratuité de la gestion, car l’intelligence propre à la nature nous est offerte.
C’est cela, le génie naturel : comprendre comment tout cela fonctionne, bien sûr pour en tirer profit, de manière opportuniste, comme les animaux et les plantes, mais sans détruire. Pour cela, il faut beaucoup mieux connaître les techniques que les plantes et les animaux ont mis des millions d’années à développer, et que nous commençons à peine à comprendre. Or, aujourd’hui on ne nous apprend pas cela à l’école.
Au Vallon, à Lausanne, vous participez à une « prise de terrain », dans laquelle il y a une dimension pédagogique importante.
Ce sont les membres de l’association du Vallon qui ont organisé ce travail. J’ai été invité par l’un des membres, originaire de Lecce en Italie, où nous avions mis au point une première prise de terrain. Cela consiste à investir des territoires délaissés, les restituer au commun, en faire des espaces d’accueil de la diversité. À Lecce, il s’agit d’une ancienne carrière abandonnée. Sur place, on fait ce qu’on pense qu’il faut faire : des trous dans la face de la carrière, des sculptures dans le roncier, des cheminements, des barrières, etc. On se trouve à faire des dessins aléatoires, évolutifs, qui viennent de la philosophie de l’indécision, un travail sur le possible. Les décisions se prennent sur la base de ce qu’on trouve sur le terrain. À la fin du Manifeste sur le Tiers paysage, j’avais écrit qu’il faudrait « porter l’indécision à la hauteur de la décision. » C’est cette phrase là qui m’a valu l’invitation du collectif de Lecce, qui a appelé l’atelier Scuola dell’Indecisione. Après quelques interventions sur le terrain, les habitants s’y sont intéressés, la mairie s’est inquiétée, parce qu’on passe un peu à côté de la loi, mais tout cela se rétablit car on fait en sorte que les habitants s’investissent.
La commissaire de l’exposition remontée à Lausanne, Lorette Coen, écrit qu’aujourd’hui « beaucoup de gens font du Clément sans le savoir ». Et il est vrai que l’indécision est devenue un thème, même chez les urbanistes et les administrateurs. Quant au « jardin en mouvement », il entre petit à petit dans les pratiques.
Tant mieux ! Mais cela s’explique aisément : cela résulte simplement du bon sens. J’ai écrit des livres il y a des années, mais d’autres sont arrivés au même résultat sans les connaître. C’est simplement le bon sens de vouloir vivre avec la diversité plutôt que de se battre pour l’éloigner.
Évidemment, tout le monde ne comprend pas l’intérêt de créer des jardins sauvages, quand on a été habitué à l’esthétique de l’ordre et de la géométrie, le gazon tondu à 3 cm, l’absence d’insectes, de feuilles mortes sur le sol… Tout cela ne correspond plus à rien car nous avons une autre vision du monde. Ce qui est désormais considéré comme précieux aujourd’hui, ce n’est plus le gazon tondu, mais la biodiversité. Il y a toujours des gens qui vivent dans l’ancien modèle, qui ne comprennent rien du tout, mais ils sont de moins en moins nombreux.
Propos recueillis par Marc Frochaux
Note
1 Gilles Clément, Le grand B.A.L., Arles, Actes Sud, 2018.
Exposition
Gilles Clément : toujours la vie invente - Du 17 juin au 22 septembre 2019
Service des parcs et domaines de la Ville de Lausanne - expo-gilles-clement.ch