« La ville doit se pla­ni­fier d’abord par le pay­sage »

Propos recueillis par Cedric van der Poel

Entretien à Monique Keller, commissaire de la sixième édition de Lausanne Jardins.

Date de publication
13-06-2019

TRACÉS : L’édition 2019 de Lausanne Jardins sera inaugurée le 15 juin prochain. En abordant les thématiques de la pleine terre et de l’espace public, elle semble prendre une dimension plus politique que les précédentes éditions...
Monique Keller: Cette édition se veut sincère et contextuel. On a choisi un parcours –la ligne de bus n° 9 qui traverse Lausanne d’ouest en est– que l’on a ensuite arpenté pour repérer des lieux aux potentiels inexploités, peu lisibles et problématiques ou, au contraire, des espaces victimes de leur succès comme le parc de Valency, dont les grands arbres souffrent de la surfréquentation. Et vous avez raison, les deux thèmes que l’on aborde, la pleine terre et l’espace public, parlent d’un enjeu hautement politique : celui de l’habitabilité des villes dans les cinquante prochaines années.

Avec la pleine terre, nous voulons sensibiliser les visiteurs sur les services qu’elle nous rend : offrir un habitat pour les grands arbres, absorber l’eau de ruissellement en cas de forte pluie ou réguler la température, pour n’évoquer que les plus évidents. Nous voulons mettre en évidence l’encombrement du sous-sol par le chauffage à distance ou la fibre optique, par exemple, mais également en surface avec cette tendance actuelle qu’ont les villes à remplir le vide par de « l’événementiel ».

Quant à l’espace public, nous souhaitons souligner qu’il n’est ni plus ni moins le garant du lien social. Sa privatisation galopante (peut-être plus en Europe qu’en Suisse, même si le Flon à Lausanne en est un exemple), met en péril cette dimension : elle le réduit à devenir un espace uniquement dédié à la consommation, elle en uniformise les usages et les types de personne. L’espace public doit redevenir un lieu démocratique et de solidarité et l’un des piliers de la cohésion sociale. Nous voulons montrer des pistes pour se le réapproprier.

Paradoxalement Lausanne Jardins est aussi de l’événementiel et il peut également être source d’uniformisation...
C’est vrai. Nous en sommes conscients. Mettre l’attention sur des lieux, les valoriser – ce que Lausanne Jardins fait depuis ses débuts –, c’est prendre le risque de les gentrifier ou de les normaliser. Les autorités publiques ont, par exemple, remarqué que certains lieux que nous avions choisis ne répondaient pas ou plus aux normes sécuritaires. Ils se sont vus transformés par des mises en conformité. Tout l’inverse de ce que nous voulions faire. C’est le revers de la médaille. 

Vous insistez beaucoup sur la sensibilisation. Quid de la dimension «laboratoire pour une nouvelle fabrique de la ville» que toutes les éditions ont revendiqué, avec plus ou moins de réussite ? 
Nous la revendiquons également. Avec cette édition nous voulons montrer que la ville doit se planifier d’abord par le vide et par le paysage. Il ne devrait plus être possible aujourd’hui de faire de l’urbanisme sans penser paysage. Il est l’histoire d’une ville. L’architecture doit commencer par une lecture attentive du paysage afin de comprendre les différents usages qui l’ont façonné. L’architecture doit sublimer les qualités du site, et non l’inverse.

Pour Lausanne Jardins, nous avons adopté cette manière de faire. Nous avons étudié l’histoire des sites, réalisé une analyse topographique et paysagère, nous avons observé la manière dont ils étaient investis par les habitants. Cela nous a permis de déterminer des enjeux et des thématiques pour chaque site1. Nous avons ensuite demandé aux équipes de travailler de manière très contextuelle afin de répondre à ces enjeux. Je suis persuadée qu’il est possible de corriger passablement de problèmes sociaux et environnementaux en donnant de l’attention et de la qualité à un lieu. On va pouvoir vérifier cela tout l’été avec la trentaine de jardins réalisés pour cette édition.

Faire la ville par le vide n’est pas une idée nouvelle. Mais le glissement de la théorie à la pratique ne se fait pas. Quelles en sont les raisons?
C’est probablement une question d’éducation. Je trouve par exemple très étonnant, voire scandaleux, que l’EPFL ne s’empare pas de cette question, ni de celle du paysage dans son enseignement de l’architecture. Et je suis du même avis que Natacha Guillaumont, responsable de la filière architecture du paysage à la Haute école du paysage et de l’architecture de Genève (HEPIA), qui pense que le paysage devrait être enseigné au niveau secondaire. Le paysage permet d’aborder et de comprendre l’histoire sociale, économique et même politique d’un territoire.

La dimension éphémère de la manifestation n’est-elle pas une limite à son rôle de laboratoire?
Je ne crois pas. J’aime beaucoup cette dimension. Elle permet d’être très réactif. Si le matériel est éphémère, la nouvelle identité que l’on donne au lieu pendant les quatre mois de la manifestation reste dans l’inconscient des gens. Et pour laisser une trace plus concrète, nous avons également commandé une étude pédologique à Yannick Poyat (lire l'article "Le sol au service du projet de paysage") pour analyser de manière scientifique les sols des différentes sites, déterminer leur valeur intrinsèque et mettre en évidence les services que le sol et la pleine terre rendent aux habitants des villes. Il est très important de comprendre aujourd’hui que le sol a une valeur intrinsèque bien plus importante que sa valeur purement foncière. Et que le bien-être des citadins passera aussi par la qualité des sols urbains.

Note

  1. Voir la présentation des sites sur espazium.ch/fr/lausannejardins2019

 

Lausanne Jardins 2019

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