Hors norme ?
Forum (dé)bâtir et (re)planifier
Le forum Bâtir+Planifier du 5 novembre 2024, rebaptisé fort à propos (dé)bâtir+(re)planifier, était consacré aux normes: y en a-t-il trop, pas assez? Sont-elles adaptées aux objectifs climatiques et sociaux actuels? Faut-il passer outre ou les faire évoluer, et comment?
Le monde de la construction doit répondre à de nouveaux enjeux pour répondre aux objectifs de baisse des émissions de CO2: usage de matériaux bio- et géosourcés, réemploi, économie de matière et d’énergie, tout en garantissant le même niveau de confort et de sécurité. Mais a-t-il les bons outils pour le faire? Les normes, dont certaines héritées d’autres temps où l’on poursuivait d’autres objectifs, sont-elles des alliées ou des ennemies? Voici résumées en quelques lignes les positions et propositions des invités.
Qui es-tu norme SIA?
Olivier Burdet, ingénieur civil EPFL SIA, est membre de la commission centrale des normes SIA (ZN) depuis 20 ans. Il rappelle que les normes SIA sont des règles du jeu, sans portée contraignante, pour faire collaborer les professionnels sur la base de méthodes éprouvées. Ce sont des outils qui portent en eux la possibilité d’y déroger si l’on prouve que les mesures prescrites peuvent être réalisées d’une autre manière. Obligation de résultat donc, pas de moyens. Problème: pour démontrer qu’on peut faire autrement, il faut du temps, et ce temps n’est pas rétribué.
Les normes actuelles sont-elles à la hauteur des changements à opérer et des objectifs de réduction de CO2? Pour qu’elles accompagnent le mouvement vers des modes constructifs moins gourmands en matière et énergie, Olivier Burdet incite les architectes et les ingénieurs à s’engager dans les commissions pour faire entendre leur voix, ce que n’hésitent pas à faire les fournisseurs et les producteurs de matériaux.
Normes et proportionnalité
Pour l’architecte Nicolas de Courten, au contraire, la norme fait la règle. Dans la pièce urbaine C des Plaines-du-Loup, à Lausanne, où le bureau a livré 149 logements, équipements et activités en 2024, malgré les ambitions affichées d’employer le moins de matériau possible en structure1, les normes cumulées n’ont pas permis de réaliser une dalle de moins de 22 cm dans les étages. En cause? Les normes structure (SIA 261), les tolérances dimensionnelles (SIA 414) mais aussi et surtout l’acoustique (SIA 181), qui reposent en partie sur des standards qui ont force de loi.
Dès lors, Nicolas de Courten témoigne de l’importance pour les acteurs de la construction de maîtriser les normes pour ne pas les subir et invite à les considérer comme des sources de créativité, d’inspiration et d’intelligence (projectuelle). Le cas de la pièce urbaine C est aussi l’occasion de questionner la proportionnalité des mesures et de prioriser les enjeux. Pour Nicolas de Courten, il faut réévaluer les normes au regard des objectifs de réduction de l’énergie grise, en abaissant pourquoi pas certaines valeurs limites, par exemple acoustiques. Pourrait-on ainsi supporter 1 ou 2 dB de plus pour éviter 6 cm de béton supplémentaire?
Déconstruire les normes
Peter Braun est ingénieur et constructeur, expert en rénovation de bâtiments anciens et en dimensionnement de matériaux non conventionnels – pisé, briques de terre, paille…2 Partisan de l’expérimentation («les maisons en paille et en terre crue, il faut les faire, et être assez sérieux pour qu’elles ne s’écroulent pas»), il a investi beaucoup de temps, pas forcément rétribué, pour trouver des solutions alternatives aux normes usuelles. Pour lui, les normes expliquent ce qu’il faut faire, mais pas pourquoi il faut le faire. Et ce «pourquoi» s’est parfois perdu en route, ou est devenu caduc au cours des décennies. Or comprendre ou «déconstruire» les normes qui se sont accumulées depuis le début du 20e siècle permettrait de mieux identifier les risques liés aux constructions traditionnelles et de s’en inspirer pour construire avec des matériaux non normés et garantir la sécurité des ouvrages dans le temps.
Faire, à la lisière de la norme
L’association française Yes We Camp fait partie des acteurs majeurs de l’urbanisme transitoire: elle investit des lieux non pérennes pour y accueillir différents types de programmes et de publics sur des durées plus ou moins longues3. Le caractère événementiel de ces projets les situe de fait à la lisière de la norme.
Pour Nicolas Détrie, cofondateur et directeur, au-delà des normes techniques, c’est le cadre normatif dans lequel s’inscrivent nos comportements qu’il faut fissurer pour redevenir inventif: liberté, pouvoir d’agir, confiance plutôt que défiance, protection, isolement. Les normes elles aussi pourraient stimuler l’initiative et l’inventivité plus que protéger.
L’occupation temporaire pratiquée par Yes We Camp est une «étude de faisabilité en actes», un «démonstrateur d’autres modes d’organisation économique et sociale, solidaire, de mutualisation des espaces et des programmes» qui peut contribuer à faire évoluer les processus traditionnels. Les deux processus – conventionnel et alternatif – étant par ailleurs complémentaires.
Politiser la technique
Mathilde Marendaz, députée vaudoise Ensemble à gauche, tente de faire entrer la technique en politique. Au Parlement, elle mène campagne pour proposer des lois contraignant certains acteurs de la construction et de l’immobilier à aller dans le sens de pratiques plus vertueuses en matière d’environnement. Avec ce paradoxe: on a besoin de plus de lois, mais aussi de plus de souplesse. En 2023, elle a déposé un premier postulat proposant de taxer la production de ciment afin de soutenir celle de matériaux moins carbonés. Soutenu officiellement par la FAS et de nombreux professionnels, il a provoqué d’intenses discussions qui ont conduit à le remanier en s’inspirant des nouveaux articles de la Loi sur les constructions et installations genevoise4, qui exige de dresser un bilan carbone sur l’ensemble du cycle de vie d’une construction projetée puis d’appliquer des seuils.
Les normes, rapporte Mathilde Marendaz, sont le fruit de décisions politiques, influencées par des groupes d’acteurs économiques qui défendent leurs intérêts. Face à ces lobbies, les architectes et ingénieurs pourraient mieux faire entendre leur voix auprès des politiciens qui ne demandent qu’à mieux comprendre les problématiques. La députée a ainsi invité les architectes Marlène Leroux et Arnaud Paquier à donner une conférence au Parlement vaudois sur les matériaux alternatifs au béton, avec un certain succès.
Pour conclure, Camilla Jacquemoud, avocate en droit public, relève l’effet pervers des normes: on les applique, donc on est en règle, sans se demander si on garantit réellement la sécurité, le confort et à quels niveaux. Elle invite donc à ne pas perdre de vue l’esprit de la norme et rappelle que les normes sont là pour protéger, notamment les personnes vulnérables, quand les lobbies économiques veulent déréguler. Vive la norme, donc, tant qu’elle est entre les mains des professionnels!
Notes
1. Audanne Comment, «Des briques porteuses sur huit niveaux», TRACÉS 10/2022 et sur espazium.ch
2. Alia Bengana, «Peter Braun, le bon matériau au bon endroit», TRACÉS 11/2023 et sur espazium.ch
3. Voir notamment : Frédérique Delfanne, «Entre nouvelle commande et détournement, l’urbanisme transitoire en France», TRACÉS 2/2022 et sur espazium.ch
4. Loi sur les constructions et installations (LCI), articles 117 et 118. Sur ce sujet, lire Julia Jeanloz, «Restreindre l’énergie grise dans l’acte de construire», TRACÉS 3/2022 et sur espazium.ch
Un Forum hors norme
Renommé (dé)bâtir et (re)planifier, le forum co-organisé par la SIA Vaud, la FSU et la FSAP s’est tenu le 5 novembre 2024 au Théâtre de Vidy à Lausanne. Les présentations des intervenant·es peuvent être consultées sur: vd.sia.ch/BP-2024
Intervenant·es:
- Peter Braun, dipl. Kulturingenieur ETH Zurich, responsable d’un bureau d’architectes et ingénieurs, actuellement employé en retraite
- Olivier Burdet, ingénieur civil EPFL SIA, membre de la commission centrale des normes SIA
- Nicolas de Courten, architecte ETH Zurich SIA, FAS, fondateur de Nicolas de Courten, Architectes Sàrl
- Nicolas Détrie, économiste-urbaniste, cofondateur et directeur de Yes We Camp
- Mathilde Marendaz, députée vaudoise Ensemble à gauche, doctorante en géographie