«La crise révèle les problèmes d’un pays qui a exporté sa production»
Pour Guy Nicollier, l’un des trois fondateurs du bureau lausannois Pont12 Architectes, cette crise relève des failles dans les processus des architectes, qui sont constamment en flux tendu. Il soulève au moins trois points extrêmement problématiques: le manque de liquidités, le manque de temps et le manque de matériaux.
Espazium: quelles mesures avez-vous mises en place au sein de votre bureau pour poursuivre votre activité?
Guy Nicollier: Pont12, c’est environ 80 personnes. Il nous a fallu une bonne journée et demie pour organiser le travail: qui travaille à quel taux, où, comment; ce qui est indispensable, qui peut prendre du travail supplémentaire, en conservant les interactions des équipes. Il y a des gens qui arrivaient en bout de mission et il fallait leur donner du travail, ce qui n’est pas évident en ce moment.
Ensuite, on a mis en place un planning pour que les gens viennent chercher leurs ordinateurs, les documents, sans trop se croiser. Tout le monde a collaboré et ça a fonctionné. Parallèlement, l’informaticien (qui était lui-même confiné) a installé tous les postes à distance. Enfin, il a fallu faire des processus, des howto, des FAQ, des tutos, etc.
Hier, j’ai filmé le bureau, vide, sans personne et sans ordinateurs. C’est une image assez surprenante pour un bureau en open space, si animé au quotidien. Désormais, tout le monde est à la maison.
Et comment vivez-vous ce confinement?
Nous utilisons plusieurs moyens de communication comme le téléphone, Skype et Teams de la suite Office. On a laissé ouvert, chaque équipe s’approprie ses outils.
Ça ce passe plutôt bien, j’ai même remarqué une certaine demande et même un vrai plaisir à se retrouver en groupe sur Teams, une sorte de réflexe grégaire. Hier, on a fait une conférence à 4, et il y avait de la bonne humeur. C’est important pour le moral de garder le contact. À Pont12, nous travaillons en open space. On redécouvre à quel point il est motivant de travailler ensemble. C’est comme le coworking: il est essentiel de croiser des gens, de créer des synergies plutôt que de se morfondre seul chez soi.
Comment se passe le suivi avec les chantiers, comment se préparer à leurs arrêts?
Suite à la décision du Conseil d’Etat, notamment l’intervention de Nuria Gorrite mercredi 18 au soir, nous avons recommandé à tous nos maîtres d’ouvrage de fermer les chantiers. À Genève, c’est fait (Théâtre de Carouge). Sur Vaud, c’est un peu moins clair, aussi nous avons insisté auprès du maître d’ouvrage – c’est lui qui doit en prendre la responsabilité. Nous avons encore deux chantiers sur Vaud qui doivent fermer – soit parce que les exigences de l’OFSP ne sont pas respectées, soit parce que les employés ne viennent pas, soit qu’ils n’ont plus de matériaux. Nous avons ordonné à nos chefs de chantier d’opérer à distance, par téléphone ou par photos interposées. Mais c’est impossible de contrôler et surveiller un chantier sans se rendre sur place! Donc on attend une position ferme de la Confédération ou de l’Etat de Vaud, comme à Genève.
L’architecture utilise des dessins, des maquettes: comment on se débrouille dans ce métier sans la dimension matérielle?
C’est une des questions les plus importantes et qui affecte particulièrement le département acquisition, chargé de rencontrer les clients potentiels, leur expliquer le projet, discuter, dessiner sur les plans, sur les calques, montrer des maquettes. Nous devons organiser des reports de rendu de projet et les jurys de concours sont également reportés.
La plupart des appels d’offre publics, les grandes régies fédérales par exemple, ont reporté les rendus de concours. C’est très important, car le concours est un moment d’échange, de collaboration, où l’on travaille autour de dessins et de maquettes – des médias essentiels à la créativité. Le numérique permet de passer au télétravail sans trop de difficultés pour les aspects administratifs des affaires, la préparation de demande de permis de construire, l’élaboration de détails et la rédaction de soumissions, etc. Mais passer au tout numérique, c’est perdre la réactivité, l’intuition. Pour le développement de projet, c’est beaucoup plus compliqué, d’autant plus que nous devons faire des séances avec d’autres spécialistes, les ingénieurs civils, les CVSE, etc., pour développer une stratégie. Il est certain que cette crise donnera un sacré coup à cette partie-là du métier.
Que nous apprend cette crise? Et à quelles conséquences doit-on s’attendre pour la suite?
Cette crise relève des failles dans nos processus, qui sont constamment en flux tendu. Je vois au moins trois points extrêmement problématiques: le manque de liquidités, le manque de temps, le manque de matériaux.
1. Le versement des liquidités en flux tendu:
J’observe, globalement, que la plupart des mandataires ont une visibilité financière de l’ordre du mois. Donc, si les maîtres d’ouvrage ne paient pas, nombre de bureaux vont se trouver dans une situation très difficile. Nous avons l’habitude de nous faire payer après avoir exécuté nos prestations; donc la banque, c’est nous. Un peu comme les médecins, avec paiement sur prestations effectuées – sauf que nos factures s’élèvent à plusieurs dizaines de milliers de francs. Avec de tels montants, la situation devient vite critique si on ne nous paie pas sous prétexte que la prestation n’a pas été faite. S’il n’y a pas de plan de paiement, comment faire? Tout le fonctionnement est trop serré, il y a trop peu de marge de manœuvre.
Dans la crise que nous traversons, le premier réflexe, c’est d’aller chercher de l’argent, des liquidités. Une entreprise doit pouvoir payer des salaires et des charges. Si on ne peut pas payer, les emplois seront à terre. D’où l’importance que les politiques prennent des décisions rapidement. Philippe Leuba [conseiller d'Etat du canton de Vaud, chef du Département de l'économie et du sport] a déclaré le 19 mars pouvoir distribuer des sommes en avril, mais dans quel ordre, selon quelle logique? Qui touchera des indemnités en premier, les petits, les gros bureaux, dans l’ordre d’arrivée?
Dans l’immédiat, je vois trois mesures à prendre:
- D’abord exiger très rapidement l’activation du chômage partiel. Par exemple, PONT12 accuse une réduction des capacités de travail d’environ 50%, que nous avons immédiatement déclarée afin obtenir une indemnisation comme RHT (réduction de l’horaire de travail).
- Nous avons également appelé nos maîtres d’ouvrage pour leur demander de manière insistante de payer immédiatement les impayés, tout ce qu’ils retiennent, indûment ou non
- Il faut immédiatement activer des lignes de crédit auprès des instituts bancaires. Mais à quel taux? Il y a un message du Conseil d’Etat évoquant un cautionnement de l’Etat et nous comptons là-dessus.
De manière générale, c’est un phénomène qui n’est qu’exacerbé par la crise actuelle: les mandataires travaillent tous en flux tendu.
Parfois les MO publics, qui sont de bons payeurs, sont extrêmement lents à payer. Pourquoi ne pas imposer les 30 jours – comme pour toutes les factures usuelles? Tous les mandataires de la construction devraient exiger des acomptes, comme le font les avocats.
2. Les phases de projet sont en flux tendu:
Deuxième problème, ce sont les phases de projet qui sont en flux tendu: le temps qu’on laisse au mandataire pour développer un projet a été drastiquement réduit. Les étapes sont comprimées les unes sur les autres. Comme personne ne veut prendre de risques, les MO – même les très grands (comme les CFF) – accélèrent et toutes les phases de développement de projet sont réduites de manière délirante, au détriment de la qualité. Cela nous entraîne vers un flux tendu absolu, sans marge.
Si les phases du règlement sia 102 sont respectées, cela fonctionne très bien. Pour une villa, on fait une chose à la fois, l’une après l’autre: avant-projet, projet, mise à l’enquête, etc. Mais dans les grands projets, quand les phases sont comprimées, cela ne marche pas. C’est aux MO de changer cette situation.
3. La distribution des matériaux est en flux tendu:
La troisième partie de ce problème de flux tendu, c’est celui du stock des entreprises. Il faudrait discuter avec la Fédération vaudoise des entrepreneurs sur cette question. La plupart des entreprises ne stockent plus rien. Auparavant, elles avaient des terrains, triaient leurs stocks et recyclaient (poutres, pierres, etc.), il y avait une écologie de l’échange pour ainsi dire. La pratique traditionnelle des maçons et des charpentiers intégrait le réemploi dans leur modèle. Mais ils ne peuvent presque plus le faire. Dans le canton il n’y a plus qu’une ou deux entreprises qui possèdent des installations de recyclage, des déchèteries.
Les plateformes comme Salza, Materium, etc. sont de très bonnes initiatives pour le recyclage. Mais le problème du flux tendu, c’est le stockage. Les entreprises n’ont plus les moyens de se payer des surfaces pour le faire. Réemployer ne veut pas dire démolir, mais démonter: cela exige du temps et de la main d’œuvre, donc c’est cher. Aujourd’hui, on fait du tri et on récupère ce qu’on peut, en général des gravats. Il faut aller loin de chez nous pour trouver du vrai réemploi.
La crise que nous vivons est aussi un problème d’alimentation: on a fermé tous les magasins qui ne sont pas de première nécessité. Les fournisseurs, les importateurs, les distributeurs vont devoir fermer. Et là, les projets s’arrêteront. Voilà ce que révèle la crise: un problème de distribution d’un pays qui a exporté sa production. Sanitas Trösch dit qu’il est prêt, qu’il a du stock, mais même eux, ils importent des composants.
Quelle part de matériaux de construction sont importés en Suisse? Cette industrie est devenue tellement faible. Quelle part des produits Laufen est produite en Suisse? Et Similor? Je l’ignore, mais il faut absolument ce pencher sur cette question-là: le Covid19 révèle un problème lié avec celle de l’émission de CO2, via les transports – pas besoin de refaire ce discours. Nous devrions pouvoir employer nous-mêmes ce que nous produisons. Comment est-il possible que des médicaments aussi basiques que le paracétamol ne soient pas produit chez nous, alors qu’on est les rois de la pharma?
Qu’en est-il de la numérisation – la crise va-t-elle accentuer l’emploi de la méthode BIM?
Le BIM (et les entreprises générales qui sont derrière), promeuvent ce flux tendu. Le BIM est l’emblème de cette compression du temps. En France, on exige un modèle 3D BIM dès le concours, l’idée étant que ce modèle soit suffisamment détaillé pour que l’entreprise générale puisse faire des estimations rapides et comprimer au maximum les phases d’avant-projet et de projet, les rendre les plus économiques possibles, afin d’emporter le mandat. Cela commence désormais en Suisse, avec des MO qui travaillent avec des entreprises générales. Le BIM est cependant un outil utile, capable d’augmenter la précision et le contrôle dans l’évolution du projet. Cela permet également d’être plus performant, collaboratif, d’anticiper les conflits, les croisements. Le BIM doit rester un outil, c’est l’évolution logique de la CAO. Si on respecte le processus créatif, à l’instar de celui d’un artiste, qui commence par modeler grossièrement son travail – l’épannelage d’un bloc de pierre en sculpture, «l’ours» en cinéma –, puis qu’on façonne le projet par étapes successives, ça fonctionne. Mais si on nous demande de faire d’un projet de concours un modèle prêt à construire, alors c’est une catastrophe, car toutes les décisions seront figées. Au lieu de réfléchir au projet, on passe son temps à chercher des solutions économiques. Parmi les trois facteurs coûts, temps, qualité, si on tire d’un côté, les autres souffrent. Aujourd’hui, c’est la qualité qui souffre.
Qu’attendez-vous des associations professionnelles et de la SIA?
On compte sur elle pour aider à trouver de l’information. Le bureau de la section Vaud travaille intensément sur la question et a déjà émis des informations et une page FAQ (vd.sia.ch/infos-coronavirus). Maintenant, ce sont surtout les associations patronales qui doivent faire pression sur le Conseil d’Etat. Les messages des autorités sont positifs pour l’instant. Il faut rapidement avoir accès aux RHT, obtenir des prêts à taux nuls. Voilà ce qu’on peut exiger maintenant. Pour le reste, on ne peut que demander à tout le monde de rester confinés et en contact: pour une fois, les réseaux sociaux jouent un rôle intéressant!
Dossier COVID-19 - Liste des témoignages:
- Guy Nicollier, Pont12 Architectes, Chavannes-près-Renens
- Laurent de Wurstemberger, LDW Architecte, Genève
- Simon Chessex, Lacroix Chessex, Genève
- Patrick Aeby, Jan Perneger et Michel Rollet, Aeby Perneger & Associés SA, Carouge
- Michel Lussault, directeur de l’École Urbaine de Lyon (EUL)
- Nicolas de Courten, NICOLAS DE COURTEN architectes EPF SIA, Lausanne
- Enrique Zurita, président de la SIA Vaud, directeur Weinmann-Energies, Echallens
- Julia Zapata, Philippe Bonhôte et Mathieu Rouillon, Bonhôte Zapata architectes, Genève
- (à suivre)
La culture du bâti face à l’urgence du Covid-19 - La parole aux professionnels
La crise sanitaire et économique que nous traversons actuellement frappe l'ensemble des secteurs professionnels et notamment celui du bâti. Pour évaluer l'impact de cette urgence dans le domaine de l'architecture, Espazium donne la parole aux professionnels du domaine afin qu’ils témoignent de manière personnelle de leur nouvelle organisation, de leur difficulté et – puisque toute crise révèle les forces mais également les failles des systèmes – qu’ils nous fassent part de leurs réflexions sur leur métier. Pour ne pas oublier, et dans l’espoir que ces témoignages aideront à mener une véritable réflexion de fond afin que tout ne redevienne pas comme avant une fois que le virus aura été vaincu.
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