«La fermeture des chantiers a été traitée de manière inconséquente»
Pour faire face au coup dur porté par la crise du Covid-19 aux métiers de la construction, Enrique Zurita, président de la SIA Vaud, plaide en faveur du maintien des activités de planification. Une question qu’il aborde également dans une lettre adressée par la SIA Vaud au Conseil d’État, le 27 mars 2020.
La culture du bâti face à l’urgence du Covid-19. La parole à Enrique Zurita, président de la SIA Vaud, administrateur et directeur général de Weinmann-Energies.
Espazium: Quelles ont été les mesures organisationnelles mises en place par votre bureau pour faire face à l’actuelle crise sanitaire?
Enrique Zurita : En trois jours à peine, nous avons organisé l’accès à distance au système d’information de l’entreprise, soit la possibilité, pour la grande majorité des collaborateurs, d’effectuer du télétravail. Nous avons naturellement été attentifs à donner la priorité aux salariés dits « à risque » ou pour qui les mesures du Conseil fédéral en lien avec la fermeture des établissements scolaires engendraient des problèmes de garde d’enfants. En parallèle, nous nous sommes empressés de sécuriser nos locaux sur le plan sanitaire, en prenant soin de respecter scrupuleusement les consignes de l’OFSP en termes de distanciation sociale dans les bureaux et les espaces communs. Pour être honnête, j’ai été agréablement surpris de la rapidité et de la facilité avec lesquelles nous avons réussi à nous réorganiser. Pour une minorité des collaborateurs uniquement, qui doivent travailler sur des logiciels de dessin gourmands en capacité de données, nous avons dû demander l’aide de nos informaticiens.
Aujourd’hui, plusieurs secteurs d’activités du domaine de la construction connaissent un ralentissement, voire même un gel. Quels sont les aspects sur lesquels vous concentrez désormais le travail de votre bureau?
Pour l’instant, nous sommes parvenus à limiter le chômage technique. Seuls deux de nos employés, œuvrant à l’entretien et à l’administration, ont été mis immédiatement au chômage technique, mais nous nous préparons à augmenter le taux d’inactivité dans les jours qui viennent. Nous avons également demandé à nos collaborateurs qui avaient des heures supplémentaires ou un solde de vacances de l’année dernière de les utiliser.
Dans un premier temps, nous essayons de nous focaliser sur la poursuite des projets qu’il est encore possible de coordonner à distance, de répondre aux appels d’offres et de participer aux concours. De plus, dans un souci constant d’innovation, nos spécialistes du BIM s’efforcent de pousser toujours plus loin le développement de cette technologie et son usage au sein du bureau.
Quelles sont les conséquences de cette baisse d’activité pour vos mandats?
À ce jour, il est prématuré de tirer des conclusions quant à l’impact économique et financier de cette situation. Néanmoins, pour l’instant, aucun de nos mandats n’a été interrompu. Il est vrai que l’on peut sentir un creux dans le volume de travail, en particulier sur le plan des e-mails et des appels téléphoniques, mais nous poursuivons notre activité malgré tout. En revanche, nous avons dû mettre en suspens les cours de formation externes auxquels nous avions l’habitude de participer.
Que pouvons-nous apprendre de cette crise? Va-t-elle ou doit-elle engendrer des changements dans l'organisation du métier?
J’observe que les professions libérales, en particulier celles en lien avec l’environnement bâti, sont plus exposées à d’éventuels problèmes de liquidités. En effet, nous ne sommes payés qu'après l’exécution des prestations pour lesquelles nous avons été mandatés. Or, dans l’intervalle, nous avons à assumer d’importants frais, notamment le paiement des salaires de nos collaborateurs. À titre comparatif, lorsque l’on effectue un achat online, le paiement s’opère avant de recevoir le produit. Pourquoi cela devrait-il différer pour nos professions ? Avec les frais fixes engendrés par une entreprise d’une centaine de collaborateurs comme Weinmann-Energies, il apparaît évident que si cette crise venait à se poursuivre durant plusieurs mois, cela pourrait nous plonger dans une situation délicate. Cela dit, il faut souligner que la situation est très hétérogène au sein de la profession, certains petits bureaux étant particulièrement vulnérables à cette crise. C’est pour cela qu’il m’apparaît essentiel de rendre attentifs les maîtres d’ouvrage à cette problématique des liquidités.
D’autre part, sur le plan organisationnel, nous remarquons que nous allouons énormément de temps aux déplacements : avant cette crise, nous n’utilisions que très peu les outils de visioconférence et avions pour habitude de privilégier les séances en présentiel. Aujourd’hui, l’expérience montre que les réunions fonctionnent très bien en visioconférence. Un constat plutôt réjouissant pour l’après-crise, car il est synonyme de gain de temps.
Qu’avez-vous pensé de la réaction des autorités cantonales et fédérales quant à la question des chantiers ? Qu’attendez-vous encore de leur part?
De manière générale, j’ai trouvé que la question de la fermeture des chantiers a été traitée de manière inconséquente par les autorités fédérales. Soulignons ici que les cantons ont été les figures de proue de cette initiative, face à une réaction de la Berne fédérale qui s’est fait attendre et s’est montrée peu encline à la radicalité. Ainsi, dans le canton de Vaud, le gouvernement a subordonné la poursuite de l’activité des chantiers au respect des normes sanitaires. Or, dans ce domaine, les normes de sécurité et d’hygiène du SECO et de l’OFSP sont inapplicables en pratique, en particulier sur les chantiers d’envergure. À Genève, l’État a décrété à la mi-mars l’arrêt de tous les chantiers situés sur le territoire cantonal, avant de revenir sur sa décision à la suite de l’ordonnance ad hoc des autorités fédérales.
La poursuite de l’activité des chantiers concourt à l’exposition des ouvriers au virus et, donc, à une possible propagation de ce dernier dans la population, alors même que les autorités nous exhortent à rester chez nous. Au travers de cette ambiguïté, on sent une grande pression des milieux économiques à la poursuite de l’activité de notre pays.
La SIA Vaud a donc adressé une lettre aux autorités cantonales, co-signée par sa secrétaire générale et sa vice-présidente. Alors que la branche de la construction connaît une baisse de l’activité et que certains membres SIA ont déjà eu recours au chômage partiel, nous demandons le maintien des activités des bureaux de planification, voire l’assouplissement des délais des procédures telles que les appels d’offres, les concours et les consultations, au regard de la situation exceptionnelle engendrée par le Covid-19. Nous espérons pouvoir être entendus.
À titre personnel, quel regard portez-vous sur cette crise?
En dehors de ma profession d’ingénieur, cette crise nourrit ma réflexion quant à la fragilité de notre économie mondialisée et la dépendance des pays occidentaux envers l’internationalisation et la délocalisation de la production. Dans le cas du Covid-19, cette production se rapporte à du matériel sanitaire de base tels que les masques hygiéniques, les tests ou encore les respirateurs, mais il en va de même pour les chantiers : certains matériaux viennent à manquer. La pénurie de matériel sanitaire que connaissent ces denrées en Suisse, comme dans d’autres pays européens, rend impossible leur mise à disposition systématique auprès des professionnels de la santé, des patients ou des métiers les plus précaires qui continuent d’être exposés au virus : ouvriers, caissiers, livreurs. À l’avenir, j’espère que ces enseignements nous permettront de repenser notre économie en direction d’un modèle plus résilient, qui repose davantage sur le tissu local. Une composante qui fait partie intégrante du processus de transition écologique de nos sociétés.
À propos de:
Weinmann-Energies
Weinmann-Energies est un bureau d’ingénieurs-conseils EPFL-SIA-USIC. Ses activités consistent à l’accompagnement du maître d’ouvrage et de l’architecte dans la planification, la rénovation et l’optimisation des installations techniques, tout en visant l’efficacité énergétique dans le bâtiment, l’industrie et les services.
- Année de création du bureau: 1980
- Nombre de collaborateurs fixes: 104
- Principaux mandats en cours : Gare de Lausanne /Gare de Malley, lots A et B / État de Vaud, Maison de l’Environnement à Épalinges / Plaines du Loup, EMS et logements, pièce urbaine D / Data Center Safe Host à Gland / Gare de Bulle / Quartier de La Praille, Pont-Rouge / Bluefactory Fribourg, lot B / Quartier de l’Étang îlot A à Genève / Nouvelle manufacture Patek Philippe à Plan-les-Ouates / Usine Symbios à Yverdon / Usine horlogère CHH au Brassus
Dossier COVID-19 - Liste des témoignages:
- Guy Nicollier, Pont12 Architectes, Chavannes-près-Renens
- Laurent de Wurstemberger, LDW Architecte, Genève
- Simon Chessex, Lacroix Chessex, Genève
- Patrick Aeby, Jan Perneger et Michel Rollet, Aeby Perneger & Associés SA, Carouge
- Michel Lussault, directeur de l’École Urbaine de Lyon (EUL)
- Nicolas de Courten, NICOLAS DE COURTEN architectes EPF SIA, Lausanne
- Enrique Zurita, président de la SIA Vaud, directeur Weinmann-Energies, Echallens
- Julia Zapata, Philippe Bonhôte et Mathieu Rouillon, Bonhôte Zapata architectes, Genève
- (à suivre)
La culture du bâti face à l’urgence du Covid-19 - La parole aux professionnels
La crise sanitaire et économique que nous traversons actuellement frappe l'ensemble des secteurs professionnels et notamment celui du bâti. Pour évaluer l'impact de cette urgence dans le domaine de l'architecture, Espazium donne la parole aux professionnels du domaine afin qu’ils témoignent de manière personnelle de leur nouvelle organisation, de leur difficulté et – puisque toute crise révèle les forces mais également les failles des systèmes – qu’ils nous fassent part de leurs réflexions sur leur métier. Pour ne pas oublier, et dans l’espoir que ces témoignages aideront à mener une véritable réflexion de fond afin que tout ne redevienne pas comme avant une fois que le virus aura été vaincu.
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