La ma­quette: ce monde dans le monde

Le Funambule

Ambiguïté entre le représentant et le représenté

Date de publication
17-06-2015
Revision
22-10-2015

L’histoire de la maquette, et avant elle du plan-relief, nous dit qu’elle a été principalement utilisée à des fins militaires entre le 16e et le 19e siècle. La collection assemblée sous la direction de Louvois (1641-1691), ministre de la Guerre de Louis XIV, est particulièrement éloquente : il s’agissait, pour le roi, d’inspecter les fortifications du royaume sans quitter la capitale. Dans le contexte d’une monarchie de droit divin, nous devinons combien le regard du roi sur la maquette se confond avec le regard de Dieu sur le monde. 

Les sièges et les batailles étaient aussi reproduits à l’échelle par des plans-reliefs, ce qui permettait un regard d’ensemble pour les officiers d’une armée. A cet égard, nous pensons à la bande dessinée de François Schuiten et Benoît Peeters, La frontière invisible (Casterman, 2004), qui situe sa fiction dans un énorme édifice contenant la maquette d’un Etat entier. Ce qui débute comme un inventaire à grande échelle des lieux et ressources du pays fictif de la Sodrovnie se transforme ensuite en instrument martial lorsque l’armée investit la maquette et la modifie dans une inversion du représenté et du représentant.

L’ambiguïté entre la maquette et ce qu’elle représente est particulièrement frappante dans cet ouvrage, du fait de la grande échelle à laquelle elle a été construite (apparemment 1/10e). Le rapprochement, voire la superposition de ces deux dimensions, nous pose la question de ce que pourrait être une telle représentation à l’échelle 1:1. L’imagination débordante de Lewis Carroll ou de Jorge Luis Borges nous aide à envisager celle-ci : 

« Nous sommes rapidement parvenus à six yards pour un mile. Et puis est venue l’idée la plus grandiose de toutes. En fait, nous avons réalisé une carte du pays, à l’échelle d’un mile pour un mile ! » – « L’avez-vous beaucoup utilisée ? » demandai-je. « Elle n’a jamais été dépliée jusqu’à présent, dit Mein Herr. Les fermiers ont protesté : ils ont dit qu’elle allait couvrir tout le pays et cacher le soleil ! Aussi nous utilisons maintenant le pays lui-même, comme sa propre carte, et je vous assure que cela convient presque aussi bien. » (Lewis Carroll, Sylvie and Bruno Concluded, 1893)

« En cet empire, l’Art de la Cartographie fut poussé à une telle Perfection que la Carte d’une seule Province occupait toute une ville et la Carte de l’Empire toute une Province. Avec le temps, ces Cartes Démesurées cessèrent de donner satisfaction et les Collèges de Cartographes levèrent une Carte de l’Empire, qui avait le Format de l’Empire et qui coïncidait avec lui, point par point. » (Jorge Luis Borges, De la rigueur de la science, 1946)

La maquette et avant elle le plan-relief ou la carte sont moins des outils de représentation qu’un monde en soi. La maquette occupe un espace et fonctionne à une échelle qui lui est propre (même lorsque celle-ci est la même que celle de son environnement). Elle appartiendrait donc à la même famille d’espace que celle des jardins japonais, que nous devons considérer comme des mondes à l’intérieur du monde. Nous, architectes, glorifions notre capacité à produire de tels mondes ; cependant, rien ne nous empêche de penser que celui dans lequel nous vivons n’est que la maquette d’un autre monde, qui serait plus grand encore.

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