La nouvelle vie des parkings silos
Le refoulement programmé de l’automobile hors des centres-villes va de pair avec la disparition d’une typologie bâtie: le parking silo. Or un parking, c’est surtout une réserve d’espace insoupçonnée et du potentiel architectonique. De Berlin à Stuttgart, tour d’horizon de garages reconvertis.
Rien n’est plus désenchanté qu’une boîte de nuit en plein jour. En cet après-midi d’hiver, dans le quartier berlinois de Neukölln, il paraît insolite d’imaginer l’émergence d’une vie nocturne au sommet de ce parking silo. L’horizon est bouché et les flaques d’eau gèlent dans le vent. Les guirlandes lumineuses sont éteintes, comme les plantes dans leurs seilles en bois. Pour arriver sur ce toit-terrasse, il a fallu prendre l’ascenseur d’un centre commercial, traverser la vaste étendue déserte de places de parc et gravir une rampe de béton froid. Il règne ici une atmosphère désolée, telle qu’on la rencontre dans le bâti automobile plus que dans tout autre type d’ouvrage.
Klunkerkranich, Berlin: battre la mesure des places de parc
Pourtant, huit heures plus tard, tout a changé. La traversée du parking est comme le calme avant la tempête – le suspens monte alors qu’on se demande s’il se passe réellement quelque chose là-haut. De nuit, tous les végétaux sont gris et les guirlandes dessinent les seules petites étoiles sur le noir glacé du ciel. Un infaillible battement sourd fait vibrer l’escalier métallique qui mène à une cabane en bois. Perchée au septième étage du parking, sous le ciel berlinois, elle se situe néanmoins stylistiquement quelque part entre la Haute-Bavière et le National Park Rustic – on peut penser aux lourdes architectures caractérisant les lodges des parcs nationaux américains dans les années 1930. Les lames du plancher et les parois de bois palpitent sous les chaudes pulsations des basses. Dans le mouvement de ces innombrables corps qui sautillent tous ensemble et chacun pour soi, sans maniérisme ni poses convenues, comme on est loin du stationnement automobile statique auquel le dernier étage de ce parking silo était initialement dévolu. Même les DJ se balancent derrière leurs platines, détendu·e et heureux·euse, maîtresse et maître de l’excitation croissante. Sous leurs mains, voix tunées ou accords de harpe suspendent pour l’instant le martèlement constant, le rythme lancinant menace de mourir, il vacille, pour enfin retomber dans un boum-boum-boum régulier. Recouvertes depuis longtemps par la piste de danse, les places de parc sont pourtant toujours là, deux étages plus bas, alignées comme les battements électroniques, 5-001, 5-002, 5-003. Le dernier niveau du parking est désormais l’écho d’un système élaboré autrefois par un concepteur de parkings pour numéroter les cases de façon ordonnée. Aujourd’hui une nouvelle cadence s’est imposée, dans un univers qui n’est plus fait de taches d’huile et de flaques, mais d’ondes musicales et de nappes sonores.
Pour Robin Schellenberg, l’endroit serait tout simplement trop beau pour y entreposer des véhicules. Avec Dorle Martinek et Julian Reetz, voilà dix ans qu’il a fondé cette boîte de nuit, baptisée Klunkerkranich, au sommet de ce parking d’où l’on jouit d’une vue époustouflante sur les toits de Berlin. De fait, les étages supérieurs de l’infrastructure ne se sont jamais révélés attractifs pour le stationnement, car ce sont les plus éloignés du centre commercial «Neukölln Arcaden» et l’exploitant les aurait fermés depuis longtemps pour manque de rentabilité si l’opportunité de les louer au night-club ne s’était pas présentée. D’abord pour trois ans, puis pour dix années supplémentaires. Avec un renforcement concomitant de la structure éphémère: entre les deux conteneurs initialement installés, se sont ajoutées une toiture en bois, puis des parois, et finalement une cabane par-dessus le tout. Une architecture en autoconstruction qui n’en obéit pas moins à une planification rigoureuse, car on est au-dessus de la hauteur de corniche définie pour Berlin, soit dans des gabarits où s’appliquent les exigences propres aux immeubles tours, notamment en ce qui concerne les sollicitations dues au vent. Le Klunkerkranich, avant d’être un club, a d’abord été un jardin: d’innombrables pots, parfois une vieille baignoire, accueillent une végétation foisonnante selon un dispositif également soigneusement calculé, car leur substrat ne doit pas être trop lourd et leurs besoins compatibles avec ces hauteurs. Le parking silo est donc maintenant couronné d’un parc, même un peu luna-park avec ses diverses cabanes entourées de guirlandes multicolores et son parcours labyrinthique.
Kalle Neukölln, Berlin: du vieux béton décapé et réemballé
Le problème des anciens parkings silos, ce sont leurs dalles. Ici, leur épaisseur n’excède pas 13 à 15 centimètres, sans compter, comme on peut l’entendre dire sur les chantiers, qu’«ils trichaient encore, il y a 40 ans». «Ils», ce sont les ouvriers qui, dans les années 1970, ont coulé le béton pour le silo derrière l’ancien grand magasin Quelle à Berlin-Neukölln. L’intérieur du parking étant recouvert d’une épaisse peinture blanche au latex, les piliers, les parois et les dalles ont dû être hydro-décapés. Cela a mis au jour plus d’une malfaçon: des recouvrements d’armatures beaucoup trop minces et même des jointures ouvertes entre les dalles de plancher qui laissaient soudain voir l’étage du dessous. Ces oublis ont été corrigés et la structure durablement remise en état pour obtenir un béton de parement intérieur dépourvu d’habillage blanc, lui-même non prévu initialement. Pour le maître de l’ouvrage, le développeur immobilier berlinois MREI, c’est un environnement idéal pour une communauté qui devrait bientôt s’installer ici. Un espace de coworking y est prévu, ainsi qu’un food-court, notamment dans le bâtiment de l’ancien magasin situé à l’avant. En vue de ces nouvelles affectations, la minceur des dalles ne représente pas le seul défi: l’importante profondeur des immeubles de parking en est un autre. On a donc procédé à un découpage interne en supprimant le tiers central des niveaux pour obtenir un grand patio coiffé d’une couverture vitrée, qui forme un généreux puits de lumière au milieu de la structure et réduit d’autant la profondeur des nouveaux bureaux. Pour ajouter à l’attrait des nouvelles surfaces à louer, une terrasse avec piscine est encore prévue en toiture. Un défi statique supplémentaire qui a motivé l’ajout de quelques piliers en renfort des porteurs existants. Le rôle inspirant joué par le Klunkerkranich, situé à un demi-kilomètre à vol d’oiseau, ne peut être ignoré ; tout comme l’est sa transformation en une offre commerciale. Toutefois, et comme s’en félicite à juste titre le maître de l’ouvrage, le bâtiment n’a pas été démoli. À l’exception des rampes d’accès qui se trouvaient entre le parking et le magasin: cet élément en principe emblématique d’un parking a laissé la place à un jardin d’hiver. Comme le concède Hans Stier, de la société MREI, la préservation du garage est aussi à mettre au compte d’un indice d’utilisation du sol qui ne serait plus autorisé aujourd’hui. Mais le critère décisif aurait été le désir de créer un lieu inimitable: «Il y a aujourd’hui une fascination pour les reconversions, pour l’amour et la créativité qui y sont injectés.»
Garages Kant, Berlin: le sofa idéalement placé
Au contraire de la plupart de ses semblables, la plus vieille infrastructure de stationnement de Berlin est un objet patrimonial reconnu, érigé en 1930 à la Kantstrasse, dans l’ouest bourgeois de la capitale, en lisière du centre-ville. Dans l’Allemagne encore peu motorisée d’alors, il y avait là déjà suffisamment d’automobiles pour motiver la construction d’un parking et en assurer la rentabilité. Le luxe que représentait un véhicule privé à l’époque est attesté par les box individuels, verrouillés par des portes roulantes, installés à l’intérieur de cette construction moderne en ossature béton-acier. C’est pratiquement un miracle que nombre de ces box aient survécu à l’évolution de la voiture en mode de transport de masse. Jusqu’en 2016, et en dépit de l’état depuis longtemps bien dégradé du bâtiment, on pouvait encore se parquer dans les garages de la Kantstrasse et même y faire le plein au rez-de-chaussée. Les services du patrimoine et la qualité de l’ouvrage se sont opposés à la volonté de son ancien propriétaire de le démolir, jusqu’à ce qu’il passe en mains d’un nouveau détenteur, sensible à sa valeur, qui a mandaté l’architecte Johanne Nalbach, connue pour ses projets artistiques ambitieux.
Le magasin d’ameublement Stilwerk est devenu locataire de l’ensemble du complexe en automne 2022. Les pièces de designers qu’il y expose trouvent un cadre unique dans cet environnement moderniste. De façon inattendue, les anciens box se prêtent aussi merveilleusement au concept de store-in-store, qui occupe maintenant le premier étage, et où divers fabricants de meubles présentent leurs créations les unes à côté des autres, un peu comme dans un bazar. Les nouvelles interventions jouent la discrétion et la remarquable façade vitrée filigrane donnant sur la Kantstrasse a reçu un doublage thermique contemporain placé à un demi-mètre à l’arrière. Il en résulte une magnifique vitrine en verre armé, à travers laquelle on devine les silhouettes iconiques des célèbres pièces de mobilier proposées à l’intérieur. Pour les rares aménagements ajoutés à cet espace – notamment des sanitaires et un ascenseur – on aurait bien imaginé un contraste matériel, chromatique et formel plus accentué par rapport à l’existant. Il manque encore un peu d’animation dans ce bâtiment rouvert en octobre 2022; pas si facile, en effet, de remplir 300 places de parc avec du mobilier. Peut-être aurait-il été visuellement plus attractif d’autoriser encore le stationnement jusqu’à ce que les nouveaux usages aient complètement banni l’automobile. Une pétro-nostalgie – qui révèle cependant que sans taches d’huile ni gaz d’échappement, un silo à voitures perd aussi un peu de son atmosphère.
Garage Züblin, Stuttgart: le drive-thru comme white cube
À l’orée du centre-ville de Stuttgart, le garage Züblin date du début des années 1960 et offre au premier regard un aspect plutôt trapu, typique du brutalisme tardif. Les niveaux de parking sont entourés de balustrades massives alternant avec l’ombre de profonds bandeaux d’ouverture. Ce que l’on trouve à l’intérieur n’en est que plus marquant. Non seulement une série de places de stationnement disposées en arêtes de poisson le long de la chaussée sur un plan incliné, mais aussi, le long de cette rampe, une galerie dévolue à la photographie contemporaine. Les clichés, agrandis sur toute la hauteur de la paroi centrale, y sont appliqués comme des affiches. À la fois drive-thru et white cube, le parking fusionne aussi parfaitement qu’inopinément deux produits de la culture américaine élitaire et populaire. Depuis 2014, un groupe de photographes de Stuttgart garnit chaque été le parking de ses œuvres et de quelques créations d’artistes invités. Au chevet d’une place de parc, un des portraits fictifs de l’artiste britannique Alison Jackson présente ainsi un Donald Trump plus grand que nature feuilletant un exemplaire de Playboy.
Ou encore, une lugubre mise en scène de Bernd Kammerer montrant le Petit Chaperon Rouge dans un intérieur sinistre rempli d’animaux empaillés. Des œuvres que chacun peut contempler en traversant tranquillement à pied les quatre étages jusqu’au niveau de toiture ou au volant de sa voiture. Frank Bayh, l’un des initiateurs du dispositif, affirme que le gérant du lieu «trouvait ça classe», ce que confirme Michael Gamisch, qui travaille pour Parkservice Hüfner, un exploitant d’infrastructures de stationnement dans tout le sud de l’Allemagne: «Le parking attire maintenant un public que l’on ne verrait pas autrement – des gens qui n’ont peut-être même pas de voiture.» Le fait que l’automobile ne soit ici pas bannie, mais enrichie par une proposition artistique, rend le projet plus vivant que beaucoup d’autres réaffectations d’immeubles de parking. Le garage Züblin demeure en effet un lieu de stationnement conventionnel où l’heure coûte 2,50 euros. À cette différence près que les voitures y deviennent l’avant-plan tridimensionnel d’images, dont chacune est un échantillon de pop art. Durant le confinement lors de la pandémie, le garage Züblin était ainsi le seul musée ouvert à Stuttgart, offrant une visite guidée sur podcast. La convention de bail court jusqu’à fin 2023, après quoi ce mix inédit entre art et gaz d’échappement – la galerie s’appelle d’ailleurs «Fumes and Perfumes» – prendra une nouvelle forme. Inspiré par le succès de cette invasion artistique, le gérant propose lui-même de maintenir la moitié du parking et de reconvertir l’autre en petits logements, y compris une offre de stationnement pour les cycles utilitaires et, durant l’été, le cinéma en plein air qui a déjà trouvé son public sur le toit.