La Sa­rine: pre­mière ri­vière eu­ro­péenne domp­tée par du bé­ton

Le premier des nombreux barrages qui ponctuent le cours de la Sarine entre le col du Sanetsch et l’Aar a été construit à Fribourg, sur le site de la Maigrauge, dans les années 1870. Pour la première fois en Europe, un ingénieur a eu recours au béton pour construire un tel ouvrage. Au fil de modifications successives, le barrage est toujours opérationnel. Conçu pour dompter les forces de la nature, le lac qu’il retient s’est transformé en une magnifique zone protégée.

Date de publication
08-11-2015
Revision
10-11-2015

A la séance du Grand Conseil, dans laquelle le jeune ingénieur [Guillaume Ritter] avait été appelé à exposer ses projets, un des hauts magistrats du pays l’avait interrompu en s’écriant :
«Mais vous ne connaissez pas la Sarine ; la Sarine est un torrent.»
«Peut-être, lui répondit l’ingénieur dans un mouvement de belle audace, mais la Sarine non plus ne me connaît pas!»
O. Biletter, «Guillaume Ritter: ingénieur à Neuchâtel: 1835-1912 », 
Bulletin de la Société Neuchâteloise des sciences naturelles, 41 (1913-1916)

A deux pas du centre-ville de Fribourg, la réserve naturelle du lac de Pérolles occupe les méandres de la Sarine, qui ondule le long de hautes falaises de molasse. Ces dernières empêchent de faire le tour du plan d’eau par le bas, et seuls quelques chemins en cul-de-sac permettent d’accéder aux roselières qui tapissent le fond du canyon. Là, au pied des escarpements gréseux, difficile d’imaginer le contexte quasi urbain dans lequel se développe ce lac qui n’a rien de naturel: il est né du projet un peu fou de Guillaume Ritter, un ingénieur-entrepreneur d’origine alsacienne. Si tout avait fonctionné comme il l’avait planifié, Fribourg aurait pu entamer bien plus tôt sa révolution industrielle.

Ce projet tourne autour de la construction d’un barrage sur le cours de la Sarine. L’objectif est double : fournir de l’eau potable à la population fribourgeoise et, par le biais d’un câble actionné par une turbine, transmettre l’énergie de la rivière à des usines appelées à s’implanter sur le plateau de Pérolles situé à un kilomètre de là. Voilà pour le volet industriel. Mais Ritter voit plus grand. Sensible à la beauté du site, il veut l’ouvrir au tourisme: hôtels, croisières, et même train vers les sommets voisins. Il compte ainsi drainer quelque 50 000 visiteurs dans la cité des Zähringen. Une aventure dans laquelle il engloutira toute sa fortune en quelques années.

Premier barrage européen en béton


D’apparence bien moins spectaculaire que de nombreux barrages helvétiques, celui de la Maigrauge a la particularité d’être le premier ouvrage européen de ce type à avoir été construit en béton. Les documents à disposition quant à sa géométrie et aux matériaux de construction sont malheureusement très restreints.

De type poids, le barrage est rectiligne sur son aile gauche, puis arqué sur le reste de ses 120 m de longueur. Sa hauteur sur la fondation varie de 13 à 21 m. L’épaisseur du monolithe de béton atteint 26 m en correspondance de la section la plus haute, celle du couronnement 6 m. Ce dernier est conçu de manière à servir de déversoir, en plus de la tranchée d’évacuation de trop-plein creusée dans la molasse en rive gauche. L’ouvrage ne comporte pas de joints de contraction, de drainages ou de galeries de visite.

Pour le béton, Ritter a utilisé comme agrégats les alluvions charriées par les crues de la Sarine. Quant au ciment, il provient des carrières de Noiraigue. Au total, ce sont 32 000 m3 de matériaux qui seront mis en place dans ce chantier qui débute le 4 mai 1870 pour s’achever en 1872.

Revers de fortune


Mais les entreprises peinent à s’installer sur le plateau de Pérolles et la qualité de l’eau de Ritter s’avère problématique: elle devient de plus en plus riche en fer. Au mauvais goût s’ajoutent les taches sur le linge. En 1874, la Société générale suisse des eaux et forêts de Guillaume Ritter fait faillite. En 1888, l’Etat de Fribourg rachète le barrage, qui est actuellement propriété du Groupe E. Très peu de temps après la construction du barrage, le lac se comble de sédiments. Ritter avait prévu le problème et construit une vanne de fond. Mais ses successeurs ont négligé cet aspect, et très vite la vanne se trouve hors d’usage. Le volume utile passe de 620 000 m3 à 133 000 m3.

Un ouvrage en évolution


En 1895, l’usine de la Maigrauge est transformée en vue de la production d’électricité. Le Bulletin technique de la Suisse romande, sous la plume de l’ingénieur électricien Frédéric de Reyff, y consacre l’article qui illustre la présente publication. En 1909, le barrage est rehaussé de 2,5 m afin de compenser le comblement par les sédiments, l’évacuateur de crue est muni de vannes et un tunnel de 300 m amène l’eau à la nouvelle usine de l’Oelberg, avec un débit de 33 m3/s, qui passera à 99 m3/s dès 1956. La production actuelle s’élève à quelque 52 millions de kWh par année, équivalant à la consommation d’une dizaine de milliers de ménages.

Après une période de cinquante ans, qui n’a vu aucune intervention majeure sur le barrage, l’évolution des critères de sécurité, notamment en ce qui concerne l’évacuation des crues, rend nécessaire une évaluation approfondie des conditions d’exploitation et de sécurité de l’ouvrage. Les points critiques sont notamment une insuffisance des forces stabilisantes de l’ouvrage tant pour les conditions normales qu’exceptionnelles d’exploitation, la vétusté de l’ouvrage de décharge et les difficultés d’exploitation et de fonctionnement des prises d’eau.

Les deux campagnes de sondage menées au milieu des années 1980 et au milieu des années 1990 permettront de mieux définir les caractéristiques géométriques et les matériaux de l’ouvrage. Sans surprise, le béton s’avère de qualité médiocre. Sa porosité est élevée et son module d’élasticité relativement faible, des problèmes attribuables aux procédés de fabrication et de mise en œuvre au moment des travaux de construction.

Mise à jour


Même si le comportement du barrage est jugé satisfaisant, les ingénieurs en charge du projet estiment que des charges exceptionnelles, telles que crues extrêmes ou séismes, pourraient mettre en péril sa stabilité. Le projet de mise en conformité du barrage comporte quatre volets:
- accroissement de la stabilité de l’ouvrage au moyen d’une précontrainte appliquée sur toute la longueur du couronnement et par le biais de 52 tirants d’ancrage scellés dans le massif de fondation;
- aménagement d’un nouvel ouvrage de décharge, muni de trois vannes segment équipées de clapets et dimensionnées pour un débit de 850 m3;
- remplacement des deux prises d’eau par un ouvrage unique;
- mise en place d’un franchissement du barrage par la faune piscicole au moyen d’un ascenseur à poissons à la montée et d’un dévaloir à bassins successifs pour la descente.

Ces travaux ont duré de 2001 à 2004. Quelques mois plus tard, une crue de la Sarine (du 19 au 22 août 2005), offre un test grandeur nature. A son pic, elle atteint un débit de 660 m3/s. Sa période de retour est estimée à 200 ans (Ritter a conçu son barrage sur la base d’un débit maximal de 1300 m3/s). Malgré la présence de nombreux bois flottants, les vannes ont fonctionné. Cependant, la crue a partiellement détruit le radier en béton qui faisait face à l’évacuateur de crue et la rive droite de la Sarine a connu une forte érosion. La passerelle qui enjambait la rivière à cet endroit, au bas du sentier Guillaume-Ritter, a été emportée. Afin de permettre le franchissement et le maintien de cette promenade populaire, le propriétaire ouvre au public le couronnement d’un barrage qui lui était jusque-là interdit.

Étiquettes
Magazine

Sur ce sujet