La solution était dans le jardin
Réorganiser une bibliothèque historique est une tâche ardue. Pendant que la majorité des équipes s’acharnait à trouver une solution dans l’existant, l’équipe lauréate se laissait inspirer par les beautés pittoresques du parc des Bastions, et propose une extension dans le jardin.
C’était certainement le concours le plus prestigieux, mais aussi le plus difficile de l’année 2023: la solution se trouvait à la croisée d’enjeux patrimoniaux, d’appropriation de l’espace public et de génie civil. Il s’agissait de réorganiser et restaurer l’éminente Bibliothèque de Genève (BGE) en la dotant d’un stock souterrain. Une opération d’envergure au cœur de l’un des ensembles patrimoniaux les plus appréciés de Genève, l’ensemble universitaire et le parc des Bastions. Si quelques équipes ont abandonné en cours de route, 51 ont rendu un projet sur six planches A0. Malgré sa difficulté, le concours international anonyme organisé par la Ville de Genève a été jugé en un seul tour. Un second aurait peut-être permis d’épargner quelques milliers d’heures de travail aux concurrents mais n’aurait pas nécessairement conduit à un meilleur résultat: les six projets lauréats montrent en effet un degré d’investissement d’une grande intensité, qui suffit à déterminer la solution à privilégier.
Le visible et l’invisible
C’était peut-être aussi le concours le plus frustrant pour certaines équipes, car le plus gros de l’opération restera invisible. Le cahier des charges exigeait en effet d’enfouir la plus grande partie du programme, soit de nouveaux espaces de stockage pour la bibliothèque, dans un dépôt de conservation sécurisé. Avec l’ajout d’autres collection hors-site, un million et demi de documents seront ainsi regroupés. Fondée au 16e siècle, la bibliothèque publique et patrimoniale, avec ses fonds Rousseau et Voltaire, ses manuscrits, ses partitions et ses collections iconographiques, est considérée comme la troisième plus importante bibliothèque du pays. La réalisation d’un dépôt souterrain permettra de libérer les ailes historiques de l’édifice néoclassique (Jean Franel et Francis Gindroz, 1868-1873), et d’offrir libre-accès aux quelque 80 000 documents. L’opération est aussi l’occasion de redéfinir la cour qui s’ouvre sur le parc des Bastions, mais également la relation de la BGE à la ville. Aussi la question essentielle soulevée était celle-ci: faut-il révéler le stockage, ou du moins sa présence souterraine, et rendre ainsi perceptible le cœur du dispositif bibliothéconomique?
«Oui», répondent certains projets, comme celui de G.M. Architectes (Aperto Libro, 3e rang, 3e prix), qui ambitionne de retrouver l’état original du bâtiment en groupant autour d’une grande cour souterraine illuminée de lanterneaux les services accessibles au public et les accès aux collections, les « racines » de la bibliothèque, qui atteignent huit niveaux de profondeur. Le second prix (Percaline, Sylla Widman et structurame) est probablement le premier pour les ingénieurs: la solution très efficiente exploite, en plan, une structure évoquant un bastion pour retenir la poussée des terres (effet d’arc généré par le pli de la paroi) et, en coupe, une succession de voiles porteurs qui permettent de dégager entièrement les dalles un étage sur deux. Les distributions verticales sont magnifiées, laissant suggérer que le magasin, cœur du dispositif bibliothécaire, pourrait être accessible au public ou du moins révélé depuis la cour. Bien qu’économe en matière, ce palais structurel l’est moins en volume : il creuse une fouille de 27 m de profondeur pour enfouir huit niveaux. La cour est traitée avec un dallage minéral dont la géométrie évoque celle du silo. Deux ouvertures zénithales laissent lumière et regards y pénétrer.
«Non», répond l’équipe lauréate (Vassco ACE et Adão da Fonseca Engenheiros Consultores, Lda). Plus pragmatique, Larnage exploite toute l’étendue à disposition pour déployer une paroi en pieux sécants. Dès lors le dépôt, dont la structure exploite les murs de séparation des magasins, se déploie sur six niveaux seulement, à 20 m de profondeur. Ses murs collent aux fondations des édifices existants et au périmètre courbe qui garantit au platane remarquable sa survie. L’aménagement en surface semble traduire une inversion survenue récemment dans le débat public: c’est désormais l’arbre qui dicte à l’infrastructure les règles de bienséance. Si les architectes lauréats rendent les collections invisibles, c’est pour inscrire leur intervention dans la continuité du projet paysager du parc des Bastions: en guise de cour, une prairie fleurie de forme elliptique et un cheminement cruciforme qui rappelle le dessin actuel.
Restaurer, animer
Le second enjeu du projet consistait à agencer et magnifier les espaces retrouvés à l’intérieur de l’édifice. Tous les concurrents ont retiré les dalles intermédiaires, mais c’est dans la manière de « creuser » la matière qu’ils se distinguent. Là où quelques égarements baroques ont mené les concurrents à opérer des découpes étranges ou à placer des escaliers dans l’axe, l’équipe lauréate a recherché avec rigueur à retrouver l’esprit original de l’édifice en respectant au mieux sa structure et parvenant à magnifier en double-hauteur la salle majeure de l’aile centrale, qui serait dédiée à un usage polyvalent (lectures, expositions, etc.). Les lauréats indiquent explicitement rechercher l’état du bâtiment au tout début du 20e siècle (plus tôt que ce que préconisait le cahier des charges). Ce parti les pousse à prendre une décision cruciale: démolir les deux annexes construites dans les années 1940 contre l’aile est.
En lieu et place, ils proposent une extension dans le jardin. Deux pavillons dont l’écriture, ici aussi, se tourne vers le parc des Bastions et ses éléments pittoresques : leur socle évoque les murets du jardin ou la terrasse de la fontaine-grotte, leur structure filigrane la buvette (ancienne orangerie) ou le kiosque à musique. Les deux boîtes de verre semblent promettre que la vue sur la façade originale de l’édifice sera retrouvée – une vue de l’esprit, car on sait qu’une telle transparence ne se trouve que sur les planches des rendus de concours1. Tournés vers le parc comme la ville, les pavillons signaleront l’institution et animeront cette partie un peu délaissée du parc par des activités bibliophiles (lectures studieuses, discussions, café, …).
Avec son pragmatisme, la solution élégante du groupement portugais a surpris les membres du jury. «Je pense qu’il fallait être étranger pour oser ce geste», commente Doris Wälchli, présidente du jury. En effet, les architectes genevois en lice ne se sont pas aventurés à proposer le remplacement des deux annexes qui flanquent le bâtiment, soit parce que toute démolition est devenue suspecte, soit par crainte de se frotter aux Services du patrimoine. À raison ou à tort, la démolition paraît certes dérisoire face aux titanesques travaux de fouille qu’il faudra de toute manière entreprendre.
Ce commentaire souligne aussi qu’à Genève, là encore, ce ne sont pas «toujours les mêmes qui gagnent». Le groupement est composé d’architectes qui ont œuvré dans de grandes agences européennes. Ils amèneront leur expérience et peut-être un renouvellement d’idées. D’ailleurs sur la question soulevée par ce concours, ils jettent effectivement un regard différent: là où la plupart se sont focalisés sur l’édifice historique de la bibliothèque, son programme, ses accès, ses flux, l’équipe portugaise, elle, s’est concentrée sur un élément peut-être encore plus important: le parc.
Les résultats et le rapport du jury du concours sont consultables sur competitions.espazium.ch.
Restauration et extension de la Bibliothèque de Genève (GE)
Maître d’ouvrage
Ville de Genève, Département de l’aménagement, des constructions et de la mobilité
Procédure
Concours de projets d’architecture pluridisciplinaire (architecte-ingénieur civil) à un degré en procédure ouverte
Projets primés
- Larnage (1er rang, 1er prix), Vassco ACE: Patrícia Marques, Paulo Costa, João Ventura Trindade, Pedro Oliveira et Luís Maria Gonçalves Adao da Fonseca – Engenheiros Consultores,
- Percaline (2e rang, 2e prix), Sylla Widmann architectes, structurame
- Aperto libro (3e rang, 3e prix), G.M. Architectes Associés, TSIC
- La bibliothèque retrouvée (4e rang, 4e prix), Giorgis Rodriguez Architectes, Dr Lüchinger + Meyer Ingénieurs civils
- Bonheur secret (5e rang, 5e prix), Aeby Perneger & Associés, T ingénie (Genève)
- Plume du peintre (6e rang, 6e prix), Aebi & Vincent Architekten, WAM Planer und Ingenieure
Note
1 On pourra comparer les pavillons flottants aux élégantes boîtes miessiennes déployées dans des contextes similaires, comme la petite bibliothèque du musée de l’Hermitage à Lausanne (Mondada Frigerio Dupraz, 2002) ou la bibliothèque Edouard-Fleuret sur le campus de Dorigny (Devanthéry Lamunière, 2000). Deux boîtes à l’apparence sombre, pour des raisons de conservation, de confort, mais aussi en raison d’une propriété encore mal connue du verre: la réflexion.