L’abri anti-aérien: démantèlement et constitution du corps national
Thomas Hippler est l’auteur d’une surprenante histoire du bombardement aérien, publiée aux Prairies ordinaires. Cet article est tiré de l’ouvrage en question (note 1).
La stratégie du bombardement présente cette particularité : ce ne sont pas les forces armées qui sont ciblées en premier lieu, mais les populations civiles.Le bombardement stratégique est une forme de guerre contre le « peuple », concept primordial de la politique moderne. Plus précisément, il s’agit de défaire l’unité politique et morale d’un peuple, de le réduire en « populace » avec l’espoir que la décision politique de capituler résulte de ce démantèlement du corps national. Comme la guerre implique nécessairement une dialectique de la défense et de l’attaque, les systèmes de protection anti-aérienne cherchent à contrecarrer cet objectif : du côté défensif, on s’emploie donc à renforcer la cohésion sociale, à organiser la « populace » pour en faire un « peuple » homogène. Faire ou défaire un peuple, c’est à cette alternative que se résument les bombardements stratégiques.
Reflet de la militarisation de la vie civile, le microcosme que constitue l’abri anti-aérien cristallise parfaitement les attitudes, collectives ou individuelles, les imaginaires de la nation et du peuple, les conflits et les tensions, les micropouvoirs, les normes, les résistances. Monuments urbanistiques massifs ou enfouis dans le sous-sol, les abris sont la matérialisation des idées que l’on se fait du peuple, et l’accès à ces endroits montre concrètement qui fait partie de la communauté nationale, à quel titre et à quelles conditions. La Seconde Guerre mondiale en Europe constitue un champ passionnant pour étudier de quelle manière des systèmes politiques différents s’y sont pris pour construire cette entité politique primordiale qu’est « le peuple ». Dans cette optique, les exemples les plus instructifs sont certainement ceux des deux grands adversaires de la guerre aérienne : la Grande-Bretagne, archétype de la démocratie libérale, et l’Allemagne nazie, société totalitaire par excellence.
Conçus comme des lieux éminemment politiques dans les deux pays, les abris concentrent toutes sortes de conflits sociaux et sont marqués par une dialectique entre organisation dirigée par l’Etat d’une part, et auto-organisation sociale d’autre part. En Allemagne, la « tâche politique » de gérer les abris, d’en contrôler l’accès et d’y maintenir le moral, la discipline et l’ordre, se voit confiée à un Bunkerwart, nommé non par l’Etat mais par le parti, et qui, à ce titre, représente la Volksgemeinschaft, cette « communauté du peuple » racialisé. Le Bunkerwart a des prérogatives souveraines : décidant de l’admission, il détient le droit de maintenir en vie dans l’abri ou de laisser mourir dans les flammes.
Son équivalent britannique est le shelter warden, nommé par la police. Souvent recrutés parmi les épiciers de quartier, les shelter wardens sont tenus de soutenir le moral des autres en se montrant affables, serviables et compréhensifs. Mais en pratique, ils possèdent aussi un immense pouvoir sur la vie des gens, ce qui leur donne, selon l’expression d’un Londonien, « amplement l’occasion de jouer les petits Hitler »2. L’abri peut ainsi facilement se muer en système micro-fasciste.
La différence la plus évidente entre les abris allemands et britanniques concerne la racialisation de la communauté nationale. Théoriquement, en Allemagne, seuls les Aryens ont droit à la protection, mais une circulaire du Ministère de l’air d’octobre 1940 précise que l’accès ne saurait être complètement refusé aux Juifs, car on craint que ceux-ci ne profitent d’une alerte pour cambrioler les appartements désertés. Si le problème cesse de se poser avec les déportations massives, il se déplace aussitôt vers d’autres catégories racialisées : les prisonniers de guerre et les travailleurs forcés. Cela explique que les exclus de la communauté nationale soient largement surreprésentés parmi les victimes des bombardements : un travailleur forcé « non aryen » a bien plus de chances qu’un Allemand de périr sous les bombes censées le libérer3.
Matérialisations d’une nouvelle communauté nationale à cimenter, les bunkers sont souvent construits à l’emplacement d’anciennes synagogues. La Volksgemeinschaft racialisée est littéralement bâtie sur la destruction de son autre. Dès lors, il est tout à fait cohérent que les contemporains perçoivent un rapport dialectique entre le bombardement et la Shoah : un commerçant de Hambourg écrit dans une lettre que beaucoup d’Allemands qualifient les attaques aériennes « de représailles contre le traitement que nous infligeons aux Juifs »4. Mais ce rapport, qui prend ici la forme du sentiment d’une punition collective et méritée, fonctionne aussi bien dans l’autre direction : nombre de lettres adressées aux autorités leur demandent de « faire payer » les Juifs et présentent les chambres à gaz comme une réponse à la « terreur aérienne anglo-américaine ».5
En Grande-Bretagne en revanche, c’est le concept de people’s war qui cristallise les ambiguïtés de l’intégration nationale6. Ici, bien que l’accès aux bunkers ne repose évidemment pas sur une réglementation raciale, certaines catégories, notamment « les Juifs », se voient tout de même stigmatisées pour leur « égoïsme » et leur manque de solidarité ou de discipline : un policier déclare par exemple en octobre 1940 que 95 % de ceux qui fréquentent l’abri surpeuplé d’Oxford Circus, dans le centre de Londres, sont des Juifs allemands et non de vrais Anglais7. Dans les deux pays, l’accès à la protection anti-aérienne n’est pas un droit civique inconditionné ; il est officiellement subordonné à un engagement en faveur d’une communauté et à une adhésion à ses valeurs. La britishness se définit également par rapport à un « autre » racialisé. Mais contrairement à ce qui se passe sous le régime nazi, la démocratie britannique offre des possibilités d’intégration : les Juifs peuvent devenir membres de la communauté nationale, à condition qu’ils s’adaptent aux valeurs british et fassent l’effort de « s’intégrer » ce qui revient à considérer qu’ils portent eux-mêmes la responsabilité de l’exclusion qu’ils subissent.
A la différence des rapports de race, les rapports de genre sont similaires dans les bunkers des deux pays9. Tout simplement parce que les femmes sont le pilier de la communauté. En Allemagne, elles bénéficient d’un accès privilégié aux abris, tandis que les hommes de 16 à 60 ans en sont en principe exclus. Selon la division des tâches consacrées, l’homme est censé se battre, alors que la femme tient le foyer familial et, par extension, national. C’est donc à elles que s’adressent les recommandations officielles quant au comportement à adopter en cas d’alerte. Comme on les suppose moins stables que les hommes, la gestion de leur peur constitue un défi politique de la plus haute importance c’est la raison pour laquelle elles ont besoin d’être dirigées par un Bunkerwart ou un shelter warden, forcément masculin.
Or maints témoignages de soldats ayant vécu des bombardements alors qu’ils se trouvaient chez eux en permission montrent que la peur éprouvée dans les abris dépassait de loin celle du front. Non seulement il est plus difficile de subir un bombardement sans avoir la possibilité de répliquer, mais cette passivité, qui s’accorde difficilement avec les vertus guerrières et viriles, les expose à une castration symbolique. Quoi qu’il en soit, la souffrance masculine est habituellement ignorée. On s’intéresse avant tout aux femmes, qui font l’objet d’une attention paradoxale : par leur vertu, elles portent la communauté ;,,, ;,; par leur féminité (donc leur faiblesse), elles représentent une menace de dissolution psychique et sociale. Ainsi se trouvent-elles dans une position duale, comparable à celle du « peuple » à la fois souverain et « populace ». C’est pourquoi la menace émanant du genre est le plus souvent indissociable de celle que constituent les classes inférieures.
Espaces de promiscuité, souvent peu ou pas éclairés, où la peur existentielle cède soudain la place à l’euphorie d’être encore en vie et de n’avoir plus rien à perdre, les bunkers sont aussi des lieux de rencontres sexuelles déréglées. Le souci de discipliner les conduites sexuelles semble avoir joué un plus grand rôle en Grande-Bretagne que dans l’Allemagne nazie. Contrairement à une idée née au cours des années 1950 selon laquelle le nazisme se caractériserait par une répression de la sexualité, la dimension anti-bourgeoise de la Volksgemeinschaft implique aussi très clairement des possibilités de libération sexuelle10. La people’s war, en revanche, s’appuie beaucoup plus fortement sur une communauté fondée sur la famille bourgeoise et sur la nécessité de réprimer les déviances sexuelles, imputables autant aux femmes qu’aux classes inférieures.
Signe évident du rôle particulier joué par la famille, les autorités britanniques se méfient d’abord des abris collectifs, redoutant que, dans le mélange des classes, la vertu bourgeoise ne soit contaminée par les mauvaises mœurs du « bas peuple », ce qui conduirait à une dissolution morale, puis à la contestation de l’ordre social. On encourage donc les bourgeois à construire des abris dans leur propre jardin, ce qui présente en outre l’avantage de privatiser une partie des coûts liés à la défense chose impensable en Allemagne, où règne l’idéologie collectiviste de la Volksgemeinschaft11.
La population réunie dans les abris est de fait largement issue du prolétariat, à la grande irritation des bourgeois lorsqu’ils se trouvent contraints de le côtoyer. La journaliste berlinoise Ursula von Karsdorff décrit par exemple la « horde d’animaux humains » réfugiée dans un bunker, véritable cocotte-minute que seule la présence des forces de l’ordre empêche d’exploser12. La perception bourgeoise de la vie dans les abris est le reflet exact des présupposés de la stratégie aérienne la « populace » fera exploser l’ordre social garanti par l’Etat ou, ce qui revient au même, la stratégie militaire est informée par une vision bourgeoise de la politique.
L’épreuve de la guerre confronte l’Allemagne et la Grande-Bretagne au même défi : consolider l’intégration nationale et sociale dans un système capitaliste organisé par l’Etat. Les résultats sont nécessairement ambigus, dans la mesure où la tendance effective vers une intégration plus ou moins égalitaire se combine toujours avec la persistance d’un antagonisme de classes. On peut néanmoins soutenir schématiquement que la Volksgemeinschaft tend davantage vers l’imaginaire d’une société égalitaire imposée avec une violence inouïe, pour camoufler les inégalités existantes et pour éliminer physiquement tout ce qui lui résiste, sur le plan pratique ou symbolique. La people’s war a en revanche plus de difficultés à articuler l’intégration de la classe ouvrière avec un imaginaire de la nation profondément bourgeois, où la britishness combine sang-froid et humour sec, excentricité et sens de l’ordre, politesse dans la vie sociale et bravoure dans la guerre13.
En Grande-Bretagne, on condamne souvent les abris comme des endroits où se rassemblent des parasites sociaux profitant sans vergogne de l’aide de l’Etat au lieu de se prendre en charge de manière autonome et responsable14. Le bunker suscite donc une critique de type libéral, qui voit dans l’Etat social une tutelle déresponsabilisante. A l’autre bout du spectre politique, la gauche modérée considère les abris comme un avant-goût du paradis social-démocrate. Le journaliste Richard Calder donne à la vie souterraine de Londres une coloration orientale : Noirs et blancs, marrons et jaunes ; Levantins et Slaves d’Europe de l’est, Juifs et non-Juifs, musulmans et hindous se mélangent pacifiquement et côtoient des prostituées, des soldats, des pilotes, des matelots, des criminels. »
Le succès et le scandale des reportages de Calder tient au fait que ce monde étrange et étranger semble soudain très proche : l’Orient ne commence plus au Caire, mais à Oxford Circus. Chose peut-être plus importante que le mélange racial, Calder utilise ce décor d’hybridation à l’orientale pour décrire des formes d’auto-organisation démocratique, situées en-deçà du pouvoir constitué de l’Etat. Ainsi voit-on d’anciens voyous se transformer en personnes responsables qui non seulement se donnent collectivement des règles, mais font aussi preuve de solidarité et de respect mutuel, s’entraidant par-delà les frontières raciales et sociales15. Fait très significatif, ce monde renversé qu’est le bunker se trouve aussitôt dans le collimateur des autorités qui, plutôt que de s’emparer des possibilités offertes par cette forme de community organising autonome, y voient l’œuvre subversive de « Juifs » et de « communistes ».
Microcosme contenant toutes les virtualités du système capitaliste de l’Etat national-social du 20e siècle, l’abri anti-aérien peut engendrer aussi bien l’utopie d’un multiculturalisme secondé par le welfare, avec une dose plus ou moins forte de libéralisme économique et sociétal, que refléter celle d’une société totalitaire ou fasciste.
Thomas Hippler est philosophe, historien et maître de conférences à Sciences Po Lyon. Il est notamment l’auteur de Soldats et citoyens. Naissance du service militarie en France et en Prusse (PUF 2006) et de Bombing the People : Giulio Douhet and the Foundations of Air Power Strategy, 1884-1930 (Cambridge University Press 2013).
Notes
1. Le gouvernement du ciel : Histoire globale des bombardements aériens, Les Prairies Ordinaires, Paris, 2014. On y trouvera toutes les références. Une bonne partie des exemples cités sont repris de l’excellent livre de Dietmar Süß, Tod aus der Luft. Kriegsgesellschaft und Luftkrieg in Deutschland und England, Siedler, Munich, 2011
2. Tom Harrison, Living Through the Blitz, Collins, Londres, 1976, p. 120, cité par Süß, Tod aus der Luft, op. cit., p. 334
3. Ibid., p. 330
4. Ibid., p. 111
5. Ibid.
6. Voir surtout Angus Calder, The People’s War : Britain, 1939-1945. Voir également Sonya O. Rose, Which People’s War ? National Identity and Citizenship in Wartime Britain, 1939-1945, Oxford University Press, Oxford, 2004
7. Dietmar Süß, Tod aus der Luft, op. cit., p. 78
8. Tony Kushner, The Persistence of Prejudice : Antisemitism In British Society During the Second World War, Manchester University Press, Manchester, 1989, p. 197
9. Voir Nicole Kramer, « Kämpfende Mütter und gefallene Heldinnen Frauen im Luftschutz », Deutschland im Luftkrieg. Geschichte und Erinnerung, éd. Dietmar Süß, Munich, Oldenbourg, 2007, p. 85-98
10. Dagmar Herzog, Sex After Fascism : Memory and Morality in Twentieth-Century Germany, Princeton University Press, Princeton, 2005, p. 59 en particulier.
11. Pour un traitement littéraire de cette question, voir le roman de Helmut Krauser, Eros, trad. P. Deshusses, Payot & Rivages, Paris, 2008.
12. Dietmar Süß, Tod aus der Luft, op. cit., p. 353
13. Sur la britishness, voir Linda Colley, Britons, Forging the Nation 1707-1837, Yale University Press, New Haven-Londres, 1992, ainsi que Robert Colls et Phillip Dodd (éds.), Englishness : Politics and Culture 1880-1920, Croom Helm, Londres, 1987.
14. Dietmar Süß, Tod aus der Luft, op. cit., p. 338
15. Ibid., p. 324-325