L’ar­chi­pel po­li­tique

Pour un nouveau paradigme de souveraineté territoriale

« Le Monde est un Archipel » était le calme cri philosophique du regretté Edouard Glissant. Un archipel partage une histoire commune mais chaque île conserve une identité qu’elle construit continuellement avec ses habitants. Au sein de ce texte, j’aimerais décrire l’archipel comme une nouvelle façon de percevoir les territoires ainsi que leur souveraineté politique.

Date de publication
16-07-2013
Revision
23-10-2015

L’archipel n’est pas intrinsèquement une figure d’émancipation. Pour les besoins de mon premier livre, Weaponized Architecture (dpr-barcelona, 2012), j’ai élaboré une carte métaphorique de la Cisjordanie telle qu’elle est vécue quotidiennement par les Palestiniens : il s’agissait d’un archipel dont les îles n’occupaient que 39% des territoires officiellement Palestiniens en Cisjordanie, la «mer» qui les entoure représentant les régions contrôlées par l’armée israélienne et les «récifs», les colonies des civils israéliens qui continuent à occuper illégalement le territoire d’une nation qui n’est pas la leur. Au sein de cet archipel métaphorique, il n’est pas rare qu’un habitant d’une île ne puisse pas accéder à l’île voisine à cause des fréquents barrages militaires israéliens.
Il existe cependant une forme d’archipel qui n’a pas été forcée, mais qui a plutôt émergé de manière immanente par l’action politique de ses habitants. Ça a été le cas pour la Commune de Paris de 1871 qui ne s’imaginait pas comme citadelle au milieu d’un territoire hostile, mais plutôt comme une île parmi d’autres — d’autres villes comme Toulouse, Marseille ou Saint-Etienne avaient réussi, elles aussi, à déclarer leur Commune — qui incluait également la campagne dans son schème de souveraineté comme Karl Marx l’indique dans son livre La Guerre civile en France (1871).
Des phénomènes similaires peuvent être observés depuis 2011 sur de multiples territoires dans le monde. L’archipel de la révolte compte de nombreuses îles dont les noms résonnent de l’universel qui les lient ensemble: Sidi Bouzid, Tahrir, Douma, S’derot Rotshield, Dawwar Al-Lu’Lu, Puerta del Sol, Zuccotti, Oakland, La Petite Patrie, Natal, Bayda, Taksim, radiomegaro tis ERT et bien plus encore. Ces petits territoires qui ont rassemblé des millions de corps et qui, pour certains, continuent à être habités à l’heure où j’écris ces mots, incarnent une nouvelle façon de vivre politiquement. 
Ces îles n’ont pas de problèmes d’immigration: tous les corps y sont les bienvenus car c’est leur seule présence sur ce territoire qui les définit comme habitants et citoyens. Chaque corps doit choisir à chaque moment l’espace qu’il occupe ; il ne peut être qu’à un seul endroit à la fois, et seul ce même corps peut être présent sur cet espace donné: c’est le principe de l’occupation et toute son implication politique, qu’elle soit celle de l’occupation israélienne en Cisjordanie et à Jérusalem-Est, ou celle du mouvement Occupy qui la revendique dans son propre nom. A chaque moment, nous sommes confrontés à un choix oxymorique, à la fois nécessaire – puisque nous ne pouvons pas ne pas choisir – et radical – puisque l’espace que nous choisissons est à l’exclusion de tous les autres – de l’espace que notre corps occupe. 
Les îles de l’archipel que j’évoquais plus haut sont donc formées par des groupes de corps qui acceptent, implicitement ou explicitement, de créer une communauté politique. Ces groupes, par la matérialité des corps qui les forment, définissent des territoires dont les limites ne cessent de se redéfinir. Ailleurs, d’autres îles se forment et, bien que chacune construise sa propre identité, des dialogues se créent entre elles. Elles peuvent ainsi acquérir le statut d’archipel politique. La «mer» qui les sépare est une région de flux. Flux d’accélération, flux de décélération, tout comme l’océan, ils constituent le milieu ambiant de ces îles dont le nom d’occupation renseigne sur leur propre nature «sédentaire». Il faut comprendre ce terme ici non pas comme l’absence de mouvement et comme une permanence, mais plutôt comme le lieu d’un mouvement d’intensité constructive qui dure aussi longtemps que l’île existe, c’est-à-dire aussi longtemps que des corps forment une communauté politique sur ce territoire.
Loin du schème de démocratie représentative que nous connaissons, l’archipel politique incarne un paradigme au sein duquel la notion de majorité, et donc de norme, est considérée comme étant moins importante que celle d’intensité politique, soit l’engagement corporel et spatial d’une communauté éthique. C’est à cette condition que de nouvelles formes de pratiques politiques pourraient exister sans qu’elles soient synonyme d’une domination d’un groupe – fusse-t-il majoritaire – sur un autre. Comme je le précisais plus haut, cet archipel politique existe d’ores et déjà en coexistence avec le paradigme de souveraineté reconnu. Cependant, nous pouvons l’imaginer comme étant l’unique forme de souveraineté mondiale, et ainsi oublier le concept désuet de pays. Une telle reformulation de la notion de territoire implique également d’importantes redéfinitions de l’architecture qui, pour le moment, porte les symptômes du paradigme politique dans lequel nous vivons.

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