Le droit à la ruine

Le Funambule

L’absence des villages palestiniens d’avant 1948 dans le paysage israélien

Date de publication
22-04-2015
Revision
21-10-2015

Le propre d’une ruine, c’est de pouvoir raconter son existence passée. Elle est une architecture dont l’état fonctionnel est reconstitué par la pensée : nous pouvons la regarder et imaginer la vie humaine qui l’a habitée, parfois pendant plusieurs siècles. Mais la ruine est aussi capable de raconter une autre histoire, celle du processus entropique qui lui a donné ce statut.

Ce processus tel qu’il est perçu par les romantiques du 19e siècle est essentiellement dû à l’érosion inexorable du temps, reflétant ainsi la vacuité des choses et inspirant les poètes et romanciers. Cependant, ce processus peut être beaucoup plus soudain et violent, comme dans le cas des guerres dont les ruines s’avèrent être de précieux témoins. Comme nous le montre dans le cas d’attaques de drones au Pakistan et dans la bande de Gaza, le collectif Forensic Architecture fondé en 2012 par Eyal Weizman, la ruine peut être utilisée dans le cadre d’un procès visant à déterminer les responsabilités portées dans ces assassinats. 

Détruire une ruine, contrairement à la redondance qu’une telle proposition suggère, consiste donc dans la destruction de ces deux récits : celui de l’existence passée de son architecture et celui de sa destruction. Cette stratégie a été employée de manière systématique dans les années qui ont immédiatement suivi la fondation de l’Etat d’­Israël en 1948. Ce que l’historien israélien Ilan Pappé appelle Le nettoyage ethnique de la Palestine (Fayard 2006) a consisté à la fois en l’exil forcé des deux tiers de la population palestinienne (cela correspond à 80 % des palestiniens qui vivaient alors sur ce que nous connaissons aujourd’hui comme Israël) et en la destruction systématique de chaque bâtiment de chacun de ses villages. Quelques années plus tard, les bulldozers terminèrent ce travail destructif et, dans de nombreux cas, le Fonds National Juif (Jewish National Fund) planta des forêts de pins, achevant de dissimuler l’emplacement des anciens villages palestiniens à la population israélienne.

Cette stratégie permettait de réaliser simultanément trois objectifs : en premier lieu, la négation de la présence passée d’une population autochtone, permettant ainsi la réalisation de la grande phrase fondatrice de l’état d’Israël, « une terre sans nation pour une nation sans terre ». En deuxième lieu, l’absence de ruines permettait de dissimuler le crime commis par l’armée israélienne dans les premières années d’existence. Enfin, l’élaboration d’un récit national n’intégrant pas une présence palestinienne passée en son sein, permet de développer une stratégie discursive à l’encontre d’un retour futur des réfugiés. 

Afin de lutter contre ces trois objectifs, l’organisation israélienne Zochrot, fondée en 2002, répertorie, cartographie et photographie l’ensemble des villages palestiniens ayant été évacués puis détruits – pas toujours dans cet ordre. Elle propose également des visites de ces sites dont l’absence de ce qui peut être vu constitue précisément ce qu’il faut voir.

Nous pourrions donc définir un « droit à la ruine » protégeant le récit (que celui-ci soit familial ou national) contenu dans ses pierres. Qui mieux que les architectes pourrait porter un tel projet ?

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