Le Jardin botanique alpin de Meyrin visité par ses sols
Le sol est sans doute le meilleur révélateur des forces parfois contradictoires qui sont à l’œuvre dans la création et l’évolution d’un jardin. Celui du Jardin botanique alpin de Meyrin, tout récemment honoré du Prix Schulthess, en fournit une belle illustration.
Dans un jardin, le sol se fait trop souvent oublier, éclipsé par l’opulence des fleurs, la grandeur des arbres ou le savoir-faire du jardinier. Il suffit pourtant d’en tenir la chronique pour comprendre la création et surtout l’évolution d’un jardin. Ainsi du Jardin botanique alpin de Meyrin (JBAM) : au-delà de sa spectaculaire réhabilitation, couronnée par le prestigieux Prix Schulthess en 2019, une mention à la Distinction romande d’architecture en 2018 et une inscription à l’inventaire au titre de site digne de protection par l’Etat de Genève en 2016, l’histoire de cet îlot de pleine terre illustre la relation tumultueuse qu’entretiennent les hommes et le sol.
La topographie comme préalable
Le sol d’un jardin, c’est d’abord une topographie. Il ne se limite pas à sa définition foncière, simple parcelle inscrite dans un registre. Au début du 20e siècle, le propriétaire de la Villa Montgardin, Amable Gras, voit dans la morphologie pentue de son coteau la possibilité d’une évo-cation alpine à portée de main, com-po-sant un premier plan au panorama des montagnes dont jouit la maison sur son promontoire. Sans avoir trop à batailler avec des terrassements puisque le terrain est déjà pentu, il aménage des rocailles, met en scène un filet d’eau et un petit lac, profitant de la faible perméabilité du sol. Même si la mode était à ces micropaysages alpins, l’aurait-il imaginé ainsi s’il avait vécu au plat, sur le plateau de Compesières ou dans la plaine de la Seymaz ? À plus grande échelle, c’est la topographie qui caractérise le plus sûrement un paysage : il en va de même dans un jardin, surtout lorsque celui-ci tente d’imiter la montagne qu’il n’est pas.
Le risque du morcellement
Aujourd’hui coincé entre le tram, l’effarant tunnel de la traversée souterraine du Vieux-Meyrin, l’aéro-port, les cités nouvelles et les zones commerciales, le domaine de M. Gras a tenu face à l’urbanisation. Consciente tôt de la valeur de cet îlot de pleine terre, la Ville de Meyrin l’achète en 1960 et installe son administration dans la villa. L’ancien jardin devient le parc de la mairie jusqu’à ce que celle-ci le quitte, en 1974. Comme un signe du destin, la maison du jardinier brûle et le parc devient un « espace vert » où la pelouse traitée et rasée est reine, où le fleurissement, qui banalise même les parcs les plus remarquables, dépossède peu à peu les rocailles de leurs espèces alpines. Le sol est sous pression, dans son épaisseur comme dans sa surface : le chantier du tram (2007) entame le flanc sud du jardin. Son plus grand cèdre fait désormais de l’ombre sur la route, à l’aplomb de sa large couronne. Tout porte à croire qu’il a laissé dans ce lourd remodelage une partie de ses racines, même si pour l’heure, il résiste.
Le coup a porté. Pour garantir définitivement l’intégrité de ce petit territoire, Meyrin veut en faire un lieu protégé mais vivant, à la fois culturel, scientifique et pédagogique, ouvert aux habitants (sauf aux chiens et aux noctambules). Aux architectes du bureau Véronique Favre architectes et aux paysagistes de l’agence In Situ, auteurs du projet de réhabilitation, s’ajoute une multitude d’acteurs, tous dépositaires d’un morceau du JBAM actuel : jardiniers et botanistes, animateurs culturels et artistes, jeune public et vieux amis. Am-pu-té, le jardin a finalement gagné dans cette bataille territoriale une protection ferme et définitive au titre de monument historique, soulignée physiquement par une majestueuse clôture.
Le sol recomposé
Au pied du chalet en bois noirci, reconverti en salle d’animations, s’opère un retour à la « case alpine ». La Sibérie et l’Amérique, le Caucase et les Rocheuses, les Alpes et les Pyrénées, la flore des points hauts de la planète est représentée et étiquetée. Ici on inventorie, on multiplie, on échange avec les conservatoires du monde entier. Et les sols, sont-ils reconfigurés pour répondre à cette nou-velle mission ? Comment cultive-t-on des plantes issues de pentes séchardes à 2000 m d’altitude dans le lourd sol argilo-calcaire genevois ? On lui adjoint par exemple du sable pour le rendre plus drainant, soit en poches, soit sur des massifs entiers. Ou d’autres éléments « correcteurs », mais naturels. « Ce sont des mesures assez localisées, sans impact au sens écologique du terme. Elles sont sans commune mesure avec les traitements qui ont eu cours ici – et dans l’ensemble des parcs – jusqu’à récemment », dit le jardinier en chef Maurice Callendret. Et si les conditions de sol sont importantes pour la réussite de la culture, il y a d’autres paramètres, comme l’exposition et… l’attitude des professionnels, en pleine mutation. « Le drame des jardins a longtemps été le jardinier. Pendant des décennies, on a ramassé les feuilles et on les a évacuées, brisant le cycle de la matière organique. On enfouissait les pieds d’arbres de copeaux de chêne, bien calibrés pour faire joli, mais bourrés de tanins totalement néfastes. Sans compter bien sûr les engrais et les pesticides. Les sols se sont gravement appauvris. On essaie d’inverser la tendance et de les nourrir à nouveau, avec ce qu’on a à disposition sur le site, sans importer ni exporter trop de matières. Refermer les cycles en somme. »
Litière de compost
Au pied des grands arbres, à l’ombre, les massifs sont en effet spectaculaires. Ils semblent manger toujours plus les surfaces en gazon. « On garde bien sûr les grandes pelouses en bas du jardin, car cela reste le meilleur sol pour toutes sortes d’usages. Mais faire pousser du gazon au pied des arbres n’a jamais vraiment marché, il fallait engraisser, scarifier, ressemer… pour un résultat peu probant. Sans compter les dégâts de la lame qui blessait les écorces et les racines affleurantes. On travaille désormais avec le compost produit sur place, on n’enlève plus systématiquement les feuilles qui fournissent de la matière organique. Au pied de ce grand hêtre par exemple, on a installé une litière de 15 à 20 cm de terreau issu de notre compost, sur environ 150 m2. Le sol est régénéré pour l’arbre et les herbacées qu’on y a planté. »
Dans la partie basse du jardin, l’enclos des chèvres bottées et des poules, issues de races anciennes, offre un espace ouvert et ensoleillé bienvenu. Avec son sol en pierres concassées, couleur anthracite, parsemées de blocs plus gros, l’effet alpestre est parfaitement rendu. D’autres sols minéralisés doivent encore être modi-fiés, comme ceux des chemins qu’il reste à déshabiller de leur bitume pour les rendre plus perméables. L’opération est prévue pour cet hiver. Les eaux pluviales seront guidées vers les massifs ; les grilles de récolte, qui évoquent plus des ouvrages routiers que des cheminements de jardin, pourront être supprimées.
Le risque de l’encombrement
Comme beaucoup de parcs publics, le jardin souffre d’une trop forte densité d’arbres. Plantés au coup par coup, au fil des sensibilités et des époques, sans vision paysagère d’ensemble, ils encombrent le sol et empêchent la perception des sujets les plus remarquables. La place manque pour installer des collections botaniques de plein soleil. Les gestionnaires des parcs en sont pleinement conscients, mais ils savent aussi qu’abattre des arbres est aujourd’hui très mal perçu par la population... Si le retour à l’image colorisée du temps d’Amable Gras, qui montre un jardin en plein ciel, inondé de soleil et parsemé de quelques jeunes arbres, n’est pas à l’ordre du jour, restaurer des vues à l’intérieur du jardin mais aussi vers l’extérieur confirmerait pourtant le JBAM dans son statut de jardin extraordinaire.
Le sol, une machine verticale
Le sol est souvent compris comme une simple surface, alors qu’il est d’abord un système vertical, abritant une machinerie invisible qui met en œuvre des mécanismes de fragmentation physique et d’altération chimique agissant sur un matériau en place. Cette usure lente produit une réduction des roches les plus dures en particules de plus en plus fines, organisées en horizons superposés. La couche fertile ne constitue que la couche supérieure, 5 à 35 cm selon les régions. Un sol fertile ne saurait donc se résumer à la partie visible et familière de la terre de surface ; il a besoin, pour rester vivant, de l’entier de sa « machinerie », jusqu’à la roche-mère. C’est pourquoi une terre, même si elle est de première qualité, remise en place sur une dalle en béton, ne remplira jamais les fonctions essentielles et sans cesse en mouvement d’un vrai sol. Cette usine vivante utilise tous les facteurs naturels en présence : le climat (les variations de température agissant sur l’eau par exemple), la végétation (apport de matière organique), la topographie (ruissellement, érosion, exposition au soleil, au vent et à la pluie) et le temps, facteur-clé de la formation d’un sol qui peut prendre plusieurs centaines, voire milliers d’années et constitue ainsi, à l’échelle humaine, une ressource non renouvelable.
Valorisation du Jardin botanique alpin de Meyrin (Genève) - Intervenants
Maître de l’ouvrage : Ville de Meyrin, Meyrin
Architecte : Véronique Favre architectes, Genève.
Ingénieurs : Conti & associés, ingénieurs énergies, Versoix / Ingeni Genève, ingénieurs civils, Carouge / PSA & associés, ingénieurs électricité, Genève / RSIS - Roberto Rosa, ingénieur sanitaire, Nyon
Architectes paysagistes : In Situ, Montreux
Procédure : concours
Programme : équipements publics
Réalisation : 2015–2016