Le sexe et la cité: l’orgasme contre l’ordre
L’architecture est-elle sexuellement déterminée ? Aaron Betsky questionne comment l’évolution des pratiques sexuelles modifie l’espace public
Il est très rare de voir des personnes avoir un rapport sexuel dans un lieu public. Il est même encore plus rare de voir des gens autres que soi avoir un rapport sexuel dans sa propre maison, sans parler de lieux comme les bureaux ou les établissements publics. Le sexe se pratique en privé, à l’abri des regards (excepté de son partenaire), dans un environnement généralement tamisé et aussi agréable que possible, et où l’on a la sensation que les frontières se dissolvent. Un bon rapport sexuel fait disparaître les structures et les clôtures.
Sexe vs architecture
Il existe peu de contrastes aussi forts qu’entre le sexe et l’architecture. Cette distinction oppose l’environnement construit aux corps humains qui se sont ouverts à l’intensité et à l’intimité de l’union sexuelle. Les bâtiments et les espaces publics à ciel ouvert établissent des cadres et des contraintes au sein desquels nous sommes censés adopter un comportement conforme aux lois, aux règlements et aux normes sociales qu’ils représentent.
Les bâtiments servent par conséquent à cacher la réalité du désir. Dans la société occidentale, ils servent aussi à assigner le sexe à un genre. Les femmes sont des objets de désir qui doivent rester à l’intérieur d’une structure créée par les hommes. Même si les architectes prétendent souvent se conformer aux préconisations vitruviennes de « robustesse, commodité et volupté », la réalité de notre environnement construit est que le processus de conception se fonde avant tout sur l’idée qu’un bâtiment impose un objet nouveau et inédit sur ce qui est bien souvent traité comme une « tabula rasa ». La conception résulte d’un jeu d’abstractions qui s’empare de la vie des gens celle qui est réellement vécue sur le site ou à proximité, mais aussi celle qu’on y projette et la transforme en chiffres ou en données abstraites. De même, la réalité naturelle, depuis la qualité du sol à celle de l’air, en passant par les vents, l’humidité et les nappes phréatiques, est également transformée en chiffres. Forts de toutes ces données chiffrées, les architectes les manipulent et créent des formes cellulaires maintenues ensemble dans des structures orthogonales. En termes de proportion, de composition et de précision, la conception de ces derniers éléments procède d’une abstraction encore plus grande des corps humains et des conditions naturelles : on doit pouvoir déplacer les charges et les ouvertures, comme les personnes et les objets.
Une fois que tous ces éléments ont été mis en relation, l’architecte façonne ou modèle les résultats qu’il a obtenus pour créer une forme, suivant une idéologie qu’il (c’est encore très rarement elle) applique à la situation particulière. Cette idéologie peut émaner de convictions stylistiques ou sociales, ainsi que d’un goût ou d’une orientation personnels, mais elle est généralement un amalgame de toutes ces attitudes. L’architecte se débat ensuite avec le processus antagoniste de la construction, confrontant son projet aux exigences des clients, aux contraintes liées au zonage et aux décrets, à la réalité du matériau et aux méthodes de travail de ceux qui construisent physiquement la structure. Le résultat est bien souvent un compromis qui achève de nettoyer le bâtiment de tout caractère personnel, qui aurait pu émaner de prédilections individuelles ou de particularités liées au site et au projet.
Si j’insiste sur cette pratique de construction quasi universelle, c’est parce que les attitudes qu’elle représente sont celles que notre culture continue d’associer à la masculinité. Je ne dis pas qu’elles sont intrinsèquement masculines, mais nous avons simplement tendance à considérer que cette méthode de travail abstraite, rationalisante, combative et affirmative est celle employée par les hommes. De surcroît, ces réalisations présentent la plupart du temps des qualités que nous associons aussi à l’exercice du pouvoir masculin : les constructions sont en général trop grandes, trop étrangères, trop agressives et trop abstraites pour nous apporter confort et volupté. En revanche, elles sont solides : les codes du bâtiment et le mode d’organisation des professions de l’architecture et du bâtiment le garantissent.
C’est donc au sein de ces structures que nous nous créons un chez-soi. Nous meublons nos appartements, bureaux, magasins, restaurants et autres établissements avec des accessoires qui nous permettent de jouer les rôles que nous nous attribuons et que nous attribuons aux autres, ou encore ceux qu’on nous demande de jouer. Lorsqu’un professionnel intervient dans cette mise en scène, il s’agit, contrairement à ce qui se passe dans la construction, le plus souvent d’une femme : le métier d’architecte d’intérieur est encore dominé par ce genre. Mais la plupart du temps nous créons nous-mêmes notre intérieur, surtout quand nous y vivons. Nous rassemblons des pièces dispersées ici et là de telle sorte que cela ait un sens pour nous. Nous mêlons et accouplons des éléments nouveaux, au sens stylistique et littéralement, à des éléments vieux ou usés. Nous accordons une place à la mémoire et au confort, laissant notre désir de bien-être et de plaisir guider nos choix. Dans notre culture, ce sont des qualités que nous associons, pour le meilleur et pour le pire, à la féminité.
Le monde créé par l’Homme est donc bien créé par des hommes, suivant des principes que nous associons à la masculinité et, à l’intérieur de cette configuration, nous nous aménageons un lieu conformément à des méthodes que nous associons à la féminité.
Par-delà ces distinctions de genre, la réalité est que l’intérieur comme l’extérieur consistent en une totalité constituée d’éléments qui ont été créés pour nous. De plus en plus, ces éléments sont fabriqués de manière industrielle, soit au sens littéral du terme soit en raison de la standardisation des normes internationales de construction. Notre corps doit s’adapter à un mobilier et à des ouvertures standard. Nos rituels quotidiens de la façon dont nous nous brossons les dents à celle dont nous cuisinons ou travaillons doivent s’organiser suivant des modèles et des principes mis en place par d’autres. L’ergonomie, la standardisation et le goût moyen déterminent notre environnement.
Le seul moyen que nous avons d’y répondre est de transformer notre intérieur en un monde imaginaire, en un lieu qui nous permette de se reposer du monde environnant et d’imaginer notre vie selon un fantasme de ce que nous sommes réellement. Nous pouvons nous fabriquer nos propres period rooms1, en transformant les havres de paix qui infestent nos McMansions2, nos maisons en rangées, nos restaurants et parfois même nos bureaux en quelque chose d’autre, quelque chose de plus intuitif et de plus propice à la rêverie. Nous pouvons nous couper de la complexité de la réalité et créer une autre scène pour vivre nos vies. L’architecture d’intérieur est sans doute confrontée, au moins dans le cas des espaces de travail, à des restrictions semblables à celles de l’architecture ; en même temps, elle crée des modèles d’organisation et des configurations qui s’adaptent davantage au corps humain qu’au bâtiment. Au lieu de mettre en avant la solidité, elle s’attache au volume ; et elle se présente sous des formes qui évoquent des choses et des endroits précis, que ce soit la France du 18e siècle, l’Amérique du 19e siècle, la scène industrielle du début du 20e siècle ou une capsule de science-fiction.
Bien évidemment, cette dichotomie ne tient pas compte de la réalité de chaque corps humain : sa forme spécifique, sa taille, son odeur et son aspect. Non seulement l’environnement bâti accorde peu d’attention à ces réalités chaotiques, multiples et vitales, mais il cherche à les contrôler et à en effacer les traces. Là où le corps apparaît au premier plan dans la chambre à coucher et la salle de bains l’architecture prévoit des environnements très fermés, mais c’est à peu près la seule marque d’attention qu’elle lui témoigne.
Le sexe confronte l’architecture, ou la contourne. Comme je l’ai noté plus haut, l’acte sexuel est ce moment où nous oublions ou nions résolument notre environnement, tout en demeurant parfaitement conscients, à la différence du sommeil. Le sexe n’attend rien d’autre de l’architecture qu’une forme de protection et de confort qui, au plus fort de la passion, finit par se dissoudre. L’acte sexuel met cependant l’architecture en échec. Pendant un rapport sexuel, l’environnement ne compte pas. On se crée son propre cocon. L’important est d’en faire une scène sociale : on ne crée pas un fantasme personnel mais un espace qu’on occupe provisoirement avec quelqu’un d’autre (ou plus rarement avec plusieurs partenaires). Et, au moment de la jouissance, tout le monde sait que l’espace explose ou se dissout. Pendant l’orgasme, on se retrouve durant un bref moment en harmonie avec soi-même et avec l’autre ; on flotte et on se déploie dans un espace à la fois indéfinissable et insaisissable.
L’architecture ne commence à jouer un rôle que si le sexe devient un fait conscient dans l’aménagement de l’espace. Ceci s’applique évidemment aux lieux expressément conçus pour le sexe, comme les bordels, mais aussi aux pratiques sexuelles qui s’écartent des pratiques dites normatives. Quand un monde étranger et fantasmatique se focalise et se développe à partir d’un acte sexuel particulier, l’architecture doit apporter des réponses. Elle devient extrême, comme dans les sex clubs ou les love hotels avec leurs reconstitutions de salles de classe et de chambres de petites filles, leurs donjons SM ou leurs cabines capitonnées conçues pour toute une variété de « jeux d’eau ». La notion même de fantasme devient extrême, car elle coïncide avec les abstractions et les contraintes de l’architecture, ou les dissout. Dans ce cas précis, le sexe éprouve les limites de l’architecture et de l’aménagement.
Les lieux queer
Dans d’autres cas, le sexe s’échappe de l’architecture. Il se pratique dans des coins obscurs, dans des parcs, en périphérie des villes ou dans d’autres lieux où l’ordre, qu’il soit imposé ou imaginaire (parce que les lieux d’évasion ont leur structure propre), se désagrège. C’est souvent le cas du sexe queer. Jusqu’à une époque assez récente, la nature illégale des pratiques sexuelles queer, mais aussi le fait qu’elles soient tolérées dans certains contextes, ont inscrit ces pratiques dans une relation particulière à l’architecture. Dans les environnements non mixtes des bains publics et des harems, par exemple, les rapports sexuels entre personnes de même sexe étaient fréquents. C’étaient aussi des environnements où le corps qui s’affiche nu, nimbé d’eau et de vapeurs dans le cas des bains, mettait fin aux modes de relation conventionnels dans lesquels les bâtiments encadraient le sexe. Face à un corps qui s’abandonnait à une certaine forme de sensualité et s’ouvrait à la présence conjointe d’autres corps nus, les dispositifs d’encadrement s’estompaient. Le sexe pouvait alors devenir une extension et une intensification de cette condition.
Des conditions analogues ont prédominé dans les internats, les monastères et les couvents, même si le sexe y devenait une extension d’une architecture excessivement présente. La grille cellulaire soumettait le corps et ses désirs à un ordre, mais cet ordre était parfois renforcé par des actes entre personnes de même sexe. L’ordre se dissolvait précisément en raison de l’obéissance à cet ordre ou de son intériorisation conjointe. Ces conditions étaient intensifiées dans le cas des prisons : l’intimité forcée pouvait devenir une échappatoire, même si bien souvent elle venait renforcer l’ordre existant. Ceux qui avaient des rapports sexuels croyaient qu’ils pourraient peut-être s’évader dans la violence de la grille et de l’ordre intériorisé, mais ce faisant ils ne faisaient qu’en renforcer le contrôle.
Dans le monde libre, les hommes et les femmes queer devaient s’échapper en périphérie des villes trouvant pour pratiquer leur sexualité des endroits où la ville cédait la place à la pleine nature et, plus tard, dans les parcs urbains. Là où la nature reprenait le dessus, l’obscurité et la sensualité liées à l’absence d’ordre et de structure construite par l’homme tenaient le sexe enveloppé dans une sorte de cocon. Avec le développement urbain, certains quartiers furent délaissés ; ces zones, où s’efface toute notion d’ordre et de structure, sont devenues des lieux de drague homo. D’autres zones en bordure, comme les plages et les quais, à l’endroit où la ville croise la culture hétérotopique du voyage en mer, sont elles aussi devenues des lieux queer.
Avec le temps, certains de ces endroits se sont trouvés occupés par des lieux qui ont intériorisé ces conditions. Ainsi, vers la fin du 20e siècle, il y avait dans la plupart des villes occidentales des bars et des clubs sur les quais et dans d’autres zones en friche où le sexe se pratiquait. Ces espaces reconstituaient plusieurs des conditions décrites plus haut dans les bains publics, les pensionnats et les prisons, achevant de confondre la réalité de leur architecture. En attirant des gens vers ces quartiers dits « sous-développés », ces établissements contribuèrent ironiquement à la revalorisation et à l’embourgeoisement de zones jusque-là restées à l’abandon, devenant le foyer des quartiers LGBT. Depuis les années 1970, les hommes et les femmes queer ont été des pionniers dans la réappropriation de certains quartiers du centre-ville, les transformant en versions souvent théâtrales de ces zones résidentielles et familiales où, en raison de leur attirance pour des personnes de même sexe, il leur était impossible de se sentir chez eux. A mesure que les membres de la communauté LGBT sortaient de la clandestinité et s’intégraient, et que leur sexualité était considérée comme moins déviante, ils s’installèrent dans le même type de rapport à l’architecture, à la fois domestique et publique, que le reste de la population.
Disparition de l’espace public
Si ce type d’acte sexuel déviant est aujourd’hui rattrapé par les modèles et les espaces que notre société considère comme normatifs, il n’en va pas autrement de la scène sociale qui précédait souvent ces scènes et qui, par ses rituels mêmes, est venue défier l’ordre de l’architecture et de la cité. Aujourd’hui, les actions qui précèdent les rapports sexuels, qui avaient jadis besoin d’espaces publics, sont de plus en plus éthérées. Les rencontres se font désormais en ligne et sur les réseaux sociaux. Les lieux de drague sont souvent des bars ou des restaurants anonymes, ou des espaces publics sûrs. Quant à l’acte sexuel en tant que tel, il a lieu dans le même cadre domestique que celui de la plupart des gens depuis des siècles ; en revanche, il n’est généralement plus lié aux structures sociales comme celle de la famille, et la façon avec laquelle un rapport sexuel flotte comme un moment d’intensité dans la ville reflète cette dissociation. Il n’y a que dans la pornographie, encore utilisée pour extérioriser certains désirs latents (à travers des substituts du moi), qu’on voit réapparaître ces scènes et ces rituels familiers, notamment avec le porno queer qui ne se lasse pas de montrer des intérieurs domestiques et romantiques. La sous-catégorie des films pornos amateurs postés sur Internet propose une forme de relation plus sincère : les gens se filment en train d’attendre, nus dans leurs lits, autant soumis au sexe qu’à la caméra qui les surveille.
De manière générale, la drague et le sexe n’ont plus cours dans les lieux publics. Les rapports sexuels en public forment aujourd’hui une sous-catégorie de l’activité qui consiste à s’exposer en se filmant soi-même pendant l’acte. Or dans pareil contexte, le lieu importe peu. Ainsi, on pourrait dire que le sexe a été libéré : les gens n’hésitent pas à le pratiquer où et quand ils le veulent, sans éprouver aucune honte. Ils ne sont pas obligés de protéger leur espace privé ni d’aller dans des lieux périphériques ou cachés. Il s’agit pourtant d’un phénomène surtout lié à l’âge : jusqu’ici du moins, les relations sociales traditionnelles et les cadres architecturaux où le sexe est toléré semblent surtout se manifester quand les gens « se posent » quelque part.
La pratique du sexe dans un lieu public à savoir le sexe contre l’architecture a toujours été un acte de rébellion. Depuis les orgies décrites dans le Satyricon ou les écrits de Sade, les rébellions des Cathares, jusqu’aux Love-Ins des années 1960 et la culture du hookup3, la sexualité libre et communautaire « sans engagement » comme l’indiquent les sites de rencontre a été une façon de laisser l’ordre et le contrôle se dissoudre dans l’intimité et dans l’orgasme. Ces pratiques demeurent toutefois en marge de la société.
Actuellement, le problème est que Big Brother a continuellement un œil sur nous. L’architecture s’est dissoute dans la surveillance, à tel point qu’il n’est même plus possible d’avoir un rapport sexuel dans un parc que vous vous en moquiez ou non, la police y mettrait rapidement un terme. Face aux écrans de surveillance, bientôt remplacés par des drones mobiles, le sexe n’a pas beaucoup de chance.
La question est donc de savoir si l’architecture, en tant qu’expression matérielle de contrôle, peut créer des occasions de le contourner et de célébrer l’intimité. Peut-il exister une architecture de ce que Luce Irigaray appelle la « jouissance », et peut-il exister un espace public de ce qu’on a nommé ailleurs dans ce dossier « l’extimité ». Certainement, la dissolution de la forme en émanations fluides de code numérique, lesquelles ne sont pas sans rappeler la manière dont les frontières et les ordres semblent se dissoudre pendant le rapport sexuel, donne un peu d’espoir. Il en va de même des possibilités offertes par une architecture du collage et du recyclage, qui accepte la planification abstraite et défend l’idée que concevoir, c’est réunir ce qui existe déjà en recyclant, en repensant, en déformant et en reformant la réalité, mettant ainsi l’accent sur le réel, le provisoire et le désordonné. Enfin, il y a l’idée que nous avons besoin de pousser la réflexion au-delà de l’espace public et privé, et au-delà du contrôle matériel et virtuel, afin de proposer un nouvel « espace commun ». Il ne s’agirait ni d’un espace purement naturel, ni purement créé par l’homme, mais d’un lieu qui, tout en proposant quelque chose du confort et du contrôle collectif offert par la vie en société, serait ouvert à des actions qui n’ont pas droit de cité dans les villes. Ces espaces et ces tactiques pourraient peut-être permettre au sexe de reprendre possession de la ville.
Né en 1958 dans le Montana (USA), Aaron Betsky enseigne entre 1983 et 1985 à la California State Polytechnic University, Pomona et à l’Université de Cincinnati. Il est professeur invité au sein de plusieurs grandes universités américaines.
Entre 2001 et 2006, il dirigea le Netherlands Architecture Institute (NAI) à Rotterdam. Depuis 2006, il est directeur du Musée d’Art de Cincinnati. Il est membre honoraire de la British Institute of Architects depuis 2004 et de la American Institute of Architects depuis 2001. En 2008, il fut nommé directeur de la 11e Biennale Internationale d’Architecture de Venise, sur le thème « L’Architecture au-delà de l'acte de bâtir ».
Notes
1. Les period rooms sont des espaces qui ont pour objet de reconstituer des intérieurs homogènes d’une époque (N.d.T)
2. Terme architectural péjoratif désignant les « manoirs McDonald » pour nouveaux riches (N.d.T.)
3. Le hookup désigne des aventures sexuelles sans lendemain.