Le vieil­lis­se­ment des bar­rages suisses

Présentation de l'état des recherches pour lutter contre la RAG

Avec plus de deux cents grands barrages, la Suisse est un des premiers parcs hydrauliques d’Europe. Ces ouvrages font l’objet d’une surveillance constante : de nombreuses recherches sont en cours pour prolonger leur durée de vie, et lutter notamment contre la réaction alcali-granulats, cause de déformations et de fissures dans les barrages.

Date de publication
04-01-2012
Revision
01-09-2015

Le paysage hydraulique suisse arrive à un point de saturation. Son potentiel est déjà bien exploité et la construction de nouveaux barrages est difficilement possible pour des raisons de préservation de l’environnement. Il est donc important d’utiliser au mieux les barrages existants, construits pour la plupart entre les années 1950 et 1970.
Or, certains barrages vieillissent mal. Leur béton gonfle de quelques millimètres chaque année à cause de la réaction alcali-granulats (RAG). Ce phénomène déforme le barrage, et s’accompagne d’une lente fissuration du matériau, réduisant ainsi la durée de vie de la structure. Ce phénomène est particulièrement lent, et les premiers signes peuvent n’apparaître que vingt ou quarante ans après la construction. Environ 30 % des barrages suisses sont suspectés de subir ce vieillissement. Il est donc indispensable de prédire l’évolution sur le long terme des structures affectées.

Formation

Le ciment est à l’origine des ions alcalins (sodium et potassium) contenus dans l’eau des pores du béton, et qui lui donnent un pH fortement basique. De leur côté, les granulats peuvent contenir une certaine quantité de silice mal cristallisée en fonction de leur minéralogie. Ces zones de silice amorphe se dissolvent sous l’effet du pH basique de l’eau des pores, puis les ions alcalins se recombinent avec la silice pour former une sorte de gel. Ce gel est hydrophile et gonfle en absorbant l’eau environnante, ce qui provoque la fissuration du matériau et le gonflement observé à l’échelle des structures. La RAG n’apparaît que dans les structures où il y a présence concomitante d’eau et de silice mal cristallisée dans les granulats. Dans le cas des barrages, l’eau est inévitable et les granulats sont pris dans les carrières les plus proches pour des raisons liées aux coûts de leur transport. Un barrage sera donc réactif uniquement si les roches locales sont mal cristallisées, ce qui ne peut pas être modifié lors de la construction.

Traitements et prévention

De nombreuses recherches sont en cours sur la RAG. Il s’agit de formuler de nouveaux bétons qui permettront d’empêcher cette réaction pour les structures à venir et de prédire l’évolution des structures existantes, afin d’en assurer leur sécurité.
Les ciments récents utilisent des matériaux de substitution provenant par exemple des déchets de l’industrie lourde. Ces additions minérales ont une chimie différente du ciment ordinaire : les laitiers ou les cendres volantes, substituants les plus répandus, sont ainsi connus pour diminuer voire annuler l’expansion provoquée par la RAG.
Les additions minérales ne peuvent être utilisées que pour les structures futures, mais n’apportent pas de solution pour les ouvrages existants. Dans les faits, la composante chimique de la RAG ne peut pas être arrêtée mais ses effets mécaniques peuvent être réduits de manière partielle et temporaire. Des tranches verticales de un à deux centimètres de large sont découpées dans les barrages, ce qui relâche les contraintes internes du matériau : les tranches vides laissent la place au béton pour se déformer librement, ce qui stabilise la structure. Plusieurs barrages au Canada, en France et ailleurs ont été traités de cette manière.
Les premières recherches sur la RAG menées au Laboratoire des Matériaux de Construction (LMC) de l’EPFL ont établi un lien clair entre l’avancement de la réaction chimique et l’expansion provoquée par la réaction. L’analyse d’images en coupe de bétons, obtenues par microscopie électronique à balayage, a permis de quantifier l’avancement de la réaction chimique en fonction du temps. Il apparaît alors que, dans les conditions de laboratoire, l’expansion ne dépend que de l’avancement de la réaction chimique, et d’aucun autre facteur. Ceci est crucial pour l’analyse de la réaction. L’étude des effets physico-chimiques de la RAG peut se conduire séparément de l’étude de ses effets mécaniques : expansion et fissuration.

Couplage entre expansion et fissuration

Les effets mécaniques de la RAG sont provoqués par le gonflement du gel. Comme celui-ci se forme à l’intérieur même des granulats, il y génère une pression assez forte pour y initier des fissures. Dans un premier temps, la fissuration reste incluse dans les granulats. Ceux-ci s’affaiblissent, ce qui réduit leurs contraintes internes mais augmente les contraintes dans la pâte de ciment jusqu’à fissuration. Le gonflement et la fissuration dépendent de la quantité de gel formé et de la micro-structure du matériau. Comme celle-ci se dégrade à cause de la propagation des fissures, le gonflement et la fissuration sont des phénomènes couplés qu’il est difficile d’étudier séparément. Ils sont aussi reliés entre eux par l’état de contrainte au niveau microscopique.
En laboratoire, les expériences initiales ont été menées sur des échantillons de béton libres de toute contrainte en dehors de celles imposées par la RAG. A l’inverse, dans les barrages, le béton (même non réactif) est soumis à différentes contraintes internes imposées par le poids de la structure, et par la pression du réservoir d’eau. Des recherches sont donc en cours au LMC pour comprendre l’effet des contraintes sur la RAG. Des premières études ont été menées sur des contraintes uni-axiales : des échantillons de béton sont placés sous une pression verticale imposée par un piston, puis observés durant leur réaction. Ces expériences ont montré que l’expansion était diminuée ou éliminée dans la direction de la pression, mais qu’elle était accélérée dans la direction radiale.
Ces études uni-axiales sont actuellement complétées par l’étude de contraintes plus complexes. Des échantillons cylindriques sont placés dans une enceinte remplie d’un fluide sous pression, ce qui permet d’imposer une contrainte radiale différente de la contrainte axiale. Ces cellules permettent de simuler de nombreux états de contrainte, et apporteront des données essentielles sur le développement de la RAG dans les structures réelles.

Etude par éléments finis

La modification de l’expansion sous l’effet des contraintes peut être due à un changement dans la fissuration du matériau. Le LMC développe des outils de simulations numériques qui permettent de calculer l’état de contrainte dans le matériau à l’échelle microscopique, et donc de prédire la fissuration et le gonflement induits par la réaction.
Ces codes de calcul se focalisent sur la propagation des fissures à l’échelle de la micro-structure du matériau. Les granulats sont explicitement modélisés dans un maillage d’éléments finis. Les zones de gel à l’intérieur des granulats sont très petites par rapport à ceux-ci, ce qui rend impossible, dans la pratique, leur maillage par des méthodes traditionnelles. Les récentes avancées en calcul numérique par éléments finis étendus permettent toutefois de les prendre en compte dans le modèle, qui permet alors de générer des profils de fissure en adéquation avec les profils observés dans les expériences.
Etant donné l’échelle de temps de la RAG, ce modèle doit prendre en compte le fluage du béton. L’intégration dans le modèle du comportement visco-élastique du ciment est en cours, et apportera un éclairage nouveau sur la propagation des fissures dans le ciment. Par ailleurs, le modèle actuellement en deux dimensions sera exporté en trois dimensions pour simuler la propagation spatiale des fissures, ce qui est indispensable pour analyser les expériences sous contraintes multi-axiales.
A terme, le résultat des expériences couplé aux simulations numériques permettront de comprendre la relation entre la réaction chimique, les contraintes, la fissuration et le gonflement du matériau. Cette relation pourra alors être intégrée dans les codes de calcul utilisés pour surveiller les structures existantes ou en concevoir de nouvelles. La réduction de la durée de vie des barrages induite par la RAG pourra alors être contrôlée pour garantir la meilleure utilisation de ces infrastructures.

Karen Scrivener est professeure et directrice du laboratoire des Matériaux de Construction à l'Ecole polytechnique fédérale de Lausanne.
Alain Giorla est doctorant au laboratoire des Matériaux de Construction à l'Ecole polytechnique fédérale de Lausanne.

Les recherches du LMC sur la RAG sont soutenues par l’Office Fédéral de l’Energie (OFEN) et Swisselectric Research.

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