L'enseignement des architectures sans architectes
Le Funambule
Pour Léopold Lambert, les architectures immanentes sont riches en enseignement. Elles constituent aussi des armes politiques
Les architectures sans architectes ont rarement été aussi populaires chez les architectes. Des favelas de Rio de Janeiro à la Torre David de Caracas, récemment vidée de ses 2500 habitants squatteurs, en passant par l’exemple historique de la Kowloon Walled City de Hong Kong, nous assistons à un grand nombre de recherches ou projets ayant pris pour objet d’étude des architectures iconiques n’ayant nécessité, compte tenu de leur nature immanente, l’intervention d’aucun architecte.
Comme tout problème politique, il s’agit à la fois d’une question de positionnement et de production. La fascination pour les « architectures sans architectes » je réemploie ici l’expression de Bernard Rudofsky et de son exposition de 1964 s’exerce presque toujours à l’extérieur de l’objet qu’elle cherche à décrire. Un tel positionnement n’est pas problématique par définition, mais peut le devenir lorsque nous opérons une romantisation de l’altérité, c’est-à-dire un récit mythique mettant en scène ce qui nous sépare de cette même altérité. Une expérience du réel vécue au sein de ces architectures aura tôt fait de dissiper la plus grande partie de ce récit mythique. Néanmoins, cette expérience est souvent empêchée par le mythe lui-même, qui criminalise les populations y vivant.
La question de la production de tels projets et recherches est elle aussi fondamentale. Que produisons-nous ? Pourquoi ? Pour qui ? L’intégration, dans plusieurs de ces recherches, d’un certain nombre de dessins d’architectures n’ayant pas nécessité la mise en œuvre de tels documents graphiques lorsqu’elles ont été construites, témoigne d’une volonté plus ou moins consciente des architectes à réclamer rétroactivement la reconnaissance de ces architectures. De même, force est de constater que les récompenses et salaires sont presque systématiquement attribués aux auteurs des recherches ou aux architectes des projets, mais pas aux populations logeant au sein de leurs objets de fascination, bien que leur situation politique et économique soit fondamentalement précaire.
Est-ce à dire que les architectes devraient tourner le dos aux architectures n’ayant pas nécessité leur intervention pour se reconcentrer sur leurs propres architectures, leurs stars et leurs prix Pritzker ? Certainement pas. Les architectures immanentes des slums et autres squats sont riches en enseignement, pour peu que nous prenions en considération notre ignorance et notre propre responsabilité au sein d’un système politique et économique forçant des populations entières à vivre dans une précarité matérialisée architecturalement. Reconnaître que nous faisons davantage partie du problème que de sa solution nous invite à ne pas penser notre intervention comme thaumaturgique ou divine.
Les architectures immanentes nous enseignent que l’architecture est une arme politique. Il va de soi que ces architectures n’ont pas été pensées comme des solutions à un problème ; elles sont à la fois un cri d’existence politique et la matérialisation d’une négociation spatiale et communautaire. Lorsque ces architectures sont détruites par les autorités locales pour faire place à de nouveaux projets capitalistes et/ou idéologiques, la violence qui leur est imposée l’est également à leurs habitants, à leur existence au sein de la ville, et, par extension, à la société. Chaque jour d’existence de ces architectures exprime donc matériellement le droit à la ville pour leurs habitants, en opposition à la domination spatiale exercée par la soi-disant « loi du marché » associée aux gouvernances nationales et municipales. Il est rare que des architectes se placent aussi en opposition face à une telle domination. L’architecture que nous contribuons à construire cristallise trop souvent les rapports de forces économique et politique au sein de la ville. La fascination pour les architectures immanentes correspond donc à un processus de création contraire à celui qui nous est familier. L’humilité que je propose ne correspond pas à un renoncement ou à une forme d’autoflagellation corporative, mais plutôt à un désir d’apprentissage quant aux implications politiques cruciales que l’architecture qui dépasse largement le domaine d’expertise des architectes développe au sein d’une société donnée.