«Les choses imprévues sont souvent plus intéressantes que le seul projet»
Entretien avec Iwan Baan au Vitra Design Museum
La première rétrospective complète d’Iwan Baan, «Moments d'architecture», présentée au Vitra Design Museum, retrace plus de deux décennies de la célèbre photographie documentaire de l’artiste. Dans cet entretien, Baan décrit son travail comme un «zoom avant et arrière» entre les détails des bâtiments, souvent en cours de construction et dans le contexte élargi de l’environnement dans lequel ils s’inscrivent.
Photographe préféré de nombreuses stars de l’architecture contemporaine, le Néerlandais multiplie les voyages en Chine (par exemple, il s’est rendu à plusieurs reprises à Pékin pour la construction de la tour CCTV d’OMA), au Bangladesh (notamment pour les constructions en bauge d’Anna Heringer) ou au Burkina Faso (avec Francis Kéré pour documenter le Patrimoine mondial de l’Unesco). Selon les mots de Mateo Kries, directeur du Vitra Design Museum, le spectre de la photographie d’Iwan Baan déploie ainsi «un panorama de l’architecture contemporaine» en plan large.
Les photos d’Iwan Baan sont prises sans lumière artificielle et donnent souvent à voir des instantanés du quotidien. Cet esprit du «tel quel», dans lequel prend corps le travail photographique de l’artiste, se reflète dans l’installation de cette exposition complète: pour la première fois depuis de nombreuses années, l’espace muséal de Frank Gehry est présenté dans sa forme originelle, avec une lumière naturelle plongeant à travers les impostes et des vues sur les salles adjacentes et supérieures de la galerie.
Dans le texte du catalogue, la conservatrice du musée Mea Hoffmann retrace la carrière de Baan en parallèle de l’avènement de la photographie numérique et décrit l’œuvre de l’artiste comme une représentation fulgurante et agile, tout autant que précise et poétique, du monde tel qu’il se dévoile à nos yeux. «Chaque photo est un morceau de temps découpé avec précision», explique-t-elle en reprenant la formule «a neat slice of time» («une pure tranche de temps») de la légendaire critique de la culture Susan Sontag. Dans le cas de l’œuvre d’Iwan Baan, cette tranche désigne à la fois les quelques millisecondes de la prise de vue et la période embrassant tout l’œuvre du photographe jusqu’à nos jours, c’est-à-dire l’ère d’une histoire de l’architecture mondialisée.
Iwan Baan, vous parcourez le monde pour fixer l’architecture en images, que ce soit pour des commandes ou pour vos propres projets. Quels sont les critères de sélection qui vous guident lorsque vous décidez d’aller la voir sur place?
C’est formidable de collaborer avec autant d’architectes célèbres dans le monde entier. Mais il y a toujours une autre histoire autour. Pour moi, il est important de pouvoir raconter cette autre histoire, dont la toile de fond se situe en dehors de l’architecture. Pour ma part, je m’éloigne du bâtiment pour me placer dans son contexte plus large et je donne à voir et à toucher tel ou tel bâtiment, je montre comment il est utilisé, comment il évolue au fil du temps.
Vous n’aimez pas être qualifié de photographe d’architecture, vous considérez votre travail plutôt comme de la documentation. Pour quelle raison?
Il y a tellement d’impondérables sur lesquels les architectes n’ont pas prise. Pour moi, les choses imprévues sont souvent plus intéressantes que le seul projet. Il y a la vie au quotidien, comme on peut la voir également ici, dans cette salle où sont exposés mes travaux de commande pour l’architecture. Dans la salle suivante, dédiée aux villes, l’architecture passe au second plan. Les deux thématiques embrassent les aspects de la vie quotidienne – qui relèvent parfois du général, du générique, avec une mise en regard de l’étrangeté qui l’accompagne. [Note de l’intervieweuse: nous nous trouvons ici dans la deuxième salle de l’exposition, où l’on voit des photographies de différentes tailles accrochées jusqu’en haut, en dessous du puits de lumière].
Cet espace muséal du Vitra Design Museum a lui-même quelque chose d’étrange. Vous avez choisi d’exposer vos œuvres dans un environnement baigné par la lumière du jour, avec des ouvertures vers le ciel et les autres salles. Il semble que vous vous soyez approprié le bâtiment du musée exactement comme vous vous appropriez les lieux que vous photographiez: vous les acceptez simplement tels qu’ils sont.
C’est tout à fait juste! Toutes les choses que vous ne pouvez pas maîtriser sont souvent bien plus intéressantes à photographier. Comme à mon habitude, en qualité de photographe, je fais le tour du bâtiment et je prends quelques jolis clichés. Mais ensuite, d’autres choses se produisent. Ce fut le cas, par exemple, lorsqu’on m’a demandé de photographier le Mastaba de Christo et Jeanne-Claude, à Londres : soudain, je me suis retrouvé juste derrière Christo en train d’observer son travail pour la première fois [voir catalogue p. 275]. Cette image raconte l’histoire du lieu, des gens et des choses particulières qui s’y déroulent.
Combien de temps passez-vous sur chacun de ces lieux?
Pour les projets de commande, je peux y passer entre un et plusieurs jours. Mais la photographie elle-même ne dure qu’un centième de seconde : il faut être au bon endroit au bon moment. Ce sont des instants que vous ne pouvez pas planifier. On ne sait pas ce qui va se produire, il faut avoir des yeux derrière la tête pour voir ce qui se passe autour de soi. Il s’agit d’une méthode de travail très intuitive, où les pièces du puzzle s’assemblent soudain pour former un tout pertinent. Et toutes ces choses que les architectes ou les planificateurs n’avaient pas prévues prennent soudain tout leur sens.
Certains lieux que vous visitez sont très lointains, la tour CCTV de Pékin en est un exemple. Est-ce que cela veut dire que vous prévoyez de vous y rendre chaque année? Comment planifiez-vous vos voyages?
Ces choses-là aussi sont souvent très fluides, non planifiées en quelque sorte. Pendant plusieurs années, je me suis rendu à la tour CCTV toutes les six à huit semaines. Il se passait tellement de choses, il y avait beaucoup de changements. Ce furent des moments fascinants là-bas, en Chine. Je me suis poussé à y aller aussi souvent que possible. Bien sûr, il arrive qu’un architecte ne vous demande de prendre que le résultat final, si bien que vous devez faire le déplacement une ou deux fois seulement. Il n’y a pas de recette.
Il faut donc avoir les bons clients pour pouvoir visiter un endroit plusieurs fois. Combien de photos exposées ici sont des commandes, et combien font partie de vos propres projets indépendants?
Au total, je dirais qu’un tiers des photos sont le fruit d’un intérêt personnel, que je dois financer par mes propres moyens. Un autre tiers provient de commandes pures, c’est-à-dire qu’un architecte ou le client m’invite à l’inauguration. Et le dernier tiers, ce sont des photographies réalisées dans le cadre de coopérations pour des livres, des expositions ou des projets à plus long terme, nées d’un intérêt personnel ou d’une demande d’autres parties prenantes intéressées, parfois aussi dans le cadre d’une collaboration avec une université ou une équipe de recherche. Les photos sont ensuite présentées dans un livre ou une publication.
Y a-t-il un moment idéal pour prendre une photo?
C’est difficile à dire: pour l’architecture, il faut s’armer de patience, mais on peut aussi tout simplement se trouver au bon endroit au bon moment. Au fond, c’est comme un jeu de hasard. Pour le Taipei Performing Arts Center, par exemple, j’ai participé au concours aux côtés de Rem Koolhaas et d’OMA: j’ai photographié les maquettes en 2008, et le bâtiment a finalement été achevé il y a quelques mois. Entre les premières maquettes et le projet final, cela a pris quinze ans, et comme toujours avec les gros projets, on découvre de nouvelles choses à chaque visite.
Même les bureaux de renom font de temps en temps des projets moins intéressants. Vous arrive-t-il aussi de refuser des commandes? Et comment voyez-vous votre propre jugement et votre responsabilité?
Comme je l’ai déjà dit, il ne s’agit pas tant de savoir si c’est un «bon» ou un «mauvais» bâtiment. Il y a toujours une autre histoire intéressante à raconter: un niveau plus profond qui touche au lieu, à l’utilisation, aux gens – bref, une histoire que je peux visualiser.
Le fait qu’un bâtiment vous plaise ou non est-il donc accessoire?
Pour moi, un bâtiment peut être totalement déconcertant et avoir en même temps une histoire intéressante à raconter. C’est le cas de Las Vegas. Ce lieu se situe complètement en dehors de ma zone de confort, mais il est totalement fascinant. Et en même temps, c’est un lieu qui marque à jamais l’existence de millions et de millions de gens et où ils retournent sans cesse.
Pour les nombreuses personnes qui, comme moi, ne visiteront jamais toute cette multitude de lieux différents d’Afrique et d’Asie, vous faites figure d’ambassadeur culturel avec vos images. Comment voyez-vous votre responsabilité?
Là aussi, je dirais que la manière dont je perçois un lieu est toujours subjective. Ce que je vis dans un lieu, ce que j’apporte avec moi et que je partage avec le reste du monde, c’est ainsi que j’ai vu les choses. Les grands projets exigent une planification de grande ampleur. Je veux opposer à cela toutes les choses qui se passent dans ces lieux et qu’on n’avait pas prévues. Je montre la vie, la manière dont les projets se développent réellement, à rebours des expériences auxquelles on s’attend.
Avez-vous le droit, dans vos contrats, de décider du choix final des images?
Dans le cadre d’une commande, c’est bien entendu l’architecte qui choisit le plus souvent ce qu’il ou elle veut montrer. Et cela peut être autre chose que la photo que je choisirais de mettre en avant. C’est aussi la raison pour laquelle nous avons décidé de montrer toutes ces images dans cette exposition: il ne s’agit pas seulement de photos connues, mais également d’images qui montrent aussi des points de vue différents et l’environnement plus large dans lequel elles s’inscrivent. Il se peut que les gens qui se trouvent dans ces lieux, ou bien la ville entière fassent ainsi disparaître le bâtiment. Mais cette ville est finalement la raison d’être du bâtiment.
Qui contrôle alors la sélection des images?
Dans le cas des projets répondant à une commande, il n’est pas toujours possible de contrôler l’ordre de publication des images. Les rédactions des magazines ou les bureaux d’architectes font leur propre sélection. Ce qui est formidable dans les projets à long terme comme la publication d’un ouvrage ou une exposition, c’est que c’est vous seul qui avez le contrôle.
Comme pour ce livre et cette exposition, ici au Vitra Design Museum.
Tout à fait. Pour chaque projet auquel je m’attelle, je me dis que je dois trouver suffisamment de matériel pour en faire un livre. Il faut que j’aie beaucoup de points de vue différents à découvrir et d’histoires à raconter.
Entretien original en allemand à découvrir ici: Iwan Baan, Fotograf: «Man braucht Augen im Hinterkopf»
L'entretien a eu lieu en anglais le 19 octobre 2023 au Vitra Design Museum à Weil am Rhein (DE).
L'exposition "Iwan Baan. Moments d'architecture" au Vitra Design Museum est à voir jusqu'au 3 mars 2024. Vous trouverez des informations sur l'exposition et le programme d'accompagnement ici: design-museum.de