Les forteresses prolétariennes: l’immeuble-ville comme typologie urbaine politique
D'Alger à Hong Kong, en passant pas Caracas, Chandigarh et Paris, Léopold Lambert évoque différents lieux où la ville s'est organisée de manière dense et labyrinthique, souvent à l'insu des autorités.
Il y a un mois, je retournai sur les terres corbuséennes de Chandigarh. Je m’y étais déjà rendu il y a quelques années et avais sagement visité les bâtiments dessinés par Le Corbusier, ne sortant de sa grille que par l’intermédiaire du Rock Garden de Nek Chand. Cette fois-ci en revanche, j’eus l’opportunité de visiter le village de Burail, anomalie absolue dans la grille corbuséenne, puisqu’il incarne une sorte de casbah labyrinthique au sein de ce tissu urbain des plus régulés. L’origine d’une telle anomalie, qui se retrouve dans plusieurs quartiers de la ville, m’a été expliquée par mon ancien collègue de travail, Mayank Ojha, qui a consacré une année de sa vie à l’étude urbaine de ce village. Burail, tout comme les autres villages de Chandigarh, était un village agricole, avant la construction de la capitale du Panjab indien et de l’Haryana dans les années 1950. Les agriculteurs ne purent pas se défendre contre les logiques du droit de préemption gouvernemental en ce qui concerne leurs terres ; en revanche, ils réussirent à s’organiser afin de conserver l’autonomie de leur village, dans la mesure où celui-ci ne s’étendrait pas plus loin que le « ruban rouge » matérialisant sa limite. Le village devint à la fois un refuge pour les migrants arrivant en ville et endroit de commerce où les habitants de Chandigarh viennent y trouver « tout ce qu’on ne trouve pas ailleurs » (pièces d’automobiles, équipement électro-ménager, légumes frais ; etc.). Il n’est donc pas étonnant que ce qui était un village devint un quartier dense et labyrinthique où il est rare de voir le ciel autrement que cadré très étroitement par les étages ajoutés aux immeubles anciens sans autre règle que celle de la gravité. Selon les dires de Mayank, les forces de police de la ville de Chandigarh ne sont pas véritablement opérantes au sein de Burail ; les désordres occasionnés à l’intérieur du village sont traités par les habitants eux-mêmes.
Un tel schéma alliant une production économique à une organisation décisionnelle et sociétale autonome au sein d’un quartier dont la densité urbaine pourrait prêter à croire qu’il s’agit en fait d’un seul immeuble gigantesque peut être perceptible dans d’autres villes. Nous pouvons également évoquer la Casbah d’Alger, dont la morphologie urbaine fut un instrument durant la guerre d’indépendance menée par le Front de libération nationale (FLN) depuis ce labyrinthe urbain. Parfois, l’immeuble-ville est même dessiné en tant que tel, à l’instar des quatre immeubles de la rue Eugène-Süe à Paris, dessinés par le Baron Haussmann pour loger 10 000 membres du prolétariat parisien durant la seconde partie du 19e siècle. Parler de quatre immeubles semble incorrect ici, puisqu’une simple vue aérienne permet de réaliser combien il paraît s’agir d’une masse de bâti, coupée par deux saillies-rues et percée par une multitude de cours aux dimensions variables. Un des exemples les plus étudiés en ce moment est littéralement un immeuble-ville : la Torre David à Caracas. La tour de 150 m de haut avait été conçue pour accueillir les bureaux d’une multinationale, mais la construction fut arrêtée à la fin des années 1990. Elle fut réinvestie par 2500 prolétaires qui organisèrent à l’aide de matériaux récupérés une infrastructure partagée.
L’exemple le plus récurrent de telles constructions urbaines est sans doute la Kowloon Walled City, à Hong Kong, qui fut finalement démolie en 1993. Cet immeuble-ville de 32 000 mètres carrés fut occupé à son paroxysme par 33 000 habitants qui, malgré les stratégies narratives de criminalisation construites à leur égard, constituaient principalement une force de travail à l’œuvre au sein du quartier. Le nom de forteresse (Walled City) provient du poste de défense militaire qui précédait les immeubles d’habitation, mais il trouve sa signification de manière particulièrement appropriée au regard des caractéristiques défensives de la Kowloon Walled City.
La densité de ces immeubles-ville est matérialisée de telle façon que l’interface offerte à la ville environnante soit comparable à une muraille, certes poreuse, mais dont l’étroitesse des couloirs-rues rend son contrôle par une autorité extérieure périlleux. La difficulté qu’ont eue les autorités hongkongaises à expulser les habitants de la Kowloon Walled City avant sa destruction est particulièrement parlante. Les pertes humaines au sein des parachutistes de l’armée française par les forces du FLN dans les années 1950 dans le quartier de la Casbah le sont tout autant. Les forteresses prolétaires existent par l’intermédiaire de logiques de localisation du prolétariat plus ou moins volontaires de la part des autorités. Ces dernières se trouvent néanmoins dépassées par la construction urbaine immanente et par l’organisation sociétale qui s’y produisent, d’où l’antagonisme souvent affiché et appliqué à leur existence même.