Les sta­tions la­custres de la rade de Ge­nève

La plage n°4, journal de chantier

La découverte des villages préhistoriques immergés de nos lacs remonte au milieu du 19e siècle. Mais ce n’est que vers la fin du 20e siècle que les premières recherches systématiques et scientifiques ont débuté dans le Léman, en particulier dans la rade de Genève. Voici quelques-uns des épisodes qui illustrent plus de quarante années d’exploration des sites littoraux du Léman. À la découverte d’un monde oublié, de l’autre côté du miroir de l’eau.

Date de publication
21-08-2019
Pierre Corboud
Archéologue de la préhistoire, ancien collaborateur à l'Université de Genève

C'est avant l’âge de dix ans que j’ai commencé à me passionner pour les « stations lacustres » du Léman, comme on les nommait encore à cette époque lointaine. À tel point que j’avais fabriqué avec un camarade d’école une sorte de radeau, équipé d’un tuyau d’arrosage qui devait nous permettre de plonger pour aller explorer la station préhistorique de Versoix, une des plus connues alors du Petit-Lac. Inutile de préciser que nous n’avons jamais pu plonger plus profond qu’un mètre, car les lois de la pression de l’eau nous étaient encore inconnues à cet âge.

Plus tard, c’est pendant mes études à l’Université de Genève que j’ai poursuivi cette passion de manière plus académique et, cette fois, avec un équipement de plongée adéquat. Le hasard a voulu qu’à ce moment, en 1976 et 1977, se déroule la première fouille archéologique en plongée, réalisée par le Service archéologique du canton de Vaud, sur la station de la Poudrière proche de Morges. Je pouvais enfin voir de mes yeux à quoi ressemblait un site préhistorique immergé.

Deux autres circonstances exceptionnelles m’ont permis d’aborder l’étude des sites littoraux sous-lacustres, que l’on appelle aussi sites palafittiques, terme plus général, mais aussi plus neutre. C’est tout d’abord la rencontre avec un «pêcheur de crevettes». John Franklin Hale, américain établi à Genève pour y diriger à travers le monde son entreprise de pêche industrielle, pour remercier le canton de Genève de l’avoir accueilli, voulait participer activement à la mise en valeur du patrimoine archéologique genevois. Dans ce but, il prit contact avec le Musée d’art et d’histoire, en offrant ses services pour étudier les sites préhistoriques immergés du canton. Il mettait à disposition un bateau semi-rigide, prototype dessiné par lui, spécialement adapté à la plongée, des équipements de plongée high-tech, provenant des États-Unis et l’engagement à ses frais quelques mois par année d’un plongeur professionnel d’origine espagnole.

L’autre circonstance était la publication d’un projet de loi pour la construction d’un nouveau port de plaisance dans la baie de Corsier-Port, lieu-dit où était signalée dès 1858 une vaste station littorale attribuée au Néolithique et à l’âge du Bronze. C’est donc à cet emplacement que nous avons débuté nos plongées en hiver 1977, grâce au matériel sophistiqué de John Hale et à l’expérience de son plongeur Angel Rodriguez. La fortune sourit aux innocents… Ainsi, lors de la première plongée nous avons très vite redécouvert la station de Corsier-Port et récolté des haches en bronze datées du Bronze ancien et des fragments de céramique typique du Bronze final.

Je me souviendrai toujours de mon entrevue avec mon professeur de préhistoire, Marc-Rodolphe Sauter, également archéologue cantonal de l’époque, lorsque j’ai posé sur son bureau les objets que nous avions récoltés, ainsi qu’un plan sommaire des contours de la station de Corsier-Port. Sa réaction était à la fois enthousiaste, un site préhistorique majeur du canton venait d’être redécouvert après environ 120 ans d’oubli. Mais aussi, il entrevoyait les problèmes administratifs prévisibles, provoqués par le projet de construction du nouveau port, à l’emplacement d’un site archéologique classé monument historique en 1923, par son prédécesseur Louis Blondel. Néanmoins, entre 1978 et 1981, nous avons pu mener quatre campagnes de prospection archéologique sur ce site, juste avant que le projet de port ne soit opportunément abandonné, suite aux nombreuses oppositions des riverains. Les résultats de ces travaux ont confirmé les premières découvertes: le site de Corsier-Port renferme les vestiges des quatre périodes principales d’occupation des rives immergées du Léman, soit le Néolithique moyen (vers 3900 av. J.-C.), le Néolithique final (entre 2950 et 2600 av. J.-C.), l’âge du Bronze ancien (entre 1800 et 1600 av. J.-C.), et celui du Bronze final (entre 1060 et 850 av. J.-C.).

Ces campagnes de recherches ont été suivies, dès 1982, par la prospection systématique des rives genevoises et vaudoises du Léman, complétée depuis 1987 par nos collègues français sur les rives de Haute-Savoie de ce lac. La rade de Genève a été la première zone concernée par nos prospections, car c’est à la fois la région du Léman la plus riche en témoignages anciens des occupations préhistoriques, mais aussi ses rives sont les plus exposées à l’érosion naturelle, cause principale de la disparition des vestiges immergés.

Pour conter l’étude des sites préhistoriques littoraux de la rade de Genève, il faut replacer ces recherches dans l’histoire de leur découverte et des premiers savants qui les ont explorés. Au XIXe siècle, c’est le médecin  Hippolyte-Jean Gosse qui, le premier, a signalé l’existence de pieux de bois dans la Rade, accompagnés d’objets archéologiques attribués à l’âge de la Pierre et à l’âge du Bronze. On lui doit la première carte des habitations lacustres de Genève, dessinée entre 1852 et 1881.

Par la suite, c’est Louis Blondel, le premier archéologue cantonal de Genève, qui secondé par le physicien Alexandre Le Royer a réalisé le relevé topographique des ensembles de pilotis visibles dans la Rade en 1921, à l’occasion d’une sécheresse exceptionnelle. Ces deux documents nous fournissaient déjà des informations remarquables pour débuter l’étude de ces établissements préhistoriques, recouverts par environ trois mètres d’eau.

Nos premières observations de l’hiver 1982 nous ont déjà démontré l’importance de l’érosion sur le Banc de Travers, soit la terrasse d’argile glacio-lacustre qui occupe toute la Rade, jusqu’à la digue du port de la Société Nautique. Par temps de Bise (le vent du nord-est) les vagues déferlantes sur cette surface de près de 94 hectares, en amont des digues des Pâquis et des Eaux-Vives, produisent une érosion considérable qui remettent en suspension le sable et les sédiments fins de surface et attaquent l’argile du fond. Dès cette date, nous savions que les derniers vestiges des premiers établissements humains de Genève étaient promis à une disparition inéluctable, à moins de les étudier et les prélever de manière scientifique, mais avec des moyens techniques et financiers difficilement envisageables à ce moment.

De 1983 à 1990, les prospections en plongée seront poursuivies sur les autres rives genevoises et vaudoises du Léman, en déplaçant chaque années notre chantier, afin de limiter au maximum les trajets en bateau. Ce type de recherches ne peut se faire qu’en hiver et jusqu’au début du printemps. La transparence de l’eau, l’absence des algues, mais aussi le trafic plus réduit des bateaux à moteur sont les conditions nécessaires à toute observation de qualité. Mais, malheureusement, c’est aussi la plus mauvaise saison pour aller à la plage...

Après une dizaine d’années de recherches systématiques, autant sur les rives helvétiques que sur celles de Haute-Savoie, il devenait évident que ce patrimoine archéologique ne pourrait pas rester intact dans les décennies futures. Sa conservation in situ pose des problèmes techniques quasiment insurmontables, car le dynamisme des eaux dans un grand lac tel que le Léman n’est pas contrôlable, à moins d’ouvrages de protection d’un coût exorbitant.

Si on compare cette situation à celle des sites palafittiques de la région des Trois Lacs (lacs de Neuchâtel, de Morat et de Bienne), mais aussi à ceux de l’ensemble des lacs du nord des Alpes, les sites lémaniques posent des problèmes de conservation et d’étude uniques. Actuellement, tous les sites préhistoriques littoraux lémaniques mentionnés par le passé ont été identifiés et étudiés de manière préliminaire. Pourtant, de nouvelles découvertes sont toujours possibles, ce qui exige une surveillance attentive de tous les travaux de génie civil qui pourraient toucher la zone littorale et les rives actuelles.

En juin 2011, l’inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO des palafittes préhistoriques connus dans les six pays tout autour de l’arc alpin (France, Italie, Allemagne, Autriche et Slovénie) a marqué une étape importante dans la reconnaissance internationale de ces archives exceptionnelles. Cette inscription engage les archéologues et préhistoriens à encore mieux sauvegarder, étudier et faire connaître ce patrimoine, qui représente une période essentielle de notre histoire.

Ainsi, en 2008, lorsque le projet de construire une nouvelle plage publique sur la rive gauche de la Rade est annoncé, pour une fois les archéologues n’ont pas protesté qu’un grand projet de génie civil menace de détruire des sites archéologiques, même s'il devait partiellement recouvrir deux sites palafittiques observés en 1921 et partiellement étudiés en 1982 et 1985.

En effet, cela représentait une occasion unique de les étudier et d’en sauvegarder les données avant qu’ils ne disparaissent de manière naturelle, victimes de l’érosion lacustre. Mais cela, c’est une autre histoire…

Le journal "La plage"

 

Le journal "La plage" retrace toutes les étapes du chantier de la plage publique des Eaux-Vives à Genève. Tiré à 3000 exemplaires et gratuit, il est publié tous les quatre mois. Cette pubilcation offre un témoignage précieux et régulier sur le rythme du chantier. Avant les plaisirs de la baignade estivale, le journal veut d’abord relater et donner à lire un autre plaisir doublé d’une expérience unique : le chantier. Le projet éditorial de La plage ne cherche pas tant à décrire le futur projet qu’à témoigner des réalités des hommes et des femmes qui y sont à l’œuvre. Afin de diffuser le plus largement possible ce projet éditorial sur l'art du chantier, espazium.ch diffuse une sélection d’articles issus de chaque numéro du journal La plage. Nous remercions chaleureusement toute l'équipe oeuvrant sur le projet ainsi que Jacques Perret, responsable éditorial des journaux. Bonne lecture.

 

La plage n°1, journal de chantier
Observer des processus créateurs
Les palplanches
Portrait: Roger Nauer, responsable des travaux lacustres pour le projet Port et Plage publique des Eaux-Vives à Genève

 

La plage n°2, journal de chantier
Il n'y a pas de plage sans vagues
Les enrochements. Nouveaux ouvrages de protection lacustres dans la Rade de Genève
Portrait: David Ballatore, contremaître pour les travaux lacustres de l’extension du Port de la Société Nautique de Genève

La formation de la Rade de Genève

 

La plage n°3, journal de chantier
La Rade de Genève, de la dernière glaciation à nos jours
Encadrer des processus créateurs: comment interpréter l'interdiction  de principe de réaliser une plage
Les remblais
Portrait: Philippe Sautier

 

La plage n°4, journal d'un chantier
Les stations lacustres de la rade de Genève
Pas­se­relle et pla­te­formes mé­tal­liques sur pieux
Por­trait: Laurent Sci­boz

47 siècles d’his­toire sous la plage

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