Portrait: Laurent Sciboz
La plage n°4, journal de chantier
Solide gaillard de 45 ans, Laurent Sciboz est chef monteur au sein de l’entreprise Sottas qui, associée à Frutiger, est en charge de la réalisation des ouvrages de charpente métallique du Port et de la Plage publique des Eaux-Vives. Son sourire montre à quel point il aime son travail en général, et tout particulièrement l’opportunité qui lui est donnée ici de l’exercer pour la première fois sur un lac.
Jacques Perret : Comment en êtes-vous venu à travailler dans la construction métallique?
Laurent Sciboz: C’est en quelque sorte la conséquence d’une vocation non réalisée. Je ne sais pas vraiment comment l’expliquer mais, enfant, je rêvais de construire des pylônes pour les lignes à haute tension! Probablement un besoin de hauteur : j’aime beaucoup la montagne, l’alpinisme et j’ai du reste quelques 4000 mètres à mon actif. Lorsqu’il m’a fallu choisir un apprentissage, j’ai bien sûr voulu concrétiser ce rêve étrange, mais il n’y avait pas de formation spécifique. Dans les professions « apparentées », on m’a d’abord parlé de serrurerie, puis de devenir charpentier. J’étais certes loin des pylônes métalliques de mes rêves, mais j’y trouvais au moins une certaine hauteur. J’ai alors suivi un apprentissage de trois ans chez JPF Construction SA à Bulle : au total, j’ai travaillé durant 20 ans chez eux, dans le domaine du bois. D’abord comme charpentier, puis assez vite comme chef d’équipe. En plus de charpentes de tout type, j’ai aussi eu la chance de réaliser plusieurs ponts en bois. J’ai eu beaucoup de plaisir à travailler dans ce domaine.
20 ans dans la même entreprise, voilà qui ne correspond pas aux habitudes actuelles: jamais ressenti de lassitude?
Non, pas vraiment de la lassitude, car le métier offre en lui-même pas mal de variété. Il y a toujours eu beaucoup d’esprit d’innovation chez JPF et j’ai sans cesse dû apprendre de nouvelles techniques. D’autre part, j’ai pour ainsi dire «fait des pauses». D’abord, à l’âge de 20 ans, juste après mon école de recrue, je me suis engagé pendant une année dans la marine suisse, sur les cargos de Suisse-Atlantique: plus de 20 ports dans une quinzaine de pays, dont le Japon. Partir m’a littéralement aidé à grandir. Je ne gagnais pas forcément beaucoup d’argent, mais je n’en avais pas réellement besoin; et cette expérience m’a vraiment ouvert au monde. Ensuite, j’ai été réengagé chez JPF, mais dix ans après, j’ai à nouveau ressenti le besoin de « bouger »…
Nouveau départ sur les mers?
Non, pas vraiment. Plutôt bien sur terre, puisque je me suis engagé au Kosovo, dans le cadre de la Swisscoy. Nous étions intégrés à la KFOR (la KFOR – Kosovo Force – est une force armée multinationale mise en œuvre par l'OTAN dans le Kosovo, sur mandat du Conseil de sécurité de l'ONU, afin d'assurer un environnement sûr et sécurisé et de garantir la liberté de mouvement) pour des interventions d’ordre logistique, hors des combats. J’avais alors une trentaine d’année et cela a duré un an. Nous intervenions dans la construction de ponts ou de bâtiments et la surveillance de camps.
Voilà un parcours plutôt inattendu pour un charpentier. Qui n’explique toujours pas la construction métallique…
En fait, j’ai parfois besoin de rompre avec une certaine routine. C’est ainsi que j’explique mes deux pauses. Le virage vers la construction métallique est dû au hasard des rencontres sur les chantiers. En l’occurrence, c’est comme ça que j’ai «fait connaissance» avec l’entreprise Sottas, tout particulièrement avec Valentino Bettelini, le chef des montages, avec lequel je travaille à nouveau ici sur ce chantier. On a pas mal discuté et j’ai pu constater que les deux métiers n’étaient pas si éloignés l’un de l’autre: il y est fréquemment question de charpentes, on y parle de poutres, de pannes, d’assemblages. Par exemple pour ces derniers, l’usage de boulons se généralise toujours plus pour les charpentes en bois. Ensuite, la construction reste la construction.
En quoi le chantier du Port et de la Plage publique des Eaux-Vives se distingue-t-il de ceux auxquels vous avez participé?
(Rires) Le temps pour y accéder ou pour le quitter: la traversée du pont du Mont-Blanc peut prendre plus d’une heure! Plus sérieusement, c’est bien sûr le fait de travailler sur le lac. Pour le chantier à proprement parler, le montage se fait de façon très classique et il y a beaucoup de tâches assez répétitives. Ce qui est vraiment inhabituel, c’est d’avoir à travailler sur le lac, depuis des bateaux ou des barges qui tanguent : c’est nettement moins stable que d’habitude. Autrement, mes plus gros problèmes concernent la logistique, puisque, en plus des difficultés de circulation rencontrées par les camions pour les livraisons, nous n’avons que très peu de place pour entreposer les pièces avant leur mise en place. Ensuite, le rythme du chantier dépend surtout du déplacement des pièces vers leur lieu de montage. La manutention se fait en grande partie avec la grue, qui ne couvre cependant que les deux tiers de la plateforme des dériveurs. Le reste de l’acheminement des pièces de la structure métallique sur leur lieu de montage doit donc se faire par voie lacustre, avec une barge équipée d’une grue. Toutes les pièces que nous recevons sur le chantier sont numérotées et c’est pour nous avant tout un travail d’assemblage. Avant de pouvoir procéder au montage à proprement parler, nous avons aussi dû équiper toutes les têtes de pieux avec des dispositifs spécialement conçus pour permettre l’ajustement des poutres métalliques sur les pieux. Là aussi, le travail se fait à partir d’un bateau, dans des conditions parfois peu stables : on manque d’appuis « solides » pour fixer les pièces, on ne doit rien laisser tomber au risque de le voir disparaître dans le lac. Ce n’est vraiment pas habituel pour moi et je dois faire un réel effort pour effectuer ce travail qui demande une grande précision.
Dans quelle mesure avez-vous été impliqué dans la préparation du chantier?
Uniquement à partir de la phase de montage. Tout ce qui concerne la fabrication des pièces à l’usine et leur livraison sur le chantier est assumé par les deux techniciens : Arnaud Chassinat pour le travail en usine et Valentino Bettelini pour la partie logistique. De mon côté, je suis chargé de gérer le quotidien sur le chantier, notamment de m’assurer que la livraison des pièces suit son cour. C’est d’ailleurs cette gestion quotidienne que j’aime, le contact des ouvriers, voir les choses avancer.
Et comme «chef», quel est votre rapport à l’autorité?
Je ne sais pas si je dois le dire, mais l’autorité n’est pas quelque chose que j’aime exercer ; et je ne suis pas sûr que ce soit mon principal atout. Je trouve très désagréable d’avoir à faire des remarques teintées d’autorité aux gens avec lesquels je travaille au quotidien. Alors j’ évite autant que possible d’avoir à le faire. Je crois que dans l’ensemble cela se passe tout de même bien. Et je suppose que si ce n’était pas le cas, je n’aurais pas pu exercer un rôle de chef aussi longtemps. Pour moi, le plus important est d’avoir du plaisir à faire ce que je fais et c’est vraiment le cas ici : il y a une bonne ambiance sur le chantier en général. Je suis confronté à un défi inédit consistant à travailler sur le lac, je dois sans cesse trouver des solutions pour garantir la qualité de notre travail et son exécution en toute sécurité. Je fais de plus ce travail avec mes deux collègues Benjamin et Jean-Louis que j’apprécie et qui font un excellent travail. Si je ne devais plus avoir ce genre de satisfactions, j’irais sans doute voir ailleurs. Ou alors je ferais une nouvelle « pause ».
Le journal "La plage"
Le journal "La plage" retrace toutes les étapes du chantier de la plage publique des Eaux-Vives à Genève. Tiré à 3000 exemplaires et gratuit, il est publié tous les quatre mois. Cette pubilcation offre un témoignage précieux et régulier sur le rythme du chantier. Avant les plaisirs de la baignade estivale, le journal veut d’abord relater et donner à lire un autre plaisir doublé d’une expérience unique : le chantier. Le projet éditorial de La plage ne cherche pas tant à décrire le futur projet qu’à témoigner des réalités des hommes et des femmes qui y sont à l’œuvre. Afin de diffuser le plus largement possible ce projet éditorial sur l'art du chantier, espazium.ch diffuse une sélection d’articles issus de chaque numéro du journal La plage. Nous remercions chaleureusement toute l'équipe oeuvrant sur le projet ainsi que Jacques Perret, responsable éditorial des journaux. Bonne lecture.
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