Les tours d’habitation au fil du temps
Au cours du siècle passé, la perception des tours d’habitation a évolué en Suisse. Rétrospectivement, les tours d’habitation ont de tout temps proposé des espaces de vie différents : du logement expérimental aux appartements luxueux et exclusifs en passant par la mise à disposition de logements pour de vastes couches de la population.
«Il y a quelque chose dans l’air» – naissance des premières tours d’habitation
En Suisse, les tours d’habitation ne sont apparues que relativement tard. L’architecture des premiers projets à usage résidentiel, à l’instar de la tour d’habitation de 10 étages de la rue Frédéric-Chaillet à Fribourg (1929–1932) ou de la «Tour de Rive» à Genève (1934–1938), s’harmonisait bien avec le tissu urbain et les bâtiments voisins, à tel point que ces immeubles passaient relativement inaperçus.1 Mais le plus souvent, la construction de buildings était réservée à quelques bâtiments publics.
Après la Deuxième Guerre mondiale, la situation a évolué. «Il y a quelque chose dans l’air», écrivait l’urbaniste Hans Marti lorsqu’il évoquait la popularité croissante des tours d’habitation dans les cercles d’experts ou auprès de l’opinion publique.2 A Zurich, l’urbaniste de la ville A. H. Steiner a construit les deux tours d’habitation du Letzigraben dans le Heiligfeld (1950–1952). Simultanément, le lotissement Entenweid, composé de trois tours de logements, voyait le jour à Bâle. Désormais isolés dans l’espace urbain, ces projets de tours furent le plus souvent accueillis positivement: ils étaient perçus comme des nouveautés enrichissantes dans le paysage urbain et comme un moyen de réduire la superficie construite au profit de parcs et de surfaces libres, afin d’amener l’air et le soleil dans des lotissements uniformes.3 De retour à Zurich en provenance de New York en 1953, Max Frisch fut un important partisan de cette évolution, mais reconnaissait que les tours d’habitation suisses étaient relativement petites.4
Habitat moderne
Les premières tours d’habitation en Suisse étaient généralement considérées comme l’incarnation de l’habitat moderne. Ces constructions illustraient l’essor économique de l’époque et permettaient de bénéficier d’un confort de vie élevé. A l’époque, le standard d’aménagement avec chauffage central, ascenseur, lave-linge et même avec une salle de bain individuelle dans le logement représentait pour beaucoup une nouveauté. Les premières personnes qui ont emménagé dans ces tours d’habitation avaient le plus souvent conscience de faire partie d’un nouveau style de vie tourné vers l’avenir. Au départ, les loyers étaient d’ailleurs relativement élevés.5 Une première étude sur les tours d’habitation menée en Suisse en 1963 a mis en évidence que ces logements étaient accueillis très positivement. Les résident-es (dont de nombreuses familles avec enfants) soulignaient notamment la simplicité des contacts sociaux rendus possible par cette forme de logement : une tour d’habitation permettait de nouer facilement des contacts au gré de ses envies, mais sans aucune obligation.6 Une impression positive qui demeure largement répandue de nos jours.
Le boom des tours d’habitation dans les années 60 et 70
Entre 1950 et 1970, la population suisse a augmenté de plus de 25 %. Parallèlement, les gens ont de plus en plus migré des régions périphériques vers les zones économiquement prospères de la Suisse. De nombreuses villes et communes d’agglomération ont été confrontées à un besoin de logements marqué. Il a fallu créer rapidement de nombreux logements pour de vastes couches de la population. Dans ce contexte, les constructions sont devenues de plus en plus compactes et élevées. De nombreux complexes résidentiels ont vu le jour, comme p. ex. le Tscharnergut à Berne (1958–1965), le Lochergut à Zurich (1963–1966), la Cité du Lignon à Vernier, près de Genève (1963–1971) ou le Mittlere Telli à Aarau (1971–1991).
Au début, ces nouvelles constructions incarnaient elles aussi l’habitat moderne. Mais des processus de dénigrement ont émergé relativement rapidement. Après la récession économique consécutive à la crise pétrolière, l’idée d’une croissance sans limites a de plus en plus été mise en doute, tout comme les constructions à grande échelle. Généralement érigées en quelques mois, les tours d’habitation ont par ailleurs commencé à présenter de premiers vices de construction. De même, la monofonctionnalité de l’habitat s’est avérée problématique dans de nombreux lotissements et des processus de ségrégation ont émergé. Parallèlement à cette évolution, la construction de tours d’habitation en Suisse s’est pratiquement arrêtée pendant 30 ans. Aujourd’hui encore, les complexes résidentiels des années 60 et 70 continuent de véhiculer certaines images négatives auprès du monde extérieur. « Bunkers en béton » ou « ghettos » sont des termes qui reviennent régulièrement, mais sans qu’il y ait généralement de véritable connaissance de la vie sur place.
Des qualités d’habitat méconnues
Les personnes qui résident dans ces logements ont une tout autre opinion et évoquent de multiples qualités en termes d’habitat, comme le vaste panorama ou, aux étages inférieurs, la vue sur les espaces verts. Elles citent aussi les espaces extérieurs et de jeux exempts de circulation, les différents lieux de rassemblement et les possibilités de rencontres dans les espaces (semi)-publics ainsi que les facilités d’approvisionnement au niveau local et les infrastructures de quartier. Il ne faut pas non plus sous-estimer les loyers abordables pour ce type de logements ; une nécessité absolue, notamment pour les personnes à faibles revenus. Ils ont en outre contribué à la grande mixité actuelle de la population, tant au niveau des nationalités que des générations.
Les expériences avec les tours d’habitation qui remontent au boom de la construction montrent que vivre dans un immeuble de grande hauteur peut bien fonctionner et est également très apprécié si les différents acteurs locaux (initiatives des résidents, concierges, gestion, travail de quartier, etc.) participent à l’entretien, mais aussi à une vie en société animée et de qualité dans les logements et le quartier.7
La renaissance des tours d’habitation: une affaire de prestige
Aujourd’hui, les buildings, et en particulier les tours d’habitation, ont à nouveau le vent en poupe. Contrairement aux années 60 et 70, où il s’agissait de permettre à tout un chacun d’accéder à un logement, résider dans une tour revêt désormais un certain prestige. Les projets qui voient le jour aujourd’hui ne sont généralement plus implantés « en zone verte », mais dans des endroits centraux, et s’inscrivent dans des programmes d’utilisation mixtes. Les projets actuels (comme p. ex. la Mobimo Tower, les Terrasses Escher ou le Hardturmpark à Zurich) ciblent explicitement des groupes à fort pouvoir d’achat et comptent également des logements en propriété ou des appartements meublés. Pour créer des logements locatifs (plus) abordables dans des tours d’habitation, il faudrait un contrôle politique plus fort (p. ex. au travers de subventions ou de financements croisés) ou une décision stratégique ciblée émanant des maîtres d’ouvrage d’utilité publique (comme p. ex. le projet d’ABZ planifié sur l’aire Koch à Zurich).
Avec la révision de la loi sur l’aménagement du territoire et le mandat constitutionnel d’utilisation économe du sol, nombreux sont les nouveaux projets résidentiels qui s’orientent sur des typologies plus denses et plus compactes. Cependant, la plupart des tours d’habitation construites en Suisse ainsi que leurs grands espaces extérieurs (dont la planification est également soumise à des réglementations) ne sont clairement pas exploités aussi efficacement que les quartiers historiques des vieilles villes densément construits ou les agencements urbains en îlots fermés.8
Dans la théorie de l’architecture, le constat s’est imposé que la densité n’exige pas forcément des structures sous forme de tours d’habitation. Toutefois, les projets de tours d’habitation rencontrent aujourd’hui un attrait important dans les grandes villes suisses. Il va de soi que cet intérêt résulte en premier lieu d’intérêts économiques, mais peut-être aussi d’une envie de créer des îlots d’urbanité. Une urbanité faite de « petites tours d’habitation » par rapport à ce qui se fait dans d’autres pays, comme l’aurait sans doute souligné Max Frisch.
Notes
1. Walker, R. (2000): «Der steinige Weg zum ersten Hochhaus der Schweiz», dans : Baudoc-Bulletin n° 2/2000.
2. Marti, H. (1951): «Es liegt was in der Luft», dans : Schweizerische Bauzeitung, vol. 69, cahier 43, p. 603.
3.Jenatsch, G.-M. (1997): Die Siedlung Letzigraben-Heiligfeld in Zürich, 1951–1955 von Albert Heinrich Steiner. Travail d’étude à l’institut d’histoire de l’art et de l’architecture (Prof. W. Oechslin), EPF Zurich, p. 15 et suiv., ainsi que Weidmann, R. (2001) : «Handlungsspielräume bei der Realisierung einer neuen Bauform. Die Letzigraben-Hochhäuser von A. H. Steiner 1950–1952», dans : Oechslin, W. (éd.) : Albert Heinrich Steiner. Architekt – Städtebauer – Lehrer. Zurich : gta Verlag, pp. 72–107.
4. Tages-Anzeiger du 15.09.2007. «Zürich bleibt die Stadt der Hochhüsli» (par Adi Kälin), p. 17.
5. Althaus, E. (2014): «Hochhäuser Heiligfeld (1950–1952) – Das Innovative konventionell umgesetzt», dans : Glaser, Marie A. (éd.) : Vom guten Wohnen. Vier Zürcher Hausbiografien. Zurich : Niggli, pp. 138–169.
6. Zahner, H. (1963): «Das Wohnen in Hochhäusern. Ergebnisse einer Umfrage der Schweizerischen Gemeinnützigen Gesellschaft bei 32 alleinstehenden Ehepaaren und Familien mit Kindern in 13 Hochhäusern der Städte Zürich, Winterthur, Basel, Birsfelden, Biel und Genf», dans : Schweizerische Zeitschrift für Gemeinnützigkeit, vol. 11, p. 284 et suiv.
7. Althaus, E. (2018) : Sozialraum Hochhaus. Nachbarschaft und Wohnalltag in Schweizer Grosswohnbauten, Bielefeld: transcript.
8. Lampugnani, V. M. ; Keller, Th. (2007) : «Urbanität und Dichte: Ausgewählte Bestandesaufnahmen», dans : Lampugnani, V. M. et al. (éd.) : Städtische Dichte. Zurich : Verlag NZZ, pp. 49–128.
Eveline Althaus a étudié l’anthropologie sociale et culturelle à l’Université de Fribourg et à l’Université Humboldt de Berlin. Elle a ensuite réalisé une thèse de doctorat jusqu’en 2015 au sein du département d’architecture de l’EPF de Zurich (EPFZ). Depuis 2011, elle est membre du «Wohnforum» de l’EPF – ETH CASE (Center for Research on Architecture, Society & the Built Environment) en tant que chercheuse en sciences sociales, où elle s’occupe des aspects sociaux et culturels de l’habitat.
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L’habitat vertical, renouveau d’une forme de densification, Tania Perret
Les tours d’habitation au fil du temps, Eveline Althaus
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La tour et le gratte-ciel. Brève histoire de l'immeuble de grande hauteur, Matteo Moscatelli
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