Les trous positifs de l'urbanisme révolutionnaire
Raconter l'Histoire en donnant à voir la destruction de monuments.
Le 16 mai 1871, la Commune de Paris organisa en grandes pompes la destruction de la colonne Vendôme sur laquelle trônait la statue de Napoléon. Beaucoup d’autres immeubles parisiens furent brûlés durant ces trois mois révolutionnaires de 1871, néanmoins la destruction organisée de la colonne Vendôme désormais reconstruite à l’identique demeure le paradigme politique de ce que j’aimerais désigner par un oxymore : la destruction constructive. Il ne s’agit pas de jouer sur les mots, mais plutôt d’évoquer le processus qu’il convient d’enclencher lorsque s’opère un changement profond de souveraineté politique au sein d’une société donnée : l’inversion ou la subversion des mécanismes physiques et/ou symboliques des relations de pouvoir telles qu’elles s’effectuaient avant la révolution en question. Puisqu’aucune architecture ne peut se dire neutre quant à un régime politique, tant au niveau transcendantal de l’autorité qu’au niveau immanent de la norme, alors il n’est pas étonnant que l’architecture « fasse les frais » de la construction nouvelle de relations de pouvoir. Le texte écrit par les situationnistes à propos de la Commune de Paris en mars 1962 (Internationale situationniste 12, 1969) est particulièrement utile pour comprendre cette notion de destruction constructive. Plutôt que l’exemple de la colonne Vendôme, Guy Debord, Attila Kotànyi et Raoul Vaneigem choisissent celui de la destruction potentielle de Notre-Dame pour décrire « l’urbanisme révolutionnaire » qu’ils appelaient de leurs vœux. La société des artistes de la Commune s’était alors interposée et la cathédrale parisienne demeurait intouchée, preuve selon les situationnistes, que même au sein des révolutions, il y ait un réflexe conservateur lié à des valeurs d’ancien régime. Dans leur Programme élémentaire d’urbanisme unitaire (Internationale situationniste 6, 1961), ils écrivent : « Tout l’espace est déjà occupé par l’ennemi... Le moment d’apparition de l’urbanisme authentique, ce sera de créer, dans certaines zones, le vide de cette occupation. Ce que nous appelons construction commence là. Elle peut se comprendre à l’aide du concept de trou positif forgé par la physique moderne. »
Cette notion de « trou positif » peut être associée à celle de destruction constructive. On aurait tort de croire que les situationnistes souhaitent l’effectuation d’une tabula rasa absolue afin de détruire l’ensemble des marques du régime précédent. Le choix du mot « trou » en particulier ne peut faire sens que s’il existe une matière dans laquelle creuser et qui doit continuer à border le trou sous peine de dénaturer celui-ci. Dans leur propre lutte contre le fonctionnement du capitalisme, ils ont d’ailleurs matérialisé ces « trous positifs » en détournant les symboles mêmes du système capitaliste. De même, « l’urbanisme révolutionnaire », pour conserver son essence, ne doit pas se contenter de son acte destructeur, mais doit également raconter l’acte subversif qu’il a engendré sur une matière considérée comme oppressante.
Il ne s’agit pas de renier la notion de destruction avec laquelle nous avions commencé ce texte, mais plutôt de considérer celle-ci comme incomplète. Prenons un exemple particulièrement illustratif de cette idée : en 1856 fut installée une statue de Joséphine de Beauharnais, femme de Napoléon Bonaparte, dans un lieu public de Fort-de-France en Martinique. Celle qui devint impératrice en 1804 avait en effet grandi en Martinique dans une plantation de plus de 300 esclaves, qui appartenait à son père. A cet égard, il est dit qu’elle fut celle qui influença Napoléon dans le rétablissement de l’esclavage. L’érection d’une statue la représentant est donc un symbole fort de la domination coloniale blanche française sur la population noire locale émancipée de l’esclavage. Le grand poète martiniquais Aimé Césaire, maire de Fort-de-France de 1945 à 2001 n’avait pas voulu démonter cette statue afin de conserver une mémoire de la période esclavagiste et de sa résistance. L’intégrité physique de la statue restait néanmoins problématique et, en 1991, un groupe indépendantiste la Martinique est encore aujourd’hui sous souveraineté française « guillotina » symboliquement la statue en lui ôtant la tête et en lui ajoutant une trace de peinture rouge évoquant son sang. Bien qu’elle fut l’objet de nombreux débats, la statue est ainsi restée depuis 1991 et elle peut être vue telle quelle aujourd’hui encore a Fort-de-France. Quoique le spectacle de son démontage aurait eu une valeur historique conséquente pour la Martinique, celle-ci n’aurait été que ponctuelle. Le fait que cette statue porte sur elle les marques de sa subversion en font un symbole inverse de celui pour lequel elle avait été originellement produite.
Ainsi, la narration d’un anticolonialisme est racontée de manière explicite par les deux opérations historiques qui ont marqué ce bloc de pierre : sa fondation et sa « profanation ». Si nous revenons à notre point de départ, la colonne Vendôme durant la Commune de Paris, la ruine instantanée qu’a offert son « cadavre » tombé pouvait également véhiculer cette histoire explicite et, faire ainsi partie d’un urbanisme dit « révolutionnaire ». La Commune ayant été exterminée, la ville de Paris est revenue aux mains de l’ancien régime et la colonne Vendôme reconstruite à l’identique niant donc la narration historique de sa destruction , il ne reste rien de matériel qui puisse raconter cette histoire d’une tentative d’urbanisme révolutionnaire. C’est sans doute face à ce constat que l’historien en architecture David Gissen a imaginé la reconstruction du monticule de terre sur lequel la colonne s’écroula en 1871, afin d’en manifester l’épisode. Il nous reste à tous d’imaginer d’autres « trous positifs ».