Lettre de Yona Fried­man à son bio­graphe Ma­nuel Orazi

Quand celui qui fait l'objet d'une biographie (Yona Friedman) répond à l'auteur (Manuel Orazi) de cette dernière

Date de publication
19-08-2015
Revision
22-10-2015

L'univers erratique de Yona Friedman 


En lisant sa vie écrite par un chercheur et historien, Yona Friedman a souhaité répondre à son biographe. Pour écrire l’analyse biographique de l’œuvre de Friedman, Manuel Orazi, le biographe en question, s’est basé sur des entretiens qu’il a menés avec lui, mais également sur de très nombreuses archives et publications. De fait, il a judicieusement interprété ses sources pour situer la personne et la pensée de Yona Friedman dans les différents mouvements intellectuels et politiques qu’il a côtoyés. Friedman a réagi par cette lettre, claire et concise comme à son habitude, que nous publions intégralement ici. C’est une magnifique histoire personnelle – issue de sa mémoire – qui nous permet de mieux comprendre son rapport critique, paradoxal et souvent conflictuel au monde de l’architecture. Ce récit est un complément et une introduction au livre The Dilution of Architecture, qui se veut une immersion globale et complète dans le travail de Yona Friedman.
(Nader Seraj est un architecte et chercheur indépendant installé à Genève; Cyril Veillon est directeur de la galerie Archizoom à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne.)

Cher Manuel,

Je vous écris ces notes étant donné que votre article m’a fort impressionné et je pense qu’il importe d’y ajouter quelques faits qui pourraient servir de clarification sur mon « progrès ».

Les premières remarques concernent la période qui a précédé mon voyage en Israël, donc essentiellement Budapest. 

Jusqu’en 1944, je n’ai guère ressenti d’antisémitisme. Mon milieu scolaire, mes amis, ne me le faisaient pas ressentir. La seule chose en réalité, c’est que je n’ai pas pu m’inscrire à l’école d’architecture.

J’ai tenté de me défendre de nombreuses manières :

1) En obtenant le statut d’auditeur libre, j’ai pu assister à des conférences, mais sans avoir accès aux salles de dessin.

2) J’ai demandé mon admission à l’école d’architecture de la Tekniska Högskolan (haute école technique) de Stockholm. Je l’ai bien obtenue mais, durant la guerre, il n’y avait aucune possibilité de se rendre de Budapest à Stockholm. Aussi me suis-je mis à apprendre le suédois, à Budapest (j’en comprends encore quelques mots).

C’est à cette époque que j’ai rencontré mon « modèle » (technique) de la Ville Spatiale, lors d’une exposition sur l’architecture suédoise, que j’ai bien entendu visitée. Il y avait un objet étrange, le restaurant Gondolen. Il était inséré dans la charpente ouverte d’une « passerelle », qui menait à la tour reliant la ville haute à la ville basse de Stockholm (Katarinahissen).

Je fus impressionné par l’idée que l’espace vide dans la structure de la charpente ouverte présentait un volume utilisable (cette construction a été réalisée avant la publication du livre de Wachsmann : The Turning Point of Building1).

J’ai visité Stockholm pour la première fois en 1955, et vu le « Gondolen » ; j’y ai même pris un repas. 

Mais revenons à Budapest. La conférence de [Werner] Heisenberg : je fus impressionné par le choix du sujet de la Farbenlehre (théorie des couleurs) de Goethe2. Heisenberg a déclaré que Goethe était plus « moderne » que de nombreux physiciens et que, parfois, ce sont les poètes qui ont raison, et non les physiciens.

Quant à [Károly] Kerényi, j’ai apprécié son principe selon lequel la « mythologie était la description d’un tout »3. Il faisait référence à Walter F. Otto, à Frobenius et à d’autres (Frobenius a plus tard été la source de mes films African Tales).

Les poètes plus vrais que les scientifiques, la mythologie plus vraie que la science, cela pouvait impressionner le jeune étudiant que j’étais.

Quant à mes contacts avec les architectes, je n’en ai pratiquement pas eu. J’ai travaillé brièvement comme dessinateur pour [Lajos] Kozma, mais ne pouvais m’identifier à sa ligne. Quant à [Iván] Kotsis, c’était un traditionaliste, mais le premier architecte à travailler pour les paysans et travailleurs que j’ai rencontrés. L’avant-garde construisait des maisons pour les riches, tandis que Kotsis s’occupait des pauvres. Cela m’impressionnait. 

Et maintenant, à titre d’interlude : du fait de mon admission à la Tekniska Högskolan – haute école technique de Stockholm et comme j’avais appris le suédois, j’avais de bonnes relations avec certaines personnes de l’Ambassade de Suède.

Profitant de ces relations, mon père écrivit une longue lettre au roi de Suède concernant la menace de déportation des Juifs de Budapest. Le personnel de l’ambassade a transmis cette lettre au roi. Le résultat a été la mission de Wallenberg4. C’est ce que m’a dit après la guerre le membre de l’ambassade qui avait contribué à faire avancer l’affaire.

Quant au sionisme, je n’étais pas intéressé « politiquement » mais heureux de participer à une résistance effective, pour modeste qu’elle soit. En arrivant en Israël, je ne suis pas resté dans la ville mais suis entré dans un kibboutz dont la plupart des membres venaient de Hongrie. Je n’ai pas fait mon choix par idéologie, mais parce que nous parlions la même langue. 

J’étais toujours au kibboutz lorsque j’ai demandé et obtenu mon admission en troisième année de la Faculté d’architecture au Technion. Comme je n’avais rien pour vivre, j’ai travaillé comme ouvrier de la construction deux jours par semaine et fréquenté l’école les trois autres jours.

En 1949, année de mon diplôme, j’ai épousé ma première femme, Erella, entrant ainsi dans l’establishment.

La même année, je dus terminer mon service militaire, mais en raison de l’examen de diplôme, toute notre classe a obtenu une permission et l’autorisation de se rendre en Europe pour une brève période.

Ce fut mon premier contact avec l’Europe occidentale. Pour moi, ce fut une découverte. Budapest était une grande ville, et je connaissais Vienne. Mais c’était encore « l’Europe des Habsbourg », différente de l’Ouest.

Je me suis rendu à Rome, Florence, Stockholm et Paris. A Paris, j’ai demandé à être reçu par Le Corbusier, et obtenu son autorisation de visiter la Cité Radieuse. J’ai pris le bateau de Haïfa à Marseille et ai pu visiter le bâtiment.

C’est après cette « découverte » de l’Europe occidentale que j’ai repris mon service à l’armée et suis entré à l’équipe Technion. Vous avez largement traité de cette période dans votre article.

Pendant mon travail au Technion, et après mon divorce, je suis retourné en Europe pour mes vacances estivales. En Italie, France, Turquie, Grèce, Belgique, Hollande, dans les pays scandinaves, même en Allemagne et à Londres.

Ce qui m’intéressait à l’époque, ce n’était pas tellement l’architecture moderne, mais plutôt l’ancienne architecture médiévale (que nous n’avions pas en Hongrie), la manière dont les gens vivaient (à bien des égards, cela différait de la Hongrie ou d’Israël). En Israël, j’ai souvent visité Acre (Akko), voyant pour la première fois l’architecture arabe et me familiarisant, de loin, avec la manière de vivre des Arabes.

Au Technion, j’étais censé écrire une thèse de doctorat. J’ai choisi le sujet qui devait plus tard devenir L’architecture mobile, mais mon tuteur, le professeur [Alexander] Klein, a rejeté le projet.

En 1956, j’ai demandé par lettre à Alfred Roth l’autorisation d’assister au CIAM 10 à Dubrovnik. J’y ai participé.

A l’époque (et surtout vu le rejet de ma thèse par Klein), je pensais que mes idées étaient depuis longtemps choses banales pour les architectes occidentaux. C’est au CIAM que j’ai découvert qu’elles étaient « nouvelles ».

Les architectes plus âgés n’étaient pas intéressés, mais les jeunes m’ont montré de la sympathie. Günter Kühne, de Bauwelt a publié en 1957 mon premier article (d’enseignant) sur le sujet. Les jeunes architectes [Jerzy] Sołtan, [Rojer] Aujame, [Jan] Trapman et d’autres sont devenus mes amis et mes alliés.

De retour à Haïfa, je suis arrivé en retard au Technion (il n’y avait pas de vols depuis l’Europe en raison de la guerre de Suez). On m’a renvoyé.

J’ai reçu en réponse à mon article de nombreuses lettres d’architectes (jeunes) que je ne connaissais pas : [Frei] Otto, [Gunther] Günschel, un étudiant canadien, [Moshe] Safdie, et beaucoup d’autres.

L’année suivante, je suis retourné en Europe, à l’Interbau de Berlin, où j’ai rencontré [Frei] Otto et Günschel. A Paris, j’ai à nouveau rencontré Le Corbusier, et fait la connaissance de ma seconde femme, Denise [Charvein]. J’ai décidé de rester à Paris, et j’ai eu un projet avec Jean Prouvé (L’abri cylindrique), que j’ai matérialisé – en raison des difficultés financières de Prouvé – avec Jean-Pierre Pecquet, un ami de Trapman. 

A Paris, j’ai rédigé L’architecture mobile, en français. Il avait besoin d’être corrigé et c’est Denise qui s’en chargeait. Elle m’a également aidé par ses remarques de « connaisseuse », qui sortaient du professionnalisme des architectes.

En 1958, j’ai suggéré à quelques amis de fonder le Groupe d’études d’architecture mobile (GEAM)6. Mon idée pour ce groupe était que les futurs membres acceptent la théorie de « l’architecture mobile », mais en présentant leurs propres suggestions techniques, sans pour autant faire la même chose que moi. Je continue à suivre le même principe. Je commence par inventer de nouvelles voies, et ne crois pas que les personnes qui l’adoptent fassent du plagiat : je pense que ceux qui copient ajoutent quelque chose qui leur est propre. Je préfère diffuser une nouvelle approche, un « style », au lieu de matérialiser un seul objet. Je considère les matérialisations comme des « prototypes » qui démontrent la faisabilité technique de l’idée. C’est ce que j’ai fait avec les « cylindres », les « chaines spatiales », avec le « self-­planning » (l’autoplanification) par l’habitant, avec le « flatwriter », jusqu’à matérialiser ces projets au cours de ces dernières années.

En 1959, j’ai visité Israël avec Denise, que je voulais présenter à mes parents. Sur le bateau, au retour vers Marseille, nous avons eu l’idée que je devrais essayer de faire des films animés. Denise était éditrice de films et connaissait le côté technique de la profession.

Comme sujet, je songeais à African Tales (d’après Frobenius), à présenter par des dessins semblables à ceux de la première édition de L’architecture mobile. J’ai donc fait ma première image Mokenguè, d’après ce que Denise avait obtenu du laboratoire.

Ce film a été récompensé par une « Prime à la qualité », et par une somme substantielle. L’année suivante, j’ai reçu une commande de la télévision de l’Etat (ORTF) pour treize films du même genre. Pour trois ou quatre d’entre eux, j’ai à nouveau obtenu la « Prime à la qualité », et pour l’un d’eux le Lion d’or du Festival de Venise (Mostra) 1962 – catégorie court métrage.

Jusqu’en 1964, je vivais du revenu de mes films. En 1964, j’ai été pour la première fois invité aux Etats-Unis – à Harvard, au MIT et à la Columbia University, à titre de conférencier invité. J’ai continué ainsi jusqu’en 1972, et nous vivions de mon salaire américain. Je n’ai été payé comme architecte qu’en 1975, pour le projet Dubonnet7.

Les films étaient importants pour moi, non seulement sur le plan financier, mais ils déterminaient ma technique de dessin: simplification maximale. J’ai également appris à présenter une idée par une série de dessins sous-titrés. J’ai fait usage de cette technique pour mes livres, mes « manuels » (pour l’ONU et l’UNESCO), et pour mes actuels « diaporamas ».

Voici quelques remarques en passant :

« Mégastructure » est un mot que je refuse. Toute ville est une « mégastructure ». Ce terme est une invention de Banham. Reyner Banham a parlé de mes idées de manière fort ironique. Il a écrit dans Architecture Review8, à propos de mon idée (que j’appelle maintenant Metropole Europe, the Continent City) « Friedman’s Europe », insinuant que j’avais tiré l’idée de la Ville-Spatiale de la Tour Eiffel …

C’est mon ami Anthony Hill, artiste anglais et mathématicien, qui m’a intéressé à la théorie des graphes en 1960. J’ai présenté mon concept en visitant les USA en 1964, et Nicolas Negroponte était un étudiant qui assistait à mes conférences. Il a lui-même écrit cela dans la préface de mon livre (traduction anglaise publiée par MIT Press en 1975) intitulé Toward a Scientific Architecture9. Nous sommes devenus amis et plus tard, son groupe travaillait sur « Architecture-by-Yourself », un programme logiciel appelé « Yona ».

Le Groupe international d’architecture prospective (GIAP) était une sorte de « club » des amis de Michel Ragon, sans programme propre10. Dans ce club, mon meilleur ami, Nicolas Schöffer, était le seul à avoir des idées fort intéressantes. Nous avons eu de nombreuses discussions jusqu’à son décès.

Pour conclure, j’aimerais ajouter que mon travail et l’évolution de mes idées n’étaient pas planifiés mais guidés par des événements fortuits. Sans cela, je serais actuellement un architecte conventionnel à Budapest, certes s’intéressant à l’Europe occidentale en tant qu’intellectuel.

Ces événements m’ont obligé à suivre une autre voie ; je n’ai jamais eu l’occasion de « m’embourgeoiser ». Deux fois émigré, mis à la porte du Technion, surtout trompé par mon collègue à Angers, quittant mon poste à l’ONU lors du changement de recteur, etc. J’ai été contraint d’inventer ma propre ligne, bien qu’étant accommodant de nature. Je ne suis pas un lutteur…

Cher Manuel, considère cet écrit comme simple information complémentaire. Je serais heureux de m’entretenir personnellement avec toi de beaucoup de ces aspects. 

Avec toute mon amitié,

Yona Friedman11 

Yona Friedman est architecte, urbaniste, théoricien, et artiste actif à Paris.
Manuel Orazi est historien de l’architecture et rédacteur pour la maison d’édition Quodlibet.

 

 

Notes

1. Konrad Wachsmann, Wendepunkt im Bauen, Wiesbaden, Krausskopf, 1959. Le tournant de la construction : Structure et Design, Cleveland (OH), Reinhold, 1961.
2. Johan Wolfgang von Goethe, Zur Farbenlehre, Tübingen 1810.
3. Károly Kerényi, Préface de La Mythologie des Grecs, Zurich, Rhein 1951 ; The Gods of the Greeks, New York : Thames and Hudson, 1951.
4. Raoul Wallenberg (1912-1947) était un diplomate suédois célèbre pour avoir sauvé des dizaines de milliers de Juifs en Hongrie occupée par les nazis durant l’holocauste des nazis allemands et du Parti des Croix fléchées vers la fin de la Seconde Guerre mondiale.
6. GEAM : Groupe d’études d’architecture mobile, voir The Dilution of Architecture, op. cit., pp. 414-425.
7. The Dilution of Architecture, op. cit., p. 526.
8. Reyner Banham, Friedman’s Europe, dans Architectural Review, n° 795, mai 1963, p. 307. 
9. Yona Friedman, Pour une architecture scientifique, introduction de Philippe Sers, Paris, Belfond 1971 ; traduction anglaise, Toward a Scientific Architecture, Cambridge (MA), MIT Press, 1975.
10. GIAP : Groupe international d’architecture prospective, voir The Dilution of... op. cit., pp. 452-471.
11. Lettre de Yona Friedman à Manuel Orazi, Paris, 18 novembre 2014.

 

Yona Friedman. The Dilution of Architecture

Yona Friedman, né en 1923, est l’un des théoriciens de l’architecture les plus fascinants de notre époque. Ce livre offre l’aperçu le plus complet de son travail visionnaire.
L’ouvrage explore le processus de réflexion de Friedman. Il guide le lecteur à travers les projets et mouvements auxquels il a participé, de la construction architecturale provisoire dans les régions sinistrées à l’utopie architecturale, en passant par son concept de Ville Spatiale et ses plus récentes suggestions d’autoplanification, d’improvisation et d’architecture sans bâtiments.
Ce livre vient compléter une étude approfondie de Manuel Orazi avec plus de 700 croquis, dessins et documents sur l’œuvre de Friedman, le tout mis en perspective dans son contexte politique, intellectuel et artistique.
Yona Friedman, Manuel Orazi, Editeur Nader Seraj, publié par Park Books & Les Editions Archizoom, Zurich et Lausanne, 2015 / CHF 49

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