L'ir­ri­ga­tion en Inde et au Pa­kis­tan

Etats des lieux et mesures possibles

Malgré des progrès depuis le départ des Britanniques en 1947, l’irrigation et la consommation d’eau au Pakistan et en Inde vont au devant de gros problèmes. Depuis 30 ans, les efforts des gouvernements se sont relâchés. Avec la hausse de la population, la consommation moyenne d’eau par tête et par an a chuté au Pakistan de 5?000 m3 en 1950 à 1?200 en 2010, en Inde de 5?200 à 1?600. L’irrigation joue dans ces pays un rôle de premier plan : elle consume près de 90% de l’eau disponible au Pakistan et près de 80% en Inde, des pays dont respectivement 80% et 45% des terres cultivées sont irriguées.

Date de publication
21-03-2012
Revision
19-08-2015

L’arrière-plan géographique

De tout temps, l’irrigation par puits ou par canaux a joué un rôle considérable dans le monde indien (actuel Pakistan inclus). Elle sert d’appoint en cas de faible mousson et est quasi indispensable lors de la saison sèche, pour assurer deux récoltes par an sur un même sol. Sans irrigation, la presque totalité de la plaine de l’Indus serait stérile, du pied de l’Himalaya à l’Océan indien. Le Gange et ses affluents, de même que le Brahmaputra plus à l’est, ont beau bénéficier d’une mousson plus généreuse, l’irrigation y est souvent nécessaire. Si des rivières importantes sillonnent bien l’Inde péninsulaire, contrairement au Gange et à l’Indus dont les volumes sont très liés à la fonte des neiges et à la mousson, elles ne sont alimentées que par les pluies de cette dernière.
A ce handicap s’ajoute dans l’Inde péninsulaire la succession, d’ouest en est, de zones quasi désertiques, de vastes régions centrales aux pluies incertaines, souvent faibles. A l’est de la péninsule, les pluies permettent la culture du riz sans irrigation, mais avec des rendements médiocres. Contrairement aux plaines dotées de riches terres alluviales, l’Inde péninsulaire souffre de sols médiocres et érodés dans plusieurs régions. Quant aux puits, ils s’alimentent souvent dans une nappe phréatique incertaine.

L’œuvre des Britanniques

A partir du milieu du 19?e siècle, les Britanniques créent de vastes réseaux de canaux d’irrigation, profitant des deltas des fleuves sur la côte est (Godavari, Krishna, Cauvery), du Gange dans l’ouest de l’actuel Uttar Pradesh. Ils se surpassent dans le bassin de l’Indus, interconnectant les cinq rivières du Panjab, et dans le Sind, où ils inaugurent en 1932 une digue de dérivation sur l’Indus à Sukkur. Les canaux alimentent une superficie supérieure à celle irriguée par le Nil en Egypte.
Les villes, marchés, routes et chemins de fer accompagnent le progrès agricole. Les régions avancées sont devenues les greniers du monde indien, alors que les plaines de Bénarès au golfe du Bengale, florissantes sous les Grands Moghols (16-17e siècles), deviennent des lieux d’une extrême pauvreté où la croissance démographique, déjà lourde au départ, n’est guère contrebalancée par une agriculture semi-stagnante.

A l’heure des indépendances

Favorisé lors du partage de l’empire, le Pakistan obtient la zone ouest du Panjab et l’ensemble du Sind : les systèmes d’irrigation y couvrent quelque 70 % des terres cultivées, contre un peu moins de 20 % en Inde.
A partir de 1950, la croissance de la population s’accélère dans les deux pays. Cependant, le planisme familial mis en place en Inde ramène le taux de croissance de 2,2 % par an à 1,4 % aujourd’hui, aboutissant à une population de 1,2 milliard d’individus. Au Pakistan, jusqu’à peu, les élites dirigeantes négligent la question : après des pointes à 2,5 % voire 3 %, la croissance est aujourd’hui de 2 %, soit une population de 180 millions de personnes. Ainsi, la population du Pakistan quadruple de 1951 à 2011, alors qu’elle ne fait que tripler en Inde.
Dans les deux pays, la hausse des importations de céréales et les faibles niveaux de vie conduisent à l’adoption des premiers plans quinquennaux où l’irrigation est une priorité : construction de grands barrages assurant électricité et irrigation par canaux, multiplication des tubewells (puits tubés à pompe).
A partir de 1965, la Révolution verte (R.V., voir encadré) accentue les besoins en eau. L’irrigation et les infrastructures rurales engendrent une forte hausse de la production agricole, un recul de l’extrême pauvreté ou la création d’emplois locaux hors de l’agriculture (construction de maisons en dur, petites industries, commerce, transport).
Faute d’eau, les plateaux du Panjab pakistanais et l’Inde péninsulaire restent en marge de la R.V. et ne connaissent qu’un modeste développement. Quant aux vastes plaines de l’Inde orientale, pourtant propices à la R.V. (fortes pluies, potentiel d’irrigation), elles ne connaissent qu’un développement insuffisant, notamment en ce qui concerne l’irrigation, et restent le théâtre d’une pauvreté aiguë.
Conséquences de la R.V., l’Inde n’importe plus de grain. Elle exporte du riz et parfois du blé. Le Pakistan exporte aussi du riz, tout en important parfois du blé. Ces progrès permettent aux deux gouvernements d’acquérir et stocker du grain en prévision de calamités naturelles et pour des distributions aux indigents. 

Etat des lieux aujourd’hui

A partir de 1980, les investissements dans l’agriculture, l’irrigation et les infrastructures sont en baisse. Insuffisantes depuis longtemps, la faiblesse des dépenses d’entretien commence à se faire sentir, freinant la progression de l’agriculture, alors que près de 50 % des Indiens et 45 % des Pakistanais dépendent de ce secteur.
Au Pakistan, les canaux et les digues de dérivation perdent près de 65 % de l’eau qu’ils véhiculent (pertes normales 40 %) en raison d’un manque d’entretien. Les canaux ne suffisent plus à assurer l’élargissement des périmètres cultivés, ce qui conduit une prolifération de tubewells (environ 900 000 unités), pour la plupart privés. Après un bon départ stimulé par l’arrivée de l’électricité, meilleur marché que le diesel, les puits souffrent aujourd’hui du manque d’électricité devenu général dans le pays. Un autre souci, qui existait avant l’indépendance, concerne le waterlogging (excès d’eau), un phénomène de remontée des nappes phréatiques qui sont alimentées par les fuites des canaux. En traversant des terrains salés, l’eau accroit la salinité des terres. Depuis 1960, des travaux de drainage sont entrepris (lessivage des terres, baisse de la nappe par pompage dans les tubewells, drains horizontaux), mais 12 % des terres souffrent encore d’excès d’eau et affichent une salinité qui interdit toute culture.
Dans le Sind, l’usage des tubewells est souvent rendu impossible par une nappe phréatique saumâtre, alors que dans le bas Indus, ce sont les remontées de la mer qui affectent les récoltes. Au Panjab, des signes de saturation apparaissent, pouvant entraver le renouvellement des eaux souterraines. Quant aux grands barrages au nord du Pakistan, leur efficacité baisse du fait de leur ensablement.
Tous ces éléments rendent le Pakistan plus vulnérable aux années de sécheresse. A l’inverse, faute de digues, les fortes moussons se sont récemment traduites par d’importantes inondations : il faut ainsi remonter à 1920 pour trouver un équivalent à celles de 2010 qui ont affecté 20 millions d’habitants (sur un total de 180 millions), ravagé 2,4 millions d’hectares de coton et de riz et éliminé quelque 1,2 million de têtes de bétail.
En Inde, 45 % des terres sont (mal) irriguées, contre environ 80 % au Pakistan. Dans l’Inde péninsulaire, les tubewells et les pompes sur des puits ouverts couvrent une plus grande surface que les canaux, avec pour conséquence que l’agriculture consomme près de 20 % de l’électricité totale. Après avoir été un des principaux facteurs de croissance, l’électricité est devenue un obstacle. La pénurie d’électricité et l’entretien défectueux des réseaux de distribution sont tels que le courant est rationné à huit heures par jour ou moins dans les régions de R.V., alors qu’il est presque absent dans les plaines de l’est. Autre facteur qui avait joué un rôle important pour la croissance, les routes rurales ont vu leur progression ralentie, ce qui nuit à la commercialisation des produits agricoles et des livraisons d’intrants.
Enfin, la surexploitation de tubewells dans les greniers du nord-ouest (Panjab, Haryana, ouest Utter Pradesh) menace la recharge des nappes, ceci alors que les mesures pour limiter les forages tardent.

Litiges autour des grands projets

Dans les deux pays, les nouveaux projets d’irrigation, essentiellement des canaux, n’aboutissent pas dans les délais envisagés par manque de fonds publics ou du fait de litiges.
En Inde, les canaux principaux des grands projets sont achevés, mais les canaux secondaires et tertiaires qui doivent amener l’eau dans les champs se font attendre. De 7 millions d’hectares en 1984-85, l’écart entre le potentiel offert par les grands canaux et l’eau réellement distribuée par les canaux secondaires est monté à 14 millions d’hectares en 2008-09. A titre d’exemple, le district pauvre de Mayurbhanj en Orissa doit voir 95 000 hectares irrigués par des canaux sur la Subarnarekha. Les travaux ont commencé en 1982, mais en 2008, seule une partie du canal principal était visible. Les réseaux de canaux secondaires et tertiaires manquent à l’appel. Faute d’irrigation, le riz pluvial n’atteint qu’un rendement de l’ordre de 700 à 1 000 kg/ha décortiqué, un rendement qu’une bonne irrigation permettrait de tripler.
Au Pakistan, les projets en cours concernent 1,46 millions d’hectares. En dépit des controverses, il serait en outre urgent de relancer le programme par la construction de nouveaux grands barrages sur l’Indus. Les études pour le grand barrage de Kalabagh sur l’Indus en aval de Tarbela sont ainsi achevées depuis plus de 20 ans, mais sa réalisation est bloquée par les rivalités entre les provinces pakistanaises du Khyber Pukhtoon Khwa (ex NWFP), du Panjab et du Sind concernant la répartition des eaux. Un autre grand barrage devrait être créé sur l’Indus à Basham, dans les montagnes pakistanaises. Quant au barrage de Mangla à la frontière indo-pakistanaise, il est en cours de surélévation. Ces travaux sont d’autant plus urgents que les retenues d’eau dans le bassin de l’Indus représentent un très faible pourcentage des flux totaux. Voulus par le président Musharraf (1999-2008) ces projets battent  aujourd’hui de l’aile en raison d’instabilité politique. En Inde, des conflits d’intérêts similaires concernent plusieurs rivières, notamment dans le sud, ce qui retarde d’éventuels aménagements hydrauliques.
En 1960, sous l’égide de la Banque mondiale, le Pakistan et l’Inde s’étaient mis d’accord sur la répartition des eaux du bassin de l’Indus, qui avait été coupé lors du partage de l’Empire : en plus de l’Indus, le Pakistan a obtenu le Chenab et le Jhelum, alors que l’Inde devait bénéficier des rivières situées à l’est, Ravi, Beas, Sutlej. Des canaux de diversion (link canals) au Pakistan détournent une partie des eaux de l’Indus et des deux rivières vers les régions privées d’eau par l’Inde.
Le Pakistan s’est aussi opposé à la construction par l’Inde d’un barrage hydroélectrique (Bhaglihar). Ce conflit a été réglé par un arbitrage international à la satisfaction de l’Inde, moyennant quelques changements. Le Pakistan a depuis soulevé un autre cas, celui de Kishangana. Ces deux projets situés dans le Cachemire affectent les rivières allant au Pakistan.
A l’autre extrémité du sous-continent, dans le nord est, les Chinois nourrissent des projets pharaoniques : détourner une partie des eaux du Brahamaputra juste avant son entrée en Inde, pour alimenter le nord de la Chine sevrée d’eau. Il s’agirait d’un canal de 1 240 km, traversant six chaînes de montagnes et cinq fleuves( Chelanney, 2011:
chapitre 5). 

Mesures possibles

Réduire les importantes pertes des canaux et, selon les cas, des tubewells améliorerait bien sûr considérablement l’irrigation. De nouvelles techniques apparaissent sur une base encore modeste. Le système du goutte à goutte limite les pertes mais n’est concevable que pour des parcelles relativement limitées et consacrées à des cultures de gros rapport, comme les fruits et légumes. L’irrigation par aspersion pour de vastes espaces ne réduit les pertes que lorsque l’évaporation est faible, ce qui n’est souvent pas le cas en période chaude et sèche. De nombreuses techniques sont pratiquées dans les zones de plateaux non irrigués : éviter le ruissellement des pluies, digues anti-érosion, bassins ou lacs artificiels. Elles font l’objet de débats : les bénéfices escomptés étant parfois mis en question (Briscoe & Malik, 2006: pp.70-71). Même en cas de succès, on reste loin des avantages d’une bonne irrigation.
A signaler aussi qu’en Inde, des études sont faites depuis 1984 sur les liens possibles entre bassins, pour assurer une meilleure répartition de l’eau à l’échelle nationale ou régionale. Le principal projet toucherait la dérivation des eaux excédentaires du bas Gange et du Brahmaputra vers le sud de l’Inde. Des travaux plus modestes sont envisagés pour l’interconnexion de rivières dans la péninsule. Pour le moment, les coûts s’annoncent trop élevés et il faut bien sûr s’attendre à des litiges entre états.

Ultime point sombre

Ultime point sombre pour les deux pays : le réchauffement de la planète. Les glaciers de l’Himalaya et du Karakorum, dont dépendent les bassins de l’Indus et du Gange, donnent des signes de réchauffement. Si cette tendance s’accentue, elle aura de graves effets sur les systèmes d’irrigation.
En plus des problèmes liés à l’irrigation interviennent aussi le manque d’eau urbaine de qualité, le traitement insuffisant des eaux usées, la pollution des rivières.
Il ressort ainsi que la gravité des échéances hydrauliques dans le sous-continent devrait susciter une mobilisation massive des efforts pour mettre en place des solutions. Or, malgré les multiples sonnettes d’alarme depuis plus de vingt ans, les progrès sont faibles. Faut-il dès lors critiquer les élites dirigeantes des deux pays ? A voir l’insuffisance des mesures prises par les pays riches en matière de changements climatiques, on se sent mal placé pour sermonner Indiens et Pakistanais.

Gilbert Etienne est professeur hononaire d’économie du développement à IHEID

 

La Révolution verte

 

La Révolution verte est une politique de transformation des agricultures qui repose sur l’utilisation de variétés de céréales à hauts potentiels de rendement. Les semences utilisées réagissent mieux aux engrais chimiques que les variétés traditionnelles et ont un cycle de croissance plus court, ce qui facilite les doubles récoltes annuelles sur le même sol. Elles doivent être remplacées après 4 ou 5 ans, sinon les rendements baissent. Ce type de culture implique un recours conséquent aux engrais chimiques et exige donc un plus gros apport d’eau que les variétés traditionnelles sans engrais : les régions mal dotées en pluies et en potentiel d’irrigation ne peuvent bénéficier de la R.V.
Implantée au Mexique, en Inde et en Asie du Sud-est, la R.V. a évité que l’augmentation de la population se traduise par un accroissement des problèmes de malnutrition. En revanche, elle a aussi eu des effets plus négatifs sur l’environnement liés à l’usage d’engrais et de pesticides ainsi qu’à des besoins accrus en eau et en énergie. D’un autre côté, n’étant pas accessible à tous, elle a parfois accru les disparités sociales et favorisé l’exode rural dans certains pays.
Jacques Perret  Quelques rendementsCultures traditionnelles avec irrigation (kg/ha) : 
blé 1000-1300, riz décortiqué (2/3 du paddy) 1200-1400.
Cultures sous R.V. (kg/ha) : 
blé et riz 3000-4000 ou plus par récolte.
Cultures pluviales traditionnelles (kg/ha) : 
blé 400-900 ; riz 700-1000 ; sorgho 400-700.

 

Étiquettes

Sur ce sujet