L’ossature bois, à la rescousse de l’humanité
La construction à ossature bois tient le premier rôle dans trois pavillons nationaux de la Biennale de Venise 2021: les États-Unis, la Finlande et le Japon. Trois pavillons; trois continents; trois thèmes transversaux pour hisser ce matériau – qui connaît actuellement une pénurie – et cette méthode de construction – trop souvent reniée – au rang d’architecture.
Lorsqu’on pense aux bâtiments à ossature bois, une image très nette peut venir à l’esprit, celle des six axonométries du manuel Construire l’architecture d’Andrea Deplazes: la construction en ossature bois (timber frame construction), les charpentes à claire-voie (balloon frame construction), l’ossature à plateforme (platform frame construction), la construction en panneaux (panel construction), la construction en rondins (log construction) et enfin celle en cadre (frame construction).
Les pavillons du Japon, des États-Unis et de la Finlande abordent frontalement le bois et sa mise en œuvre. Non pas, comme l’aurait fait Laugier avec sa cabane primitive, au sens de préfiguration des ordres classiques, comme une sorte de proto-architecture, mais au contraire dans ce que la construction bois a de plus banal et de moins distinctif: la construction de logements de masse. Ainsi, la production exposée n’appartient pas au vernaculaire, mais à la culture industrielle. Elle ne naît pas d’un pseudo-romantisme néorural, mais d’un besoin pressant de bâtir – vite, et à bas coût.
Pavillon des États-Unis, American Framing
Avec son exposition American Framing, le pavillon des États-Unis rend hommage à une technique de construction sous-évaluée dans le discours académique architectural, mais qui représenterait 90 % de la production des maisons américaines. «La tradition de la construction bois aux États-Unis naît à l’origine à Chicago, autour de 1830, parallèlement à une expansion démographique», nous a expliqué l’architecte et commissaire Paul Preissner. «La plupart des personnes qui vivaient là étaient des immigrés venus d’Allemagne et de Scandinavie, qui avaient été élevés dans la tradition de la construction bois. Leurs méthodes étaient adaptées à un type de bois dur; mais sur place, ils n’avaient à disposition que du bois résineux.» Ce type de bois, plus tendre, possède cependant plusieurs avantages: tout d’abord il est plus léger, ce qui facilite son transport et sa mise en œuvre. De plus il est plus aisé à travailler, car il requiert des outils et des techniques plus simples. Enfin, le bois résineux pousse en quinze ans, alors qu’il en faut soixante au bois dur.
Pour les curateurs Paul Andersen et Paul Preissner, la construction bois est «si rapide et si facile», qu’elle autorise une manipulation des proportions, un jeu de la répétition, un détournement de l’ordinaire. C’est d’ailleurs ce qu’ils ont décidé de proposer pour la Biennale, en fermant la forme en U du pavillon néoclassique par une construction en ossature bois à échelle réelle. Un manifeste construit qui joue avec certains éléments du pavillon existant – le fronton est ainsi repris par une série d’ouvertures triangulaires, le rythme de la colonnade est resserré dans la trame bois. Les visiteurs peuvent pénétrer dans cette nouvelle façade, la gravir, l’habiter un instant, et surplomber les Giardini.
Rendre exceptionnelle la banalité, telle est la poésie insolite des photographies de Chris Strong: ce charpentier cow-boy, juché sur une poutre comme sur un cheval; ces maisons en chantier dans des banlieues américaines. Il y vibre quelque chose du possible, du non-fini, quand seuls le rythme et la transparence de la structure bois marquent l’horizon, avant que les autres étapes du chantier n’interviennent – l’isolation, le revêtement de lambris, les fenêtres, puis, enfin, la voiture sagement rangée devant le garage. C’est ce moment de l’entre-deux qui fascine et qui est décrit en images et en maquettes.
Alors bien sûr, ce ne sont pas les détails d’assemblage de la construction en ossature bois qui intéressent les curateurs du pavillon des États-Unis, mais plutôt son aspect générique, répétitif, automatique. En faisant un arrêt sur image de cette étape du chantier, c’est une recherche à la Learning from Las Vegas qui s’ouvre entre parenthèses: une manière de critiquer la standardisation de l’architecture réalisée en ossature bois et de l’ouvrir à de nouvelles réinterprétations.
Pavillon de la Finlande, New Standards
Après les États-Unis, l’exposition New Standards du pavillon de la Finlande, faussement modeste, hisse la standardisation de la construction à ossature bois à un niveau supérieur, en présentant le travail de la compagnie Puutalo Oy (Timber Houses Ltd.).
Rien de bien révolutionnaire, de prime abord, dans ce film promotionnel de 1948 de l’entreprise intitulé Nyt valmistamme talon (Maintenant nous construisons une maison) et qui présente, étape après étape, le chantier d’une villa. Une construction à partir d’éléments standardisés et numérotés, d’apparence si simple que l’on se verrait bien la réaliser, le week-end, dans son jardin, avec quelques amis. Se prendre de passion pour les détails d’emboîtement du plancher, pour les panneaux préfabriqués des murs, pour les «bandes de joint à double tranchant brevetées très pratiques», dont la forme ondulée n’a rien à envier aux vases Aalto, et enfin s’imaginer poser du papier peint que l’on coupe au cutter le long du cadre de la fenêtre.
Pourtant Puutalo n’est pas une entreprise lambda: Puutalo, c’est 120 000 constructions – écoles, hôpitaux, dortoirs et maisons familiales –, édifiées entre 1940 et 1955, exportées dans plus de 30 pays différents, et pour nombre d’entre elles encore occupées 80 ans plus tard. Si cette technique de construction était issue à l’origine d’une situation de crise – loger en Finlande les 420 000 réfugiés qui avaient fui leur pays suite à l’annexion de la Carélie occidentale par l’URSS –, la compagnie est ensuite devenue un exportateur mondial de villas préfabriquées en bois. Le récit de cette usine mondiale de la construction bois nous invite à réfléchir sur la globalisation historique de cette technique, alors qu’on invoque aujourd’hui les «circuits courts» et la pénurie.
Pavillon du Japon, Co-ownership of Action: Trajectories of Elements
L’idée du pavillon du Japon est de déplacer à Venise une «maison japonaise extrêmement ordinaire en bois»1, puis de la remonter dans une banlieue d’Oslo. La maison en question a été édifiée en 1954, dans une période de l’après-guerre marquée par une forte pénurie de logements, en raison des bombardements des villes, mais également par une dissolution de l’industrie japonaise. Cette perte de produits standardisés a poussé le pays à réexplorer ses savoir-faire locaux: charpentiers et artisans ont contribué à l’édification de nombreuses maisons, aujourd’hui caractérisées par un très haut niveau d’artisanat, et dans lesquelles ont été progressivement intégrés, à mesure que le pays se reconstruisait, de nouveaux matériaux industrialisés (comme les tatamis en polystyrène). La plupart de ces maisons sont aujourd’hui vétustes, abandonnées, et doivent être démolies.
En déconstruisant une maison ordinaire, en analysant et scannant en 3D ses éléments, en travaillant avec des artisans locaux vénitiens pour reproduire certains assemblages historiques développés par les charpentiers japonais des années 1950, puis en les déposant à Venise, le pavillon du Japon devient la scène d’une démonstration hors du commun: l’une des ressources premières de la planète n’est peut-être pas la forêt, la carrière ou la mine, mais bien les constructions existantes, notamment celles des régions en voie de déclin, comme ici au Japon. Le pavillon suggère ici que l’architecte n’est pas un constructeur, mais également un professionnel formé dans l’accompagnement du processus architectural, qui sans cesse recompose, dans un continuum «enraciné dans le passé, lié au futur et possédé par nous tous».
L’ossature bois est le nouveau commun
Les trois pavillons ont en commun d’associer à la construction bois des valeurs «égalitaires», voire «démocratiques» en raison de son coût accessible et de son déploiement à grande échelle. Tous les trois subliment une technique, qui, lorsqu’elle est standardisée, est trop souvent méprisée par l’architecture de haut rang. Cependant, si les trois pays utilisent l’ossature bois comme pivot d’articulation de leurs discours, leurs résolutions diffèrent.
Le bois: matériau à l’impact prétendument léger sur l’environnement; matériau que l’on croyait roi du circuit-court, mais dont la pénurie mondiale actuelle souligne son inscription dans la logique d’un marché mondialisé; matériau qui porte en lui les ferments de nouvelles logique et esthétique constructives.
À l’heure où nous écrivons ces lignes, le pavillon lauréat du Lion d’or de la Biennale de Venise 2021 n’est pas connu: mais nul doute que le pavillon du Japon de cette année le mérite. Car au-delà d’un étalage de type catalogue, il propose une performance, une expérience sur la réutilisation, la longévité et l’adaptabilité d’une technique de mise en œuvre et d’un matériau qui cherche à défier la logique de consommation contemporaine. Pour laisser le dernier mot aux curateurs du pavillon japonais, «la trajectoire d’une architecture construite, démantelée et reconstruite est la plateforme même où les gens coexistent. L’architecture est le produit commun d’innombrables personnes transcendant le temps et l’espace.» Une plateforme, au sens d’un système sur lequel s’appuyer pour faire et penser la manière avec laquelle nous voulons vivre ensemble.
Note
1 Vidéo d’introduction du projet japonais (également pour citations suivantes).